Des récits en géographie
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Si depuis les ouvrages de Paul Veyne (1971), Michel de Certeau (1975) et Paul Ricœur (1983), le récit est associé aux réflexions sur l’écriture de l’histoire, il n’en va pas de même en géographie où le récit conserve un statut second en dépit d’une certaine actualité scientifique.
À l’École, on reconnaît ce statut second à l’absence du récit dans les programmes de géographie du collège (2016) et du lycée (2019), absence tempérée par quelques occurrences dans les documents d’accompagnement en collège. Il y est présenté comme un outil pour développer les pratiques des langages, tout en étant classé du côté des textes ; ce qui s’avère réducteur au regard des pratiques scientifiques et sociales que nous allons examiner. Il lui est aussi reconnu une fonction de document, principalement pour l’enseignement de l’habiter en classe de sixième.
En linguistique, le récit est compris comme la représentation d’un ensemble d’événements, sous la forme d’une histoire qui permet au lecteur de les ressaisir en un tout signifiant (Adam, 1996). Cette définition met en avant trois propriétés. Premièrement, le récit suppose une narration : il s’agit de raconter quelque chose à quelqu’un. Deuxièmement, il nécessite un accord des protagonistes sur la valeur ou l’intérêt de cette narration, sur le genre de discours narratif auquel peut être rattaché l’énoncé (un récit de science-fiction, un récit de voyage, etc.). Troisièmement, l’accent est mis sur la dimension séquentielle de l’énoncé : pour parler de récit, il faut au minimum deux propositions temporellement ordonnées formant alors une histoire.
Cette définition propre à la linguistique textuelle doit être « dépliée » dans ses acceptions spécifiques pour la géographie. Elle doit aussi être questionnée, notamment parce que la dimension spatiale n’y apparaît pas explicitement. C’est ce que ce texte se propose de faire en envisageant successivement le récit comme un objet d’étude, comme un outil de communication et comme un mode de pensée en géographie.
Mais cette revue de travaux s’adresse aussi, lorsque cela paraît pertinent, à la géographie à l’école. Il s’agit alors de souligner la dimension politique du récit, au croisement d’enjeux de formation critique et de socialisation.
En quoi les questionnements épistémologiques, méthodologiques et éthiques rencontrés autour du récit dans la géographie scientifique (c’est-à-dire pratiquée par des chercheurs géographes) invitent-ils à réflexion, interrogation et ouverture pour la géographie scolaire ?
1. Le récit production sociale
Le récit est tout d’abord une production sociale et, à ce titre, peut intéresser les géographes. Tous les récits ne présentent peut-être pas un égal intérêt pour la discipline, mais trois propriétés peuvent être mises en exergue d’un point de vue géographique.
Il n’est tout d’abord pas de récit sans espace narratif, c’est-à-dire sans la spatialité des personnages qui « ancrent » le récit qui les met en scène. Sans la mettre en avant dans la définition synthétique qu’il a donnée du récit, Jean-Michel Adam évoque cette spatialité : « Les récits ne peuvent se passer d’un minimum de description des acteurs, des objets, du monde, du cadre de l’action. Les données descriptives, qu’il s’agisse de simples indices ou fragments descriptifs plus longs, semblent avoir pour fonction essentielle d’assurer le fonctionnement référentiel du récit et de lui donner le poids d’une réalité » (ibid., p. 46). D’un point de vue géographique, il n’est donc pas d’histoire qui se raconte sans qu’un espace narratif ne soit déployé dans l’énonciation. C’est ce déploiement qui intéressera plus particulièrement les géographes, ce qu’après Christophe Meunier, on appellera la spatiogénèse (encadré 1).
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En élargissant le propos, on peut avec Michel de Certeau considérer ainsi que « Tout récit est un récit de voyage, une pratique de l’espace. À ce titre, il intéresse les tactiques quotidiennes, il en fait partie, depuis l’abécédaire de l’indication spatiale (« c’est à droite », « prenez à gauche »), amorce d’un récit dont les pas écrivent la suite, jusqu’aux « nouvelles » de chaque jour (« Devine qui j’ai rencontré chez le boulanger ? »), au « journal » télévisé (« Téhéran : Khomeiny de plus en plus isolé… »), aux légendes (les Cendrillon dans les chaumières) et aux histoires contées (souvenirs et romans de pays étrangers ou de passés plus ou moins lointains » (de Certeau, 1990, p. 171).
Deuxième propriété que l’on peut formuler en prolongeant les propos de Paul Ricœur pour lequel tout récit porte au langage une expérience. Chez le philosophe, cette dernière est attachée à la dimension temporelle : « Le monde déployé par toute œuvre narrative est toujours un monde temporel. Ou […] le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative ; en retour le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle » (Ricœur, 1983, p. 17). Pourtant, ainsi que nous l’avons vu, toute narration suppose le déploiement d’un espace narratif ; c’est donc que le récit peut « faire signification » entre les humains, dans cette mesure où il articule aussi les structures de l’expérience spatiale du monde. On le perçoit intuitivement dans la citation précédente de Michel de Certeau, dont les mots restituent l’expérience spatiale d’un monde passé (la France des années 1960-1970). Aujourd’hui les échanges qui font « l’abécédaire de l’indication spatiale » sont médiés par les outils numériques de géolocalisation et de géovisualisation. La production et la diffusion d’informations s’est mondialisée, spécialisée et a diversifié ses supports : le « journal télévisé » n’est plus qu’un des pourvoyeurs d’images du monde. Tout récit porte donc au langage une expérience commune de l’espace, une expression de la condition spatiale de l’existence. Cette proposition sous-tend notamment les travaux de géographie littéraire, car « l’écrivain, par son attention au langage et au monde, peut restituer en quoi consiste la spatialité, dans sa richesse et sa complexité » (Rosemberg, 2016).
Enfin, troisième propriété, reprise de Paul Veyne et Paul Ricœur, le récit permet à son auteur de produire une rationalité, une mise en intrigue, un « mélange très humain et très peu « scientifique » de causes matérielles, de fins et de hasards » (Veyne, 1996, p. 51). La distance que les guillemets installent dans le maniement du qualificatif de « scientifique » indique que le récit relève du raisonnement naturel, ce que le linguiste Jean-Michel Adam identifie également : « La "logique" narrative me semble parfaitement cernée par [Roland] Barthes lorsqu’il parle d’elle comme d’une logique très impure […] liée à nos façons de raisonner et pas du tout aux lois du raisonnement formel » (Adam, 1996, p. 92). Cette propriété incite les géographes à rapprocher le récit de l’action humaine envisagée par eux dans ses implications spatiales. « Agir exige de synthétiser l’hétérogène, d’établir une congruence entre les choses, les hommes et les événements et d’énoncer un récit — total ou partiel — de cette expérience sociale, maîtrisée, contrôlée, intégrée par l’individu, in fine, grâce à la compétence narrative » (Lussault, 2001, p. 149). Les géographes s’intéressent alors à la fonction performative des récits, au fait que certains acteurs, en certaines occasions, fabriquent l’espace qu’ils représentent, dans le moment et le lieu même où ils le « racontent ». Que l’on songe aux panneaux publicitaires des promoteurs immobiliers, aux supports de campagne de candidats à des élections municipales ou aux installations d’art contemporain dans l’espace public.
Dans les pratiques de recherche en géographie, deux cas de figure sont à distinguer : les récits qui préexistent à la recherche et les récits produits en situation de recherche. Dans le premier cas, les chercheurs constituent les récits en corpus et les analysent au regard d’hypothèses et de grilles de lecture propres.
Dans le second cas, celui du récit produit à l’initiative des chercheurs, le récit ne préexiste pas à la rencontre avec les personnes pendant le processus de recherche : il ne peut s’agir que d’une co-production. Ce type de sollicitation concerne des personnes, pratiques et espaces mal connus, peu visibles, souvent assimilés à la notion de marges et/ou confrontés à des politiques publiques inadaptées. L’enjeu de connaissance est tel que des méthodologies aptes à soutenir ces narrations se sont diversifiées, sans pour autant cesser d’être questionnées, réflexivement, par les chercheurs (encadré 2).
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2. Le récit écriture de recherche
Le récit est aussi une des dimensions de l’écriture scientifique, en particulier de l’écriture publiée sans laquelle il n’est pas de recherche reconnue. Aucun des genres de l’écrit scientifique (article, communication, thèse) n’échappe à la part de récit que ne peut manquer de solliciter la restitution d’une démarche de connaissance (encadré 3).
Précisons que narration et description ne peuvent être aisément disjointes dans un texte, fût-il scientifique. En linguistique, le rapport entre ces deux catégories est étudié dans le « fonctionnement » du texte. « À la différence du dialogue qui ne ralentit pas la vitesse du récit, la description comme le commentaire introduit un ralentissement au niveau de l’histoire et une sorte d’excroissance au niveau du texte […] À l’ordre linéaire d’enchaînement des événements, succède un ordre tabulaire et le dévidement d’un lexique plus ou moins prévisible » (Adam, 1996, p. 51). D’un point de vue géographique, c’est l’expression de la spatialité prise dans ce jeu entre narration et description qui intéresse et est exploitée dans l’écriture. Pour Vincent Berdoulay, « pour peu que la mise en ordre du monde [dans une description ou une explication] se déploie dans le temps, que des séries de causes et d’effets soient énoncées, le récit recommence à se manifester » (Berdoulay, 2000, p. 118). Et il n’est pas jusqu’à la description de paysages qui introduise une part de récit. Didier Mendibil a montré comment le traitement iconographique vidalien use d’une « poétique qui anime les choses » (Mendibil, 2000, p. 88), privilégiant l’expression d’une spatialité en mouvement, comme s’il s’agissait de « restituer par les mots les impressions qu’éprouve le promeneur lorsqu’il en observe un paysage » (ibid., p. 90).
Mais le récit ne peut être associé au seul langage écrit. Le linguiste le précise d’emblée : « la narrativité ne dépend pas du support figuratif. Une séquence d’images (fixes ou mobiles), un mélange images-texte (bande dessinée, publicité), un texte écrit ou encore un message oral inséré dans une conversation peuvent également raconter » (Adam, 1996, p. 9-10). « Cartes et récits nous racontent donc bien tous deux des histoires enrichies de nos propres expériences. En cela chaque carte raconte autant d’histoires qu’elle a de lecteurs », nous disent Sébastien Caquard et Thierry Joliveau en ouverture d’un numéro de la revue M@ppemonde intitulé « Penser et activer les rapports entre cartes et récits ». À l’articulation de la narrativité et de la pratique de la carte, l’écriture géographique est questionnée entre autres sur sa capacité à restituer les dimensions émotionnelles et sensibles des rapports entre récits et lieux, à mettre en formes cartographiques l’expérience des mobilités (cartes narratives par exemple) ou encore à installer des dispositifs collaboratifs de mise en cartes de récits conjuguant production de connaissance et restauration d’une capacité narrative chez des personnes fragilisées.
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3. Le récit mode de connaissance
Enfin, le récit en géographie – et on le voit déjà avec l’écriture de recherche – est un mode de connaissance, une façon de mettre en cohérence des éléments divers et hétérogènes, pour reprendre le fil de la pensée de Paul Veyne et de Paul Ricœur. Il est à la fois « structure de sens et forme d’expression, qui se déploie dans le texte, dans l’argumentation elle-même » (Berdoulay, 2000, p. 120). Inextricablement mêlé à la description et à l’explication, le récit répond à une logique d’argumentation, il est une forme d’organisation cognitive des données du monde (encadré 3).
Un certain nombre de thèses de géographie, particulièrement en géographie sociale et culturelle, peut être analysé au filtre de la notion de récit ; ce qui ne veut pas dire qu’elles doivent être ramenées à la seule fonction narrative ! Néanmoins, il s’agit bien, pour un grand nombre de géographes, à l’instar des anthropologues, d’« emporter la conviction [du lecteur] au moyen de récits consacrés à la façon dont vivent les autres et présentés ni comme des contes sur des événements qui ne se sont pas déroulés, ni comme des listes de phénomènes mesurables produits par des forces calculables » (Geertz, 1996, p. 140). Or, cette nécessité d’emporter la conviction suppose d’articuler dans l’écriture trois niveaux où intervient une logique narrative (Nonnon, 1995) : 1° celui de l’action impliquant le chercheur, action qu’il restitue comme auteur, ce que l’on appellera le « terrain » ; 2° celui de la mise en forme d’une quête de rationalité, ce que l’on peut appeler une expérience heuristique, où l’exposé des raisons et des circonstances dans lesquelles des choix méthodologiques et d’interprétation sont faits peut localement prendre un tour narratif ; 3° celui de l’organisation d’une interlocution avec le lecteur, car il s’agit bien que ce dernier puisse ressaisir en un tout signifiant, pour reprendre les mots de notre définition initiale, un ensemble d’événements « de terrain » et heuristiques dont la thèse est tramée (encadré 3).
4. Le récit d’une mise à l’épreuve
Un certain nombre de textes de géographie se constitue ainsi en récits scientifiques d’une mise à l’épreuve du chercheur.
C’est le cas des articles à valence méthodologique et éthique qui interrogent les manières d’être et de faire en recherche. La mise en récit est une condition facilitante du dévoilement à soi et pour autrui d’enjeux de connaissance. Si l’inattendu surgit dans des conditions toujours singulières, imprévisibles, les questions posées ont besoin de l’écriture pour être élaborées et trouver une résolution. Parmi ces questions : celles liées à l’engagement des chercheurs, à la distanciation, au risque d’instrumentalisation des chercheurs par des acteurs puissants (financeurs, politiciens, cadres administratifs, etc.) ou des personnes interrogées par les chercheurs (Opillard, 2019 ; Bernardie-Tahir et Schmoll, 2012 ; Morelle et Ripoll, 2009).
C’est aussi le cas des essais d’égo-géographie, textes « de nature auto-référentielle dans lequel un.e géographe retrace le déroulement de sa carrière (un cursus) en articulant des dimensions autobiographiques et scientifiques » (Calbérac et Volvey, 2015, p. 6). Yann Calbérac et Anne Volvey en soulignent l’enjeu épistémologique : « questionner l’articulation entre le sujet (dimensions subjectives de la recherche, enjeu subjectif identitaire dans la recherche) et le scientifique (pratique-méthodologie, écriture-, objet), ce qui nous conduit à non seulement reconnaître la place, mais à étudier le travail de toutes les dimensions du sujet dans la construction des savoirs scientifiques » (p. 8-9). Toutes les habilitations à diriger des recherches (HDR) ne sont pas des égo-géographies, mais elles consistent souvent en récits par lesquels leur auteur interroge ce rapport entre dimension subjective et scientifique, entre trajectoire biographique et champ de savoirs universitaires.
Dans Une géographie socioculturelle, Yves Raibaud cherche comment « la géographie que j’ai pratiquée (au début, comme Monsieur Jourdain, sans le savoir) peut « s’exprimer » dans le contexte culturel de la géographie française ou internationale » (Raibaud, 2009, p. 3) et considère in fine que « reconstruire les filiations en décrivant une possibilité de faire une géographie socioculturelle critique, pragmatique, "praxéologique", ouvre des perspectives » (ibid., p. 217). L’ambition performative est plus explicite encore chez Valérie Jousseaume dont l’HDR s’intitule Plouc Pride. Un récit pour les campagnes. « Ce livre est un récit pour les campagnes. Il est une réflexion sur la place des territoires et le rôle de l’aménagement dans la transition. Il est né de mes rencontres avec les habitants des campagnes, les élus ruraux, les acteurs des collectivités locales, mais aussi les étudiants de géographie de l’université de Nantes, les lycéens des écoles d’agriculture, etc. C’est pour eux qu’il a été écrit » (Jousseaume, 2020, p. 180).
En somme, ces récits scientifiques témoignent d’une mise à l’épreuve du chercheur sur le « terrain » de son engagement, de sa volonté d’agir – sur le monde scientifique et le monde tout court –, et de sa fidélité à un projet intellectuel inséparablement subjectif et scientifique.
5. Multiplicité des récits, nécessité du récit scientifique
Comme forme de la connaissance, le récit participe à la structuration du champ de la géographie scientifique. Plouc Pride est un contre-récit du Tous urbains portés par des géographes, mais aussi des statisticiens, des fonctionnaires territoriaux et des politiques. Une géographie socioculturelle est un récit pour le décloisonnement des approches culturelles en géographie. Peut-être ces textes appartiennent-ils à un registre intermédiaire entre le grand récit ((Au sens d’une grande théorie qui permet de légitimer le discours scientifique qui se fonde sur elle.)), qui ne parvient plus « à assurer la cohésion d’une communauté désormais éclatée au gré des objets, des régions étudiées ou des méthodes mises en œuvre » et les « micro-récits […] produits au sein des communautés interprétatives […] où ils gardent toute leur signification et leur efficacité performative » (Calbérac, 2015).
Mais les récits sont majoritairement situés hors du champ scientifique où leurs propriétés sont utilisées à d’autres fins que la production de connaissances.
On pense aux récits d’action de la politique urbaine, plus largement aux récits qui accompagnent l’aménagement des territoires. « La procédure de mise en intrigue semble bien active au sein de tout projet territorial : l’urbaniste, par exemple, doit assurer la synthèse de l’hétérogène — le monde et sa complexité — et proposer de l’inédit — le projet urbanistique. Les élus, quant à eux, mettent en place des rhétoriques téléologiques qui fournissent le sens — à la fois l’orientation et la signification — de la politique urbaine, et cela constitue une de leurs fonctions essentielles » (Lussault, 2001, p. 149). Si un récit national de l’aménagement du territoire n’est plus de mise en France, il est possible de s’interroger, au sujet de l’exercice de prospective Territoires 2040, sur le « commun [qui] se dégage de la diversité des efforts prospectifs [et qui] sans produire pour autant un récit volontaire, donne des clés générales pour la lecture des processus producteurs d’avenir, qu’ils soient avérés ou incertains » (Vanier, 2015). Dans le même temps, à la faveur des réformes territoriales et sur fond d’intégration européenne et de mondialisation financière, les récits liés à l’aménagement et au développement territorial se sont multipliés : récits des territoires versus récits des métropoles, récit néolibéral de la compétitivité versus récit de l’innovation locale. Les géographes sont conviés à réfléchir sur l’espace comme « régime de visibilité des substances sociales » (Lussault, 2003), le récit s’inscrivant dans la matérialité des lieux pour visibiliser l’action politique ou économique et légitimer les acteurs qui la portent.
Les récits littéraires – roman policier, science-fiction, heroic fantasy, bande dessinée, littérature jeunesse, etc. – sont objets d’investigation pour ce qu’ils permettent de comprendre de l’expérience de l’espace et des lieux. « En l’incarnant dans la pratique d’un lieu, dans la rencontre effective d’une personne et d’un lieu, l’écrivain montre comment s’éprouve l’espace ; il ne dit pas ce qu’est la spatialité, il la montre en action » (Rosemberg, 2016). C’est cette spatialité montrée en action(s) qui constitue le récit. L’approche qualifiée de géocritique met en résonance et en discussion des notions, figures et pratiques littéraires avec des concepts, modèles et démarches d’analyse géographique. Le dialogue est fécond, par exemple, entre la créolisation chez Édouard Glissant et les approches de la mondialisation en géographie (Rosemberg, 2016), entre des récits littéraires construits par fragments et les représentations cartographiques unifiantes prisées en géographie (Desbois, 2016 ; Rosemberg et Troin, 2017).
L’économie libérale ouvre la possibilité d’innombrables récits produits par et pour des acteurs marchands. La mobilité généralisée des personnes, des informations, des produits et des capitaux, s’accompagne d’une prolifération de récits brefs, répétés sur des supports d’information (numériques ou non, mobiles ou non). Ces récits annoncent des transformations spatiales du monde en même temps qu’ils y œuvrent par leur story-stelling d’entreprise. La force de ces récits réside dans leur capacité auto-réalisatrice. Leur crédibilité dépend de l’habileté des agences publicitaires à les mettre en forme. Dans le monde marchand comme dans celui de la réputation (il peut s’agir autant d’entreprises que de territoires qui cherchent à les accueillir), les récits manifestent le régime de compétition qui opposent entre eux des acteurs et des territoires. Pour les acteurs opposés à ce référentiel géoéthique (Brennetot, 2010) de la mise en concurrence de tous, ces récits en appellent d’autres sur le mode de la contradiction politique, scientifique et citoyenne (encadré 4).
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Enfin, il existe une famille de récits d’appropriation du territoire qui affirme ou questionne l’existence géographique des sociétés nationales. Ils sont l’équivalent géographique de l’idée de récit national en histoire. Devenu, au moins sur le plan éditorial, un lieu de mémoire (Nora, 1997) Le Tour de la France par deux enfants est un récit d’appropriation du territoire français, la narration d’une « épreuve physique de l’espace » (Ozouf et Ozouf, 1997, p. 280) qui est aussi une occasion d’apprentissage de l’unité nationale. Autre moment, autres récits : les Voyages en France publiés au seuil des années 2010 (Audeguy, 2011 ; Bailly, 2011 ; Dupin, 2011) répondent au Débat sur l’identité nationale organisé par le gouvernement Fillon en 2009-2010. Une question simple, éminemment géographique, rassemble leurs auteurs : où aller pour connaître cette société française dont le pouvoir semble vouloir dicter la définition ? Jean-Christophe Bailly amorce ainsi son propos : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui […] Mon idée fut que pour m’approcher de la pelote de signes enchevêtrés mais souvent divergents formés par la géographie et l’histoire, par les paysages et les gens, le plus simple était d’aller voir sur place, autrement dit de visiter et de revisiter le pays » (Bailly, 2011, p. 7). Depuis, les mobilisations sociales et les révoltes populaires se succèdent sur fond de représentations médiatiques simplificatrices, sans que les programmes de géographie n’abordent de front la question de la fabrique spatiale ou territoriale de la nation. Le saupoudrage de questions spécifiques sur la France pendant les trois années du lycée (2019) pour pertinent qu’il soit dans sa perspective d’approfondir et contextualiser les problématiques générales au programme, n’élucide pas la question de savoir quel(s) récit(s) construire avec les élèves, en classe de géographie, s’agissant de la France (Thémines, 2016).
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Lignes de fuite
Trois enjeux peuvent être esquissés pour « terminer », comme trois lignes de fuite autour desquelles ne cesse(ron)t de se recomposer les termes de l’équation liant récit, espace et action :
1° l’enjeu de la capacité narrative des personnes et des collectifs. Il n’est pas de socialisation, encore moins d’émancipation, sans capacité des personnes à s’inscrire dans des récits qui les relient à leur propre vie comme à celle des autres, dans un groupe restreint ou étendu (une ou plusieurs nations, une ou plusieurs diasporas par exemple). Si on en comprend bien l’enjeu à travers la géographie scientifique des mobilisations citoyennes, des personnes sans domicile fixe ou encore des voyageurs en situation de demande d’asile ou ayant obtenu le statut de réfugié (Mekdjian, 2016), il n’est pas sans importance de le penser pour l’enseignement de la géographie, confronté à l’inégale distribution sociale des ressources narratives chez les adolescents ;
2° l’enjeu des formes de récits possibles/à reconnaître/à inventer. S’il permet l’arrivée au langage de l’expérience et favorise la réflexivité des sujets, le récit ne peut qu’être affecté dans ses formes par les dynamiques contemporaines, où les identités individuelles et collectives se font et se défont dans un monde en mouvement. Ce ne sont pas seulement les mots, mais aussi les catégories spatiales des administrations et des disciplines (scientifiques et scolaires) qui sont mises en discussion dans de nouveaux récits qui restent à écrire. Il s’agirait alors de solliciter l’expression narrative de spatialités où opèrent des transactions entre soi et autrui (au pluriel), soi et soi (des passés recomposés, des futurs possibles, un présent tendu entre mouvement perpétuel et décélération). La géographie scolaire est questionnée : les recommandations de récits associées à l’habiter peuvent se lire comme une ouverture vers des récits d’expérimentation de ces espaces/moments de transaction, d’hésitation, d’indétermination. Mais les récits possibles dépassent l’habiter (les spatialités) pour venir questionner les catégories d’assignation identitaire et spatiale auxquels il est ancré par les programmes scolaires : les continents, le Nord et le Sud, les centres et les périphéries ;
3° l’enjeu de l’attention et de l’inventivité méthodologique. Tandis que les acteurs marchands n’hésitent pas à « plier » l’espace à leurs récits tout en énonçant à travers eux leurs systèmes de valeurs, la responsabilité d’autres acteurs littéraires, artistiques, scientifiques, scolaires, citoyens est de leur apporter la contradiction et d’installer les conditions de récits émancipateurs. Deux de ces conditions sont : l’inventivité méthodologique nécessaire pour discuter et déjouer les catégories et les récits prêts à l’emploi (encadré 4) ; l’attention aux effets sur les personnes de tout acte narratif. Le récit en géographie ne peut donc être cantonné au rôle d’opérateur d’apprentissages langagiers (surtout restreint au texte) ou de document. Il est de l’espace en action, une pratique d’espace à part entière et non le reflet, la seule représentation de pratiques déjà là ou d’espaces existants dans un autre monde, à côté de la classe de géographie. C’est parce qu’il est de l’ordre de la performance (spatiale) - que nous le reconnaissions ou non - que le récit revêt de l’importance en classe de géographie.
Bibliographie
- Adam, Jean-Michel, 1996, Le récit, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. Que sais-je ?
- Audeguy, Stéphane (dir.), 2011, Un tour de la France, Paris, Gallimard.
- Bailly, Jean-Christophe, 2011, Le dépaysement. Voyages en France, Paris, Seuil.
- Berdoulay, Vincent, 2000, « Le retour du refoulé. Les avatars modernes du récit géographique », dans Lévy Jacques et Lussault Michel, Logiques de l’espace, esprit des lieux. Géographies à Cerisy, Paris, Belin, p. 111-126.
- Bernardie-Tahir, Nathalie et Schmoll, Camille, 2012, « La voix des chercheur(-e)s et la parole du migrant », Carnets de géographes, 4.
- Brennetot, Arnaud, 2010, « Pour une géoéthique. Éléments d'analyse des conceptions de la justice spatiale », L’Espace géographique, 1.
- Calberac, Yann et Volvey, Anne, 2014, « Introduction : j’égo-géographie », Géographies et Cultures, 89-90, p. 5-32.
- Calbérac, Yann, 2015, « Le terrain : la fin d’un grand récit ? », Bulletin de l’association de géographes français, 92-1.
- Caquard, Sébastien et Joliveau, Thierry, 2016, « Penser et activer les relations entre cartes et récits », M@ppemonde.
- De Certeau, Michel, 1975, L’Écriture et l’Histoire. Paris, Gallimard, 368 p.
- De Certeau, Michel, 1990 [1980], L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard.
- Desbois Henri, 2016, « La carte et le texte, une lecture géographique des « Rochers errants » (Ulysse, de Joyce, chapitre 10) », L’Espace géographique, 4.
- Dupin, Eric, 2011, Voyages en France, Paris, Seuil.
- Geertz, Clifford, 1996, Ici et Là-bas. L’anthropologue comme auteur, Paris, Métailié.
- Jousseaume V., 2020, Plouc Pride. Récit pour les campagnes. HDR, Université Toulouse Jean Jaurès.
- Lussault, Michel, 2003, « Action », dans : Lévy Jacques et Lussault Michel (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés humaines, Paris, Belin, p. 42-43.
- Lussault, Michel, 2001, « Temps et récit des politiques urbaines », dans Paquot Thierry, Le quotidien urbain, Paris, La Découverte, p. 145-166.
- Mekdjian, Sarah, 2016, « Les récits migratoires sont-ils encore possibles dans le domaine des Refugee Studies ? Analyse critique et expérimentation de cartographies créatives », ACME: An International E-Journal for Critical Geographies, 15 (1).
- Mendibil, Didier, 2000, « Paul Vidal de la Blache, le « dresseur d’images ». Essai sur l’iconographie de la France, tableau géographique (1908) », dans Robic Marie-Claire (dir.), Le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache, Paris, CTHS Editions, p. 77-105.
- Meunier, Christophe, 2014, Quand les albums parlent d’espace. Espaces et spatialités dans les albums pour enfants, Thèse de géographie, Université de Lyon.
- Morelle, Marie et Ripoll, Fabrice, 2009, « Les chercheur-es face aux injustices : l’enquête de terrain comme épreuve éthique », Annales de géographie, 665-666, 157-168.
- Nonnon, Elisabeth, 1995, « Les interactions lecture-écriture dans l'expérience d'une écriture professionnelle : le mémoire des professeurs débutants », Pratiques : linguistique, littérature, didactique, 86, p. 93-122.
- Nora, Pierre (dir.), 1997, Les lieux de mémoire, Paris, Quarto Gallimard.
- Opillard, Florian, 2019, « Entrer en terrain (en) militant », Carnets de géographes, 12.
- Ozouf, Jacques et Ozouf, Mona, 1997, « Le Tour de la France par deux enfants ». Dans : Nora, p. (dir.) Les lieux de mémoire, Paris, Quarto Gallimard, p. 277-302.
- Raibaud, Yves, 2009, Une géographie socioculturelle, HDR, Université Michel de Montaigne – Bordeaux III.
- Ricœur, Paul, 1983, Temps et récit 1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Editions du Seuil.
- Rosemberg, Muriel, 2016, « La spatialité littéraire au prisme de la géographie », L’Espace géographique, 4.
- Rosemberg, Muriel et Troin, Florence, 2017, « Cartographie du Marseille d’un héros de roman policier (Total Khéops de J.-C. Izzo) », Mappemonde, 121.
- Thémines, Jean-François, 2016, « La géographie du collège à l’épreuve des récits », EchoGéo, 37.
- Veyne, Paul, 1996 (1ère éd. 1971), Comment on écrit l’histoire, Paris, Gallimard.
Jean-François THÉMINES
Professeur des universités en géographie, Université de Caen Normandie, INSPÉ Normandie Caen.
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Jean-François Thémines, « Des récits en géographie », Géoconfluences, février 2021. |
Pour citer cet article :
Jean-François Thémines, « Des récits en géographie », Géoconfluences, février 2021.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-espaces-scolaires/geographie-a-l-ecole/recits