Des récits en géographie

Publié le 10/02/2021
Auteur(s) : Jean-François Thémines, professeur des universités - université de Caen Normandie, INSPÉ Normandie Caen

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Alors que le récit est couramment associé à l'histoire, cet article examine, sous divers angles, sa place dans la géographie. Tout récit se déploie dans un espace, narratif et social. Le récit est aussi une pratique pour accéder à la connaissance de l'espace, et il peut même être une méthode de recherche. L'écriture de recherche s'en empare d'ailleurs à plusieurs niveaux. Le récit scientifique peut enfin déconstruire les récits d'acteurs, qui ont souvent une dimension performative.

Bibliographie | citer cet article

Si depuis les ouvrages de Paul Veyne (1971), Michel de Certeau (1975) et Paul Ricœur (1983), le récit est associé aux réflexions sur l’écriture de l’histoire, il n’en va pas de même en géographie où le récit conserve un statut second en dépit d’une certaine actualité scientifique. 

À l’École, on reconnaît ce statut second à l’absence du récit dans les programmes de géographie du collège (2016) et du lycée (2019), absence tempérée par quelques occurrences dans les documents d’accompagnement en collège. Il y est présenté comme un outil pour développer les pratiques des langages, tout en étant classé du côté des textes ; ce qui s’avère réducteur au regard des pratiques scientifiques et sociales que nous allons examiner. Il lui est aussi reconnu une fonction de document, principalement pour l’enseignement de l’habiter en classe de sixième. 

En linguistique, le récit est compris comme la représentation d’un ensemble d’événements, sous la forme d’une histoire qui permet au lecteur de les ressaisir en un tout signifiant (Adam, 1996). Cette définition met en avant trois propriétés. Premièrement, le récit suppose une narration : il s’agit de raconter quelque chose à quelqu’un. Deuxièmement, il nécessite un accord des protagonistes sur la valeur ou l’intérêt de cette narration, sur le genre de discours narratif auquel peut être rattaché l’énoncé (un récit de science-fiction, un récit de voyage, etc.). Troisièmement, l’accent est mis sur la dimension séquentielle de l’énoncé : pour parler de récit, il faut au minimum deux propositions temporellement ordonnées formant alors une histoire.

Cette définition propre à la linguistique textuelle doit être « dépliée » dans ses acceptions spécifiques pour la géographie. Elle doit aussi être questionnée, notamment parce que la dimension spatiale n’y apparaît pas explicitement. C’est ce que ce texte se propose de faire en envisageant successivement le récit comme un objet d’étude, comme un outil de communication et comme un mode de pensée en géographie.

Mais cette revue de travaux s’adresse aussi, lorsque cela paraît pertinent, à la géographie à l’école. Il s’agit alors de souligner la dimension politique du récit, au croisement d’enjeux de formation critique et de socialisation.

En quoi les questionnements épistémologiques, méthodologiques et éthiques rencontrés autour du récit dans la géographie scientifique (c’est-à-dire pratiquée par des chercheurs géographes) invitent-ils à réflexion, interrogation et ouverture pour la géographie scolaire ?

 

1. Le récit production sociale

Le récit est tout d’abord une production sociale et, à ce titre, peut intéresser les géographes. Tous les récits ne présentent peut-être pas un égal intérêt pour la discipline, mais trois propriétés peuvent être mises en exergue d’un point de vue géographique.

Il n’est tout d’abord pas de récit sans espace narratif, c’est-à-dire sans la spatialité des personnages qui « ancrent » le récit qui les met en scène. Sans la mettre en avant dans la définition synthétique qu’il a donnée du récit, Jean-Michel Adam évoque cette spatialité : « Les récits ne peuvent se passer d’un minimum de description des acteurs, des objets, du monde, du cadre de l’action. Les données descriptives, qu’il s’agisse de simples indices ou fragments descriptifs plus longs, semblent avoir pour fonction essentielle d’assurer le fonctionnement référentiel du récit et de lui donner le poids d’une réalité » (ibid., p. 46). D’un point de vue géographique, il n’est donc pas d’histoire qui se raconte sans qu’un espace narratif ne soit déployé dans l’énonciation. C’est ce déploiement qui intéressera plus particulièrement les géographes, ce qu’après Christophe Meunier, on appellera la spatiogénèse (encadré 1).

 
Encadré 1. Spatiogénèse ou la dimension spatiale de tout récit

Pour définir la notion de spatiogénèse, Christophe Meunier s’appuie sur le récit de la création dans la Genèse. « Pour que le récit commence, pour que l’histoire s’enclenche, il faut rompre avec ce paradigme spatial circulaire et clos [du jardin] : il faut transgresser l’interdit de sorte que la femme et l’homme se retrouvent expulsés du jardin [d’Eden]. Dès lors, le moteur spatial est lancé : franchissement d’une frontière, exil, trajectoire et déterritorialisation » (Meunier, 2014, p. 152). D’autres spatiogénèses privilégient le ressort de l’attente qui invite à l’exploration intime des lieux d’un confinement (le Balcon en forêt de Julien Gracq) ou « l’éternel retour » souvent évoqué par les narrateurs perdus dans les « zones neutres » des romans de Patrick Modiano. Dans tous les cas cependant, une rupture est bien posée pour les protagonistes avec le « paradigme spatial » qui a précédemment régi leur condition.

Document 1. Spatiogénèse : Adam et Ève chassés du paradis

Jean-François Thémines — spatiogénèse

Photographie : Anne-Laure Le Guern, Richelieu (37), août 2020.

Voici ce récit représenté sur un vitrail ordinaire, dans l’église de Richelieu (Indre-et-Loire). En bas, le jardin clos, l’arbre de la connaissance, Adam et Ève, établis là par Dieu. En haut, Adam et Ève sont renvoyés. Ils franchissement la clôture du jardin (le mur), suivant la direction indiquée par l’ange ; ils foulent déjà un sol aride. L’espace, inconnu et inquiétant, s’ouvre devant eux.

Tout récit, quel que soit la pratique privilégiée (textuelle, iconotextuelle, filmique, cartographique, d’installation matérielle, etc.) implique, comporte ou comprend cette spatiogénèse. Michel de Certeau s’est attaché à voir, dans les micro-récits du quotidien, des tactiques par lesquelles l’organisation établie, visible et contrôlée depuis un lieu de pouvoir, peut être déjouée.

Document 2. Micro-récits depuis un portail d’entrée d’école, vue d’ensemble et détails
Jean-François Thémines — école confinement message élèves enseignants lien
Jean-François Thémines — école confinement message élèves enseignants lien Jean-François Thémines — école confinement message élèves enseignants lien Jean-François Thémines — école confinement message élèves enseignants lien

Photographies : Jean-François Thémines, avril 2020

Prenons l’exemple de cette entrée d’école (Ecole des Drakkars de Cormelles-le-Royal, Calvados). Nous sommes en avril 2020, pendant la première période de confinement liée à la gestion sanitaire de la pandémie de Covid-19.  L’école est fermée : il est interdit d’y travailler. La communication scolaire emprunte les voies numériques prévues par le Ministère. Mais élèves, parents et professeurs se mettent aussi en relation au moyen d’un accrochage de dessins, d’objets et de mots. Ce dispositif multimodal constitué sur le lieu habituel des conversations et du passage de relais des parents aux professeurs ou aux personnels municipaux permet un récit dont nous avons récolté ici quelques fragments. Il faudrait y ajouter les déplacements de celles et ceux qui sont venus accrocher tout cela, les discussions auxquelles les accrochages ont donné lieu. Un récit d’attachement à l’école, à ses personnels et au quartier.


 

En élargissant le propos, on peut avec Michel de Certeau considérer ainsi que « Tout récit est un récit de voyage, une pratique de l’espace. À ce titre, il intéresse les tactiques quotidiennes, il en fait partie, depuis l’abécédaire de l’indication spatiale (« c’est à droite », « prenez à gauche »), amorce d’un récit dont les pas écrivent la suite, jusqu’aux « nouvelles » de chaque jour (« Devine qui j’ai rencontré chez le boulanger ? »), au « journal » télévisé (« Téhéran : Khomeiny de plus en plus isolé… »), aux légendes (les Cendrillon dans les chaumières) et aux histoires contées (souvenirs et romans de pays étrangers ou de passés plus ou moins lointains » (de Certeau, 1990, p. 171).

Deuxième propriété que l’on peut formuler en prolongeant les propos de Paul Ricœur pour lequel tout récit porte au langage une expérience. Chez le philosophe, cette dernière est attachée à la dimension temporelle : « Le monde déployé par toute œuvre narrative est toujours un monde temporel. Ou […] le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative ; en retour le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle » (Ricœur, 1983, p. 17). Pourtant, ainsi que nous l’avons vu, toute narration suppose le déploiement d’un espace narratif ; c’est donc que le récit peut « faire signification » entre les humains, dans cette mesure où il articule aussi les structures de l’expérience spatiale du monde. On le perçoit intuitivement dans la citation précédente de Michel de Certeau, dont les mots restituent l’expérience spatiale d’un monde passé (la France des années 1960-1970). Aujourd’hui les échanges qui font « l’abécédaire de l’indication spatiale » sont médiés par les outils numériques de géolocalisation et de géovisualisation. La production et la diffusion d’informations s’est mondialisée, spécialisée et a diversifié ses supports : le « journal télévisé » n’est plus qu’un des pourvoyeurs d’images du monde. Tout récit porte donc au langage une expérience commune de l’espace, une expression de la condition spatiale de l’existence. Cette proposition sous-tend notamment les travaux de géographie littéraire, car « l’écrivain, par son attention au langage et au monde, peut restituer en quoi consiste la spatialité, dans sa richesse et sa complexité » (Rosemberg, 2016).

Enfin, troisième propriété, reprise de Paul Veyne et Paul Ricœur, le récit permet à son auteur de produire une rationalité, une mise en intrigue, un « mélange très humain et très peu « scientifique » de causes matérielles, de fins et de hasards » (Veyne, 1996, p. 51). La distance que les guillemets installent dans le maniement du qualificatif de « scientifique » indique que le récit relève du raisonnement naturel, ce que le linguiste Jean-Michel Adam identifie également : « La "logique" narrative me semble parfaitement cernée par [Roland] Barthes lorsqu’il parle d’elle comme d’une logique très impure […] liée à nos façons de raisonner et pas du tout aux lois du raisonnement formel » (Adam, 1996, p. 92). Cette propriété incite les géographes à rapprocher le récit de l’action humaine envisagée par eux dans ses implications spatiales. « Agir exige de synthétiser l’hétérogène, d’établir une congruence entre les choses, les hommes et les événements et d’énoncer un récit — total ou partiel — de cette expérience sociale, maîtrisée, contrôlée, intégrée par l’individu, in fine, grâce à la compétence narrative » (Lussault, 2001, p. 149). Les géographes s’intéressent alors à la fonction performative des récits, au fait que certains acteurs, en certaines occasions, fabriquent l’espace qu’ils représentent, dans le moment et le lieu même où ils le « racontent ». Que l’on songe aux panneaux publicitaires des promoteurs immobiliers, aux supports de campagne de candidats à des élections municipales ou aux installations d’art contemporain dans l’espace public.

Dans les pratiques de recherche en géographie, deux cas de figure sont à distinguer : les récits qui préexistent à la recherche et les récits produits en situation de recherche. Dans le premier cas, les chercheurs constituent les récits en corpus et les analysent au regard d’hypothèses et de grilles de lecture propres.

Dans le second cas, celui du récit produit à l’initiative des chercheurs, le récit ne préexiste pas à la rencontre avec les personnes pendant le processus de recherche : il ne peut s’agir que d’une co-production. Ce type de sollicitation concerne des personnes, pratiques et espaces mal connus, peu visibles, souvent assimilés à la notion de marges et/ou confrontés à des politiques publiques inadaptées. L’enjeu de connaissance est tel que des méthodologies aptes à soutenir ces narrations se sont diversifiées, sans pour autant cesser d’être questionnées, réflexivement, par les chercheurs (encadré 2).

 
Encadré 2. Méthodologies narratives

L’expression regroupe des pratiques diverses, situées dans des champs de spécialité et des courants multiples. Elle désigne l’ensemble des démarches, dispositifs, façons d’être et de faire qui permettent d’enclencher, soutenir, recueillir l’expression narrative d’une expérience productrice d’espace.

La situation la plus « simple » de co-production d’un récit est celle de l’entretien. La diversité est de mise : multiplicité des références et traditions constituées dans les sciences humaines et sociales ; variété des cadres épistémologiques de référence qui déterminent les manières d’appréhender la dimension spatiale (Mekdjian, 2016) ; multiplicité des objets travaillés à l’articulation des espaces d’enquête, des politiques publiques et des vies des personnes.

Pour amorcer et soutenir la narration, l’entretien peut démarrer sur une photographie proposée par le chercheur ou qu’il a demandé à la personne d’amener, voire de réaliser (Bignante, 2010) [voir photographie ci-dessous], un dessin ou une carte mentale (Zeneidi-Henry, 2002). Les entretiens collectifs, voire l’alternance ou la complémentarité d’entretiens individuels et collectifs, ont leur intérêt (Chantraine et al., 2012).  Les entretiens peuvent être conduits à plusieurs moments, de manière à faciliter la reprise et l’élaboration d’un discours sur les rapports à l’espace, sur la perception des situations (Devanne, 2009). Les éléments d’un premier récit peuvent être traités par le chercheur et traduits en un autre langage, pour réactiver le discours lors d’un second entretien (récit de vie spatialisé) (Martouzet et al., 2010).

Lorsqu’on recherche une certaine épaisseur biographique, des méthodologies proches de l’histoire de vie sont mises en place, par exemple dans les récits de lieux de vie qui explorent la sensibilité et le rapport aux lieux (Mathieu et al., 2004) ou dans la restitution de trajectoires migratoires qui prend en compte les changements d’état de santé, de parentalité, de situation économique (Gasquet-Blanchard et Hoyez, 2015).

Les méthodologies incluant une mobilité des enquêtés en même temps que des chercheurs produisent également des récits d’espaces propres à cerner les dimensions sensorielle, émotionnelle, affective, imaginaire, cognitive des rapports à l’espace en action. Il peut s’agir de parcours commentés (Thibaud, 2001), iconographiques (Le Guern et Thémines, 2012), multisensoriels (Manola, 2013), augmentés (Feildel et al., 2016).

Mais les trajets des objets conduisent aussi le chercheur à être mobile et à produire un récit à partir de bouts de récits livrés par les acteurs rencontrés le long d’un réseau, par exemple de valorisation de bouteilles de plastique (Desvaux, 2014) ou de production d’œuvres d’un plasticien internationalement connu (Ithurbide, 2019).

Le développement de recherches collaboratives amène des hybridations et des mises en situation originales, souvent à l’articulation des sciences sociales et des arts visuels (dispositifs de recherche-création). Il peut s’agir, entre autres, de dispositifs de cartographie participative (Burini, 2012), de cartographies narratives et sensibles (Mekdjian et Olmedo, 2016), de méthodes audiovisuelles partagées (Buire, Garçon et Torkaman-Rad, 2019).

Document 3. Une photographie commentée, amorce de récit

Jean-François Thémines — isolement de la directrice d'école

La photographie a été demandée par le chercheur avec un titre et un commentaire. La demande de textualisation vise à mettre l’enquêtée en position d’analyse, pour favoriser le démarrage d’un entretien collectif autour de photographies apportées par une équipe de professeurs d’école primaire. La recherche est conduite sur les modifications d’espaces du travail enseignant lors de la mise en place de la réforme des rythmes scolaires (2013-2014). La présentation collective des images permet de construire un récit local de cette mise en œuvre, du point de vue d’une équipe enseignante. La directrice choisit l’ironie pour décrire l’intensification, produite par la réforme, du travail des personnes ayant mission de direction d'école (source : une équipe d’école rencontrée en 2014 par l'auteur).

Références citées

 

2. Le récit écriture de recherche

Le récit est aussi une des dimensions de l’écriture scientifique, en particulier de l’écriture publiée sans laquelle il n’est pas de recherche reconnue. Aucun des genres de l’écrit scientifique (article, communication, thèse) n’échappe à la part de récit que ne peut manquer de solliciter la restitution d’une démarche de connaissance (encadré 3).

Précisons que narration et description ne peuvent être aisément disjointes dans un texte, fût-il scientifique. En linguistique, le rapport entre ces deux catégories est étudié dans le « fonctionnement » du texte. « À la différence du dialogue qui ne ralentit pas la vitesse du récit, la description comme le commentaire introduit un ralentissement au niveau de l’histoire et une sorte d’excroissance au niveau du texte […] À l’ordre linéaire d’enchaînement des événements, succède un ordre tabulaire et le dévidement d’un lexique plus ou moins prévisible » (Adam, 1996, p. 51). D’un point de vue géographique, c’est l’expression de la spatialité prise dans ce jeu entre narration et description qui intéresse et est exploitée dans l’écriture. Pour Vincent Berdoulay, « pour peu que la mise en ordre du monde [dans une description ou une explication] se déploie dans le temps, que des séries de causes et d’effets soient énoncées, le récit recommence à se manifester » (Berdoulay, 2000, p. 118). Et il n’est pas jusqu’à la description de paysages qui introduise une part de récit. Didier Mendibil a montré comment le traitement iconographique vidalien use d’une « poétique qui anime les choses » (Mendibil, 2000, p. 88), privilégiant l’expression d’une spatialité en mouvement, comme s’il s’agissait de « restituer par les mots les impressions qu’éprouve le promeneur lorsqu’il en observe un paysage » (ibid., p. 90).

Mais le récit ne peut être associé au seul langage écrit. Le linguiste le précise d’emblée : « la narrativité ne dépend pas du support figuratif. Une séquence d’images (fixes ou mobiles), un mélange images-texte (bande dessinée, publicité), un texte écrit ou encore un message oral inséré dans une conversation peuvent également raconter » (Adam, 1996, p. 9-10). « Cartes et récits nous racontent donc bien tous deux des histoires enrichies de nos propres expériences. En cela chaque carte raconte autant d’histoires qu’elle a de lecteurs », nous disent Sébastien Caquard et Thierry Joliveau en ouverture d’un numéro de la revue M@ppemonde intitulé « Penser et activer les rapports entre cartes et récits ». À l’articulation de la narrativité et de la pratique de la carte, l’écriture géographique est questionnée entre autres sur sa capacité à restituer les dimensions émotionnelles et sensibles des rapports entre récits et lieux, à mettre en formes cartographiques l’expérience des mobilités (cartes narratives par exemple) ou encore à installer des dispositifs collaboratifs de mise en cartes de récits conjuguant production de connaissance et restauration d’une capacité narrative chez des personnes fragilisées.

 
Encadré 3. L’enchâssement des récits dans une thèse de géographie

Prenons le cas de la thèse d’Adeline Pierrat sur Les lieux de l’ordure de Dakar et Addis-Abäba.

Un premier niveau de récit est de l’ordre de la relation d’une rencontre. Il comporte des fragments de narration (prises de contact, découverte des lieux par l’auteure), des citations longues d’entretiens constituant d’autres fragments narratifs, des photographies dont les titres et commentaires évoquent également une relation au « terrain », des notations relatives aux problèmes de translitération et traduction de termes vernaculaires et des figures résumant la stratégie d’élaboration de données (schéma de « la progression des enquêtes de terrain », p. 50).

La thèse raconte aussi une « quête de rationalité » (Nonnon, 1995). Cela prend la forme d’un récit en plein texte : la mise en place de l’état de l’art, l’explicitation des apports d’une alternance des terrains entre Addis-Abeba et Antananarivo, la patiente reconstitution du processus de transformation des déchets urbains. Mais le processus apparaît aussi dans les marges du texte ; les remerciements où sont campés les personnages qui comptent : « À travers ce texte, je témoigne à Roland Pourtier toute mon admiration. Son regard de géographe de « l’Afrique », m’a fasciné depuis la rue St Jacques. Il a suivi mes pérégrinations sur les décharges, et j’ai suivi ses traces, sans m’en rendre compte [etc.] », les coulisses qu’ouvre la reprise d’un carnet de recherches (notes sur la façon dont les enquêtes sont conduites, p. 465). 

Enfin, la thèse est un récit par l’articulation et l’enchâssement des deux niveaux de récits précédents dans un troisième niveau qui organise l’interlocution avec le lecteur. L’organisation du texte joue là le rôle le plus important : le plan de la thèse, les titres des parties, les intertitres, les articulations. Jamais le texte de recherche ne ressemble plus à un récit de découverte ou de voyage qu’avec ce niveau-là. C’est ici la découverte des acteurs d’un secteur informel qui traite et valorise les déchets mieux que le secteur formel, le dévoilement de la centralité spatiale de ce secteur dans les périphéries des métropoles, et celui de sa mise à mal par des projets de valorisation institutionnelle pourtant inadaptés aux demandes locales.

La matérialité de l’objet thèse n’est pas à négliger. La couverture est une invitation à entrer dans le monde qu’elle donne à voir : le choix de la photographie comme une fenêtre ouverte sur des lieux où nous allons suivre le récit qu’en fait l’auteure.

Document 4. Couverture de la thèse d'Adeline Pierrat

Adeline Pierrat - Les lieux de l'ordure de Dakar et d'Addis Abeba 2014 couverture

>>> Voir la thèse d’Adeline Pierrat, 2014, Les lieux de l’ordure de Dakar et Addis-Abäba. Territoires urbains et valorisation non institutionnelle des déchets dans deux capitales africaines, Université de Paris 1.


 

3. Le récit mode de connaissance

Enfin, le récit en géographie – et on le voit déjà avec l’écriture de recherche – est un mode de connaissance, une façon de mettre en cohérence des éléments divers et hétérogènes, pour reprendre le fil de la pensée de Paul Veyne et de Paul Ricœur. Il est à la fois « structure de sens et forme d’expression, qui se déploie dans le texte, dans l’argumentation elle-même » (Berdoulay, 2000, p. 120). Inextricablement mêlé à la description et à l’explication, le récit répond à une logique d’argumentation, il est une forme d’organisation cognitive des données du monde (encadré 3).

Un certain nombre de thèses de géographie, particulièrement en géographie sociale et culturelle, peut être analysé au filtre de la notion de récit ; ce qui ne veut pas dire qu’elles doivent être ramenées à la seule fonction narrative ! Néanmoins, il s’agit bien, pour un grand nombre de géographes, à l’instar des anthropologues, d’« emporter la conviction [du lecteur] au moyen de récits consacrés à la façon dont vivent les autres et présentés ni comme des contes sur des événements qui ne se sont pas déroulés, ni comme des listes de phénomènes mesurables produits par des forces calculables » (Geertz, 1996, p. 140). Or, cette nécessité d’emporter la conviction suppose d’articuler dans l’écriture trois niveaux où intervient une logique narrative (Nonnon, 1995) : 1° celui de l’action impliquant le chercheur, action qu’il restitue comme auteur, ce que l’on appellera le « terrain » ; 2° celui de la mise en forme d’une quête de rationalité, ce que l’on peut appeler une expérience heuristique, où l’exposé des raisons et des circonstances dans lesquelles des choix méthodologiques et d’interprétation sont faits peut localement prendre un tour narratif ; 3° celui de l’organisation d’une interlocution avec le lecteur, car il s’agit bien que ce dernier puisse ressaisir en un tout signifiant, pour reprendre les mots de notre définition initiale, un ensemble d’événements « de terrain » et heuristiques dont la thèse est tramée (encadré 3).

 

4. Le récit d’une mise à l’épreuve

Un certain nombre de textes de géographie se constitue ainsi en récits scientifiques d’une mise à l’épreuve du chercheur. 

C’est le cas des articles à valence méthodologique et éthique qui interrogent les manières d’être et de faire en recherche. La mise en récit est une condition facilitante du dévoilement à soi et pour autrui d’enjeux de connaissance. Si l’inattendu surgit dans des conditions toujours singulières, imprévisibles, les questions posées ont besoin de l’écriture pour être élaborées et trouver une résolution. Parmi ces questions : celles liées à l’engagement des chercheurs, à la distanciation, au risque d’instrumentalisation des chercheurs par des acteurs puissants (financeurs, politiciens, cadres administratifs, etc.) ou des personnes interrogées par les chercheurs (Opillard, 2019 ; Bernardie-Tahir et Schmoll, 2012 ; Morelle et Ripoll, 2009).

C’est aussi le cas des essais d’égo-géographie, textes « de nature auto-référentielle dans lequel un.e géographe retrace le déroulement de sa carrière (un cursus) en articulant des dimensions autobiographiques et scientifiques » (Calbérac et Volvey, 2015, p. 6). Yann Calbérac et Anne Volvey en soulignent l’enjeu épistémologique : « questionner l’articulation entre le sujet (dimensions subjectives de la recherche, enjeu subjectif identitaire dans la recherche) et le scientifique (pratique-méthodologie, écriture-, objet), ce qui nous conduit à non seulement reconnaître la place, mais à étudier le travail de toutes les dimensions du sujet dans la construction des savoirs scientifiques » (p. 8-9). Toutes les habilitations à diriger des recherches (HDR) ne sont pas des égo-géographies, mais elles consistent souvent en récits par lesquels leur auteur interroge ce rapport entre dimension subjective et scientifique, entre trajectoire biographique et champ de savoirs universitaires.

Dans Une géographie socioculturelle, Yves Raibaud cherche comment « la géographie que j’ai pratiquée (au début, comme Monsieur Jourdain, sans le savoir) peut « s’exprimer » dans le contexte culturel de la géographie française ou internationale » (Raibaud, 2009, p. 3) et considère in fine que « reconstruire les filiations en décrivant une possibilité de faire une géographie socioculturelle critique, pragmatique, "praxéologique", ouvre des perspectives » (ibid., p. 217). L’ambition performative est plus explicite encore chez Valérie Jousseaume dont l’HDR s’intitule Plouc Pride. Un récit pour les campagnes. « Ce livre est un récit pour les campagnes. Il est une réflexion sur la place des territoires et le rôle de l’aménagement dans la transition. Il est né de mes rencontres avec les habitants des campagnes, les élus ruraux, les acteurs des collectivités locales, mais aussi les étudiants de géographie de l’université de Nantes, les lycéens des écoles d’agriculture, etc. C’est pour eux qu’il a été écrit » (Jousseaume, 2020, p. 180).

En somme, ces récits scientifiques témoignent d’une mise à l’épreuve du chercheur sur le « terrain » de son engagement, de sa volonté d’agir – sur le monde scientifique et le monde tout court –, et de sa fidélité à un projet intellectuel inséparablement subjectif et scientifique.

 

5. Multiplicité des récits, nécessité du récit scientifique

Comme forme de la connaissance, le récit participe à la structuration du champ de la géographie scientifique. Plouc Pride est un contre-récit du Tous urbains portés par des géographes, mais aussi des statisticiens, des fonctionnaires territoriaux et des politiques. Une géographie socioculturelle est un récit pour le décloisonnement des approches culturelles en géographie. Peut-être ces textes appartiennent-ils à un registre intermédiaire entre le grand récit ((Au sens d’une grande théorie qui permet de légitimer le discours scientifique qui se fonde sur elle.)), qui ne parvient plus « à assurer la cohésion d’une communauté désormais éclatée au gré des objets, des régions étudiées ou des méthodes mises en œuvre » et les « micro-récits […] produits au sein des communautés interprétatives […] où ils gardent toute leur signification et leur efficacité performative » (Calbérac, 2015).

Mais les récits sont majoritairement situés hors du champ scientifique où leurs propriétés sont utilisées à d’autres fins que la production de connaissances.

On pense aux récits d’action de la politique urbaine, plus largement aux récits qui accompagnent l’aménagement des territoires. « La procédure de mise en intrigue semble bien active au sein de tout projet territorial : l’urbaniste, par exemple, doit assurer la synthèse de l’hétérogène — le monde et sa complexité — et proposer de l’inédit — le projet urbanistique. Les élus, quant à eux, mettent en place des rhétoriques téléologiques qui fournissent le sens — à la fois l’orientation et la signification — de la politique urbaine, et cela constitue une de leurs fonctions essentielles » (Lussault, 2001, p. 149). Si un récit national de l’aménagement du territoire n’est plus de mise en France, il est possible de s’interroger, au sujet de l’exercice de prospective Territoires 2040, sur le « commun [qui] se dégage de la diversité des efforts prospectifs [et qui] sans produire pour autant un récit volontaire, donne des clés générales pour la lecture des processus producteurs d’avenir, qu’ils soient avérés ou incertains » (Vanier, 2015). Dans le même temps, à la faveur des réformes territoriales et sur fond d’intégration européenne et de mondialisation financière, les récits liés à l’aménagement et au développement territorial se sont multipliés : récits des territoires versus récits des métropoles, récit néolibéral de la compétitivité versus récit de l’innovation locale. Les géographes sont conviés à réfléchir sur l’espace comme « régime de visibilité des substances sociales » (Lussault, 2003), le récit s’inscrivant dans la matérialité des lieux pour visibiliser l’action politique ou économique et légitimer les acteurs qui la portent.

Les récits littéraires – roman policier, science-fiction, heroic fantasy, bande dessinée, littérature jeunesse, etc. – sont objets d’investigation pour ce qu’ils permettent de comprendre de l’expérience de l’espace et des lieux. « En l’incarnant dans la pratique d’un lieu, dans la rencontre effective d’une personne et d’un lieu, l’écrivain montre comment s’éprouve l’espace ; il ne dit pas ce quest la spatialité, il la montre en action » (Rosemberg, 2016). C’est cette spatialité montrée en action(s) qui constitue le récit. L’approche qualifiée de géocritique met en résonance et en discussion des notions, figures et pratiques littéraires avec des concepts, modèles et démarches d’analyse géographique. Le dialogue est fécond, par exemple, entre la créolisation chez Édouard Glissant et les approches de la mondialisation en géographie (Rosemberg, 2016), entre des récits littéraires construits par fragments et les représentations cartographiques unifiantes prisées en géographie (Desbois, 2016 ; Rosemberg et Troin, 2017). 

L’économie libérale ouvre la possibilité d’innombrables récits produits par et pour des acteurs marchands. La mobilité généralisée des personnes, des informations, des produits et des capitaux, s’accompagne d’une prolifération de récits brefs, répétés sur des supports d’information (numériques ou non, mobiles ou non). Ces récits annoncent des transformations spatiales du monde en même temps qu’ils y œuvrent par leur story-stelling d’entreprise. La force de ces récits réside dans leur capacité auto-réalisatrice. Leur crédibilité dépend de l’habileté des agences publicitaires à les mettre en forme. Dans le monde marchand comme dans celui de la réputation (il peut s’agir autant d’entreprises que de territoires qui cherchent à les accueillir), les récits manifestent le régime de compétition qui opposent entre eux des acteurs et des territoires. Pour les acteurs opposés à ce référentiel géoéthique (Brennetot, 2010) de la mise en concurrence de tous, ces récits en appellent d’autres sur le mode de la contradiction politique, scientifique et citoyenne (encadré 4).

 
Encadré 4. Prolifération des récits : le cas du récit de la fluidité du monde par les firmes du secteur logistique et ses contre-récits

La production des espaces de la logistique s’accompagne d’un récit de l’action qu’elle exerce sur le monde.

Ces espaces comprennent notamment les plateformes logistiques, les axes de circulation et nécessitent des équipements et des objets techniques. C’est sur ces objets que se déploie le récit de la fluidité du monde. A coup d’images et de phrases simples, démultipliées sur des supports mobiles et/ou perçus en mobilité (camions, conteneurs, affichages, etc.), ce récit dit ce que les acteurs dominants du secteur font au monde. La perception répétée de ces signes réactive incessamment le message : la logistique fait pour vous, consommateurs, un monde sans frontières (Thémines et Le Guern, 2018).

Le langage iconique évoque la circulation à l’échelle planétaire, l’infinie circularité, comme on peut le voir sur les cabines et les remorques de camions utilisés pour le transit international routier. On en trouvera quelques exemples ci-dessous, presque interchangeables. 

Document 5. Les récits démultipliés du monde sans frontières de la logistique

Jean-François Thémines — camions avec un logo "terre" ou "planète"

À ce point de vue dominant, s’opposent des récits citoyens ou scientifiques.

Sur un blog consacré au transport international, un billet raconte un moment du travail de conducteurs étrangers dans une firme espagnole. L’entreprise exploite les possibilités de la directive de l’Union européenne sur le « détachement des travailleurs » révisée le 23 octobre 2017. Des prises de vue montrent les chauffeurs qui se voient attribuer une caisse numérotée dans laquelle ils rangent leurs affaires avant de monter dans les camions. C’est un lundi : les conducteurs reviennent en train de leur pays de résidence (la Roumanie), pour reprendre un camion après cet état des lieux avec un superviseur. C’est un contre-récit de la flexibilité accrue du travail des conducteurs et de leurs mobilités internationales hebdomadaires domicile-travail.

Des recherches conduites dans les plateformes logistiques montrent la pénibilité du travail, la hiérarchie des postes depuis les moins pénibles : cariste, agent de quai jusqu’aux postes qui concentrent le plus de manutention. Elles montrent les espoirs et les désillusions de travailleurs aux parcours sous contraintes, que les entretiens permettent de reconstituer. Les chercheurs sont sociologues, mais la dimension spatiale est omniprésente dans la description des tâches comme dans le parcours d’insertion professionnelle des personnes. C’est un récit du nouveau travail à la chaîne [de tri] dans ces entrepôts « qui structurent aujourd’hui la condition des classes populaires » (Benvegnù et Gaborieau, 2019). 

Pour compléter

 

Enfin, il existe une famille de récits d’appropriation du territoire qui affirme ou questionne l’existence géographique des sociétés nationales. Ils sont l’équivalent géographique de l’idée de récit national en histoire. Devenu, au moins sur le plan éditorial, un lieu de mémoire (Nora, 1997) Le Tour de la France par deux enfants est un récit d’appropriation du territoire français, la narration d’une « épreuve physique de l’espace » (Ozouf et Ozouf, 1997, p. 280) qui est aussi une occasion d’apprentissage de l’unité nationale. Autre moment, autres récits : les Voyages en France publiés au seuil des années 2010 (Audeguy, 2011 ; Bailly, 2011 ; Dupin, 2011) répondent au Débat sur l’identité nationale organisé par le gouvernement Fillon en 2009-2010. Une question simple, éminemment géographique, rassemble leurs auteurs : où aller pour connaître cette société française dont le pouvoir semble vouloir dicter la définition ? Jean-Christophe Bailly amorce ainsi son propos : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui […] Mon idée fut que pour m’approcher de la pelote de signes enchevêtrés mais souvent divergents formés par la géographie et l’histoire, par les paysages et les gens, le plus simple était d’aller voir sur place, autrement dit de visiter et de revisiter le pays » (Bailly, 2011, p. 7). Depuis, les mobilisations sociales et les révoltes populaires se succèdent sur fond de représentations médiatiques simplificatrices, sans que les programmes de géographie n’abordent de front la question de la fabrique spatiale ou territoriale de la nation. Le saupoudrage de questions spécifiques sur la France pendant les trois années du lycée (2019) pour pertinent qu’il soit dans sa perspective d’approfondir et contextualiser les problématiques générales au programme, n’élucide pas la question de savoir quel(s) récit(s) construire avec les élèves, en classe de géographie, s’agissant de la France (Thémines, 2016).

 
Encadré 5. Quels récits en géographie en classe ?

L’enseignement de la géographie au collège et au lycée étant, en France apparié avec celui de l’histoire, la place du récit en géographie peut être occultée par celle du récit historique, plus évident. Ce récit correspond à la fois à une mémoire collective de l’enseignement d’histoire, en partie fondé sur un cliché et en partie sur des souvenirs scolaires. Les programmes scolaires de 2019 au lycée mentionnent explicitement le récit en histoire : « Les "points de passage et d’ouverture" sont associés au récit du professeur. Ils confèrent à l’histoire sa dimension concrète. » (Bulletin officiel spécial n° 1 du 22 janvier 2019). La compétence « raconter » est définie dans une fiche Eduscol dans sa seule dimension historique : « un exposé de faits reconnus pour vrais, ayant pour visée de montrer des changements dans le temps et s’appuyant sur des raisonnements structurés. »  Les programmes du cycle 3 (cours moyen et 6e), toutes matières confondues, emploient 43 fois les termes « récit » et « réciter ». Qu’en est-il du récit en géographie ?

Le récit, entendu comme tout énoncé impliquant le déploiement de plusieurs actions successives dans un ou plusieurs espaces, est pratiqué dans la géographie scolaire, peut-être autant qu’en histoire, peut-être souvent de façon moins consciente. La mise en récit du monde par la géographie scolaire est présente, et c’est sans doute inévitable, dans les programmes officiels eux-mêmes. Pour ne prendre qu’un seul exemple, en consacrant un thème (entre 1/4 et 1/3 du programme de seconde) à la mobilité dans le monde et en France, le programme se fait le relais d’un récit de la mobilité généralisée : « Le monde est profondément transformé par les mobilités. Celles-ci peuvent être motivées par de nombreux facteurs (fuir un danger, vivre mieux, travailler, étudier, s’enrichir, visiter…). » (ibid.). Ce faisant, il fait le choix de ne pas insister sur l’immobilité, sur « ceux qui restent », pour reprendre un titre du sociologue Benoît Coquard, ou sur ce qu’on appelle en géographie « l’ancrage ».

La géographie scolaire ne peut pas se faire l’écho de tous les contre-récits existants, dans la mesure où elle répond une commande précise, celle des programmes officiels. Il existe un continuum de connaissances entre la géographie universitaire et celle pratiquée dans les salles de classe, avec des passerelles entre les deux (dont Géoconfluences, parmi d’autres). C’est le travail des enseignants, recrutés par concours justement sur leur maîtrise de savoirs universitaires, d’assurer par leur parole la transmission des contre-récits, des nuances au récit dominant. Dans le cas des migrations, c’est cette parole qui peut déconstruire le récit d’une « crise migratoire » en Europe, par exemple à partir de cet article de David Lagarde (2020).

Il existe à mon sens un autre récit que celui, collectif, des programmes et de leur transposition dans la classe. C’est le récit énoncé par l’enseignant ou l’élève lorsqu’ils décrivent une situation géographique. Les programmes des années 2000 et surtout 2010, en insistant sur le rôle des acteurs, sur la place du témoignage, sur l’incarnation d’une géographie (avec des vues à hauteur d’homme plutôt que des vues aériennes obliques), a permis d’éviter l’écueil d’une géographie scolaire qui ne serait qu’une description de l’espace. La géographie peut alors se faire récit, plutôt que tableau. « Raconter », selon les termes des programmes, n’est certes pas romancer¸ de même qu’en histoire le roman national ne peut se substituer au récit historique. En géographie, insister sur les acteurs et sur les processus permet de rappeler que les situations géographiques sont toujours le résultat d’une construction politique, au sens large du terme. Pour reprendre l’exemple précédent, faire le récit des mobilités, comme y invitent par exemple les programmes du collège de 2015, c’est raconter les trajectoires des individus et des groupes, avec leurs doutes, leurs motifs multiples et entrecroisés, leurs renoncements et leurs erreurs d’appréciation. Le récit peut aussi prendre la forme du jeu de rôle, une pratique venue du champ de la recherche (il s’agit de mettre des acteurs spatiaux autour d’une table et de les faire « jouer » pour observer leurs décisions et leurs interactions). Dans ce cas, le récit construit collectivement par les élèves peut faire prendre corps à une réalité géographique.

Jean-Benoît Bouron

Pour compléter

 

Lignes de fuite

Trois enjeux peuvent être esquissés pour « terminer », comme trois lignes de fuite autour desquelles ne cesse(ron)t de se recomposer les termes de l’équation liant récit, espace et action :

1° l’enjeu de la capacité narrative des personnes et des collectifs. Il n’est pas de socialisation, encore moins d’émancipation, sans capacité des personnes à s’inscrire dans des récits qui les relient à leur propre vie comme à celle des autres, dans un groupe restreint ou étendu (une ou plusieurs nations, une ou plusieurs diasporas par exemple). Si on en comprend bien l’enjeu à travers la géographie scientifique des mobilisations citoyennes, des personnes sans domicile fixe ou encore des voyageurs en situation de demande d’asile ou ayant obtenu le statut de réfugié (Mekdjian, 2016), il n’est pas sans importance de le penser pour l’enseignement de la géographie, confronté à l’inégale distribution sociale des ressources narratives chez les adolescents ;

2° l’enjeu des formes de récits possibles/à reconnaître/à inventer. S’il permet l’arrivée au langage de l’expérience et favorise la réflexivité des sujets, le récit ne peut qu’être affecté dans ses formes par les dynamiques contemporaines, où les identités individuelles et collectives se font et se défont dans un monde en mouvement. Ce ne sont pas seulement les mots, mais aussi les catégories spatiales des administrations et des disciplines (scientifiques et scolaires) qui sont mises en discussion dans de nouveaux récits qui restent à écrire. Il s’agirait alors de solliciter l’expression narrative de spatialités où opèrent des transactions entre soi et autrui (au pluriel), soi et soi (des passés recomposés, des futurs possibles, un présent tendu entre mouvement perpétuel et décélération). La géographie scolaire est questionnée : les recommandations de récits associées à l’habiter peuvent se lire comme une ouverture vers des récits d’expérimentation de ces espaces/moments de transaction, d’hésitation, d’indétermination. Mais les récits possibles dépassent l’habiter (les spatialités) pour venir questionner les catégories d’assignation identitaire et spatiale auxquels il est ancré par les programmes scolaires : les continents, le Nord et le Sud, les centres et les périphéries ;

3° l’enjeu de l’attention et de l’inventivité méthodologique. Tandis que les acteurs marchands n’hésitent pas à « plier » l’espace à leurs récits tout en énonçant à travers eux leurs systèmes de valeurs, la responsabilité d’autres acteurs littéraires, artistiques, scientifiques, scolaires, citoyens est de leur apporter la contradiction et d’installer les conditions de récits émancipateurs. Deux de ces conditions sont : l’inventivité méthodologique nécessaire pour discuter et déjouer les catégories et les récits prêts à l’emploi (encadré 4) ; l’attention aux effets sur les personnes de tout acte narratif. Le récit en géographie ne peut donc être cantonné au rôle d’opérateur d’apprentissages langagiers (surtout restreint au texte) ou de document. Il est de l’espace en action, une pratique d’espace à part entière et non le reflet, la seule représentation de pratiques déjà là ou d’espaces existants dans un autre monde, à côté de la classe de géographie. C’est parce qu’il est de l’ordre de la performance (spatiale) - que nous le reconnaissions ou non -  que le récit revêt de l’importance en classe de géographie.

 


Bibliographie

 

 

 

Jean-François THÉMINES
Professeur des universités en géographie, Université de Caen Normandie, INSPÉ Normandie Caen.

 

 

Mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :

Jean-François Thémines, « Des récits en géographie », Géoconfluences, février 2021.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-espaces-scolaires/geographie-a-l-ecole/recits

Pour citer cet article :  

Jean-François Thémines, « Des récits en géographie », Géoconfluences, février 2021.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-espaces-scolaires/geographie-a-l-ecole/recits