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Plantation (économie de), plantationocène

Publié le 17/05/2024
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Le concept de plantation désigne un vaste domaine agricole lié au processus historique de colonisation. Il s’agit le plus souvent de cultures permanentes d’arbres (palmier dattier, cacaoyer) ou d’arbustes (caféier, cotonnier, théier) mais aussi d’herbacées comme la canne à sucre ou le bananier. Ces plantes étaient cultivées dans leurs foyers de domestication, et bien au-delà (la canne à sucre, domestiquée par les Papous, s’est diffusé avant notre ère en Inde et au Moyen-Orient), mais c’est la colonisation européenne qui engendre l’économie de plantation.

L’adaptation de ces plantes par les Portugais, puis par les Espagnols, dans leurs possessions d’outre-mer (Madère, Açores, Canaries puis Brésil et Antilles) donne naissance au « modèle » (au sens de motif reproductible) historique de la plantation. Hautement productif et rentable, fortement stratégique (le contrôle des îles à sucre est l’un des moteurs de la conflictualité intereuropéenne à l’époque moderne), c’est aussi un modèle profondément inégalitaire. Les sociétés de plantation reposent sur un petit nombre de « planteurs » (« blancs », plus rarement métis) et un grand nombre de travailleurs exploités (le plus souvent racisés). Ces derniers, pendant une très longue période, étaient des esclaves, d’abord amérindiens puis déportés depuis l’Afrique. Il a aussi existé des formes de plantations esclavagistes dans les oasis sahariens contrôlé par des sociétés caravanières. Cette inégalité absolue, qu’on retrouve dans les sociétés de planteurs de tabac ou de coton des États du Sud des États-Unis, a perduré après l’esclavage ; dans les États en question elle continue d’exercer sa violence sur les rapports sociaux. C’est la plantation, ou « habitation » aux Antilles et en Guyane françaises, qui a souvent déterminé le peuplement et l’organisation de l’espace. Par ailleurs, elle a légué, outre une mémoire liée à l’esclavage, des motifs spatiaux et architecturaux encore visible dans les paysages actuels.

L’histoire de l’économie de plantation est indissociable de la géohistoire de la mondialisation, telle qu’elle a été écrite par exemple par Christian Grataloup (2015). Le petit déjeuner d’aujourd’hui est un concentré de l’histoire globale qui a permis à des produits tropicaux d’origine américaine, africaine, asiatique ou océanienne comme le café, le thé, le sucre ou le chocolat, de se diffuser à l’ensemble de la planète en quelques siècles. L’histoire des plantations épouse ensuite celle du grand capitalisme et de la mondialisation financière : le contrôle politique de l’Amérique centrale par les compagnies bananières étatsuniennes, la persistance de liens commerciaux et monétaires post-coloniaux après les indépendances africaines et asiatiques, l’émergence de nouveaux produits et de nouveaux fronts pionniers pour produire du caoutchouc, de l’huile de coco ou de palme, font de l’économie de plantation l’une des clés de compréhensions des rapports de force économique du siècle passé et de l’actuel. Pour certains auteurs, le capitalisme serait même né dans les plantations plutôt que dans les manufactures anglaises (Boutaleb et Brisson, 2023, p. 406). C’est dans le cadre de l’économie de plantation que sont mis au point les instruments financiers de la mondialisation : contrats à termes, bourses des matières premières… « c’est-à-dire les structures du capitalisme qui donnèrent forme à une géographie politique reliant les grands centres économiques modernes à leurs doubles coloniaux (Amsterdam et Batavia, Londres et Mumbaï, Paris et Saint-Louis, etc.) » (ibid.). L'un des premiers à avoir mis en évidence ces liens entre exploitation des ressources tropicales et âge industriel est Sidney Mintz (1991).

Les conséquences sociales et environnementales sont telles qu’on parle parfois de « système plantationnaire », voire de « plantationocène » (Tsing, 2015 ; Citton et Jacopo, 2019 ; Chivallon, 2022) pour désigner l’ordre du monde instauré à partir de l’expansion européenne moderne jusqu’au Monde mondialisé et financiarisé d’aujourd’hui. Héritière de la sinistre mémoire de l’esclavage, gourmande en ressources, en foncier, en eau ; destructrice de biodiversité ; vecteur majeur d’accaparement des terres et de mise au pas des minorités, des autochtones et des opposants aux États centraux, la plantation peut être chargée de tous les maux. Elle n’en demeure pas moins une source essentielle de revenus pour bien des États préoccupés avant tout de leur développement et de la sortie de la pauvreté.

(JBB), mars 2024. Relecture (SB et CB), mai 2024.


Références citées
  • Boutaleb Assia et Brisson Thomas (2023). « Exploitations extractivistes ? » in Philippe Boursier et Clémence Guimont (dir.), Écologies. Le vivant et le social. Paris, La Découverte, « Hors collection Sciences Humaines », 2023, p. 405–412.
  • Citton, Yves et Jacopo Rasmi (2019). « Le Plantationocène dans la perspective des undercommons », Multitudes, vol. 76, no. 3, 2019, p. 76–84.
  • Chivallon Christine (2022), L’humain-l’inhumain. L’impensé des nouveaux matérialismes (Matérialité, ontologie, plantationocène). Atlantiques Déchaînés, novembre 2022.
  • Grataloup Christian (2015), Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du monde, Armand Colin, collection U, 344 p.
  • Mintz Sidney (1991), Sucre blanc, misère noire. Le goût et le pouvoir. Nathan.
  • Tsing Anna Lowenhaupt (2015 pour l’éd. originale). Le champignon de la fin du monde, Paris, La Découverte, 2017 pour l’éd. française, 416 p.
Pour compléter avec Géoconfluences

 

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