L'opposition entre la métropole d’Istanbul et le gouvernement turc dans l'aménagement des Îles aux Princes
Bibliographie | mots-clés | citer cet article
Une tribune d’opinion datée du 2 janvier 1999 titrée « Büyükada = île de béton ! » ((Source inconnue, archives de l’Observatoire Urbain d’Istanbul (IFEA), carton °47, « Adalar ».)), alertait sur la progression de l’urbanisation face à la forêt de pins et sur la densification du bâti dans le quartier de Maden, situé dans l’est de l’île de Büyükada). Invitant les habitants à stopper ce processus, l’auteur soulève des enjeux qui sont toujours d’actualité dans l’ensemble de l’arrondissement des Îles aux Princes plus de vingt ans après. Les Adalar, ou « Îles aux Princes » en français, forment un archipel de neuf îles dans la mer de Marmara, situé à une vingtaine de kilomètres au sud-est de la péninsule historique d’Istanbul (voir document 4).
La compétence en matière de planification urbaine dans les Îles aux Princes et la mer de Marmara est transférée à l’État en novembre 2021 via un décret présidentiel établissant une « zone spéciale de protection de l’environnement » ((“Marmara Denizi ve Adalar Özel Çevre Koruma Alanı”. Décision de la Présidence datée du 4.11.2021 et numérotée 4758.)), justifiée par un patrimoine naturel endémique et jusqu’à lors préservé. La municipalité métropolitaine d’Istanbul (İstanbul Büyükşehir Belediyesi, IBB) perd ainsi la compétence sur les îles au profit du ministère de l’Environnement, de l’Urbanisation et du Changement climatique (Çevre, Şehircilik ve İklim Değişikliği Bakanlığı), et ne peut faire appliquer le schéma directeur sur lequel les experts de la mairie ont travaillé en coopération avec les habitants de l’arrondissement pendant deux années (2019-2021). Ce transfert de compétences s’effectue au nom de la défense de l’environnement, dans un écosystème particulièrement fragilisé, et au cours d’une période marquée par la réapparition du mucilage marin en mer de Marmara, notamment sur les côtes stambouliotes. Le schéma (figure 1) présente les acteurs impliqués dans l’aménagement des Îles aux Princes, aux niveaux national, métropolitain et du district, en soulignant les changements juridiques après 2021.
Document 1. Les acteurs impliqués dans l'aménagement des Îles aux Princes |
Les Adalar sont ainsi le lieu d’un conflit politique orienté vers les élections présidentielles prévues en juin 2023, qui se traduit par la présence de projets urbains concurrents. En effet, Istanbul fait l’objet d’une double gouvernance depuis l’élection en mars 2019 d’Ekrem İmamoğlu ((Membre du Parti Républicain du Peuple (CHP), Ekrem Imamoglu est élu le 31 mars 2019 contre Binali Yildrim, ancien Premier ministre estampillé AKP. Ekrem Imamoglu est alors le candidat de « l’Union de la Nation », une alliance électorale formée en 2018 entre les quatre partis d’opposition : le Parti républicain du peuple (CHP), le Parti IYI, le Parti Saadet et le Parti démocrate (DP). Elle reçoit un soutient officieux du Parti démocratique des peuples (HDP). Sa rivale est l’alliance populaire pro-gouvernementale réunissant le Parti de la justice et du développement (AKP), le Parti du mouvement nationaliste (MHP) et le Parti de la grande unité (BBP).)), le maire métropolitain opposé au gouvernement, réélu en juin de la même année lors des élections répétées, en raison du dépôt d’un recours du Parti de la Justice et du Développement (AKP), le parti du camp présidentiel, « Reconnue "d’intérêt national", l’agglomération stambouliote fait même l’objet d’un régime spécial qui la place toujours davantage sous la tutelle d’Ankara » (Pérouse J.-F. , 2017). En effet, le conflit entre la mairie métropolitaine et le gouvernement central, qui transparait dans le récent décret sur la gouvernance des Îles aux Princes et de la mer de Marmara, est emblématique d’une confrontation à l’échelle d’Istanbul. La métropole, historiquement acquise à l’AKP depuis 1994, est le cœur économique et politique de la Turquie, et Recep Tayyip Erdoğan aurait affirmé que sa perte aux élections municipales signifiait celle du pays (Les Échos, 2019). La réorganisation municipale introduisant les municipalités métropolitaines (loi n° 3030 du 9 juillet 1984) donne une autorité considérable au maire (Elicin-Arikan, 1997), élu pour 5 ans au suffrage universel. Dans le contexte de l’élection présidentielle à venir, la compétition entre les deux hommes (Ekrem Imamoğlu et Recep Tayyip Erdoğan) et les conflits en matière de compétence entre les deux échelons de gouvernance s’amplifient. Cela est d’autant plus vrai du fait de la popularité croissante d’Ekrem Imamoğlu (Le Petit Journal, 2022) – même si le Parti Républicain du Peuple (Cumhuriyet Halk Partisi, CHP) dont est issu le maire, n’a pas encore pas désigné de candidat –, et dans un contexte de sévère crise économique nationale.
Les îles sont un lieu de compétition où deux visions de la ville s’affrontent, notamment dans les discours politiques, puisque le CHP intègre également une composante « développementaliste » dans son idéologie. « L’ontologie stambouliote peut se résumer à cette formule : je m’étale donc je suis. L’étalement, c’est la vitalité, l’expression de la puissance » écrit Jean-François Pérouse dans Istanbul Planète (Pérouse J.-F. , 2017). Dans l’arrondissement d’une superficie totale inférieure à 16 km², les nouvelles constructions sont interdites depuis 1984 – date du classement en site protégé ((« Adaların tamamı 31.03.1984 tarihinde Taşınmaz Kültür ve Tabiat Varlıkları Yüksek Kurulu tarafından sit alanı ilan edildi » (« Toutes les îles ont été déclarées zone protégée par le Haut Conseil du Patrimoine Immobilier Culturel et Naturel le 31.03.1984. ») : « Adaların Koruma İmar Planları geçmişi » (« Historique des plans de développement de la conservation des îles »), Adalar Gazeti, 9 décembre 2020.)). La nature même du district semble en contradiction avec le projet urbain de l’AKP au pouvoir. La compétence de planification a donc été transmise au gouvernement central en novembre 2021 : les terrains ne sont pas ouverts à l’urbanisation mais pourraient l’être. Une partie des habitants des Îles aux Princes s’engagent dans ce conflit. Ils présentent une opposition à la politique du gouvernement et ils se placent du côté de la mairie métropolitaine aux mains du Parti Républicain du Peuple, tout en portant également des critiques sur cette dernière instance. Cette orientation se lit dans les résultats de l’élection du maire en 2019 : dans le district des Adalar, 71 % des votes vont à Ekrem İmamoğlu et 28,6 % à Binali Yıldırım (AKP) ((Résultats électoraux de juin 2019, district des Adalar : agence Anadolu, citée par Sözcü.)). Les Îles aux Princes présentent un vote bien plus partisan que celui d’Istanbul en général, qui se prononce à 54,2 % pour le candidat de la coalition CHP contre 45 % pour celui de l’AKP. Une partie des habitants des Adalar essayent d’utiliser les ressources de la municipalité métropolitaine afin de faire coïncider leur vision de l’aménagement sur les îles avec la sienne, leur permettant ainsi d’accéder aux ressources de la mairie, comme l’a montré leur participation au processus d’élaboration du plan de planification du district en juin 2021.
Il s’agit de comprendre comment la rivalité entre la mairie métropolitaine et le gouvernement dans la gestion urbaine de l’arrondissement des Adalar s’inscrit dans une lutte pour la gouvernance d’Istanbul, qui elle-même reflète des enjeux politiques nationaux, mais aussi dans des luttes locales sur les usages du territoire.
Dans un premier temps, une présentation de ce territoire permet de comprendre ses spécificités au sein d’Istanbul et en quoi il est un terreau de conflits particuliers. Cela nous amène à étudier les rivalités en termes de gouvernance et d’administration des terrains, dans un second temps, pour enfin chercher à comprendre le rôle d’arbitrage des habitants via leurs modes d’organisation politique.
1. Un arrondissement singulier : entre proximité et isolement face à la métropole
L’arrondissement des Îles aux Princes se démarque au sein de la métropole stambouliote par ses aménités paysagères et les caractéristiques socio-historiques de sa population, tout en présentant certains enjeux politiques emblématiques de la ville.
1.1. Les Îles aux Princes, un archipel marqué par des spécificités culturelles
La population actuelle des îles est de 16 372 personnes, selon le recensement de 2021 (source). Il s’agit du district le moins peuplé d’Istanbul (voir document 4), dont le slogan de la mairie rappelle la population générale : « Nous travaillons pour 16 millions de personnes ». Cependant, la fonction touristique et récréative de ce district insulaire entraîne une augmentation d’environ dix fois sa population les week-ends et les mois d’été.
Leur nom fait référence à l’histoire de ces lieux, espaces d’exil et de récréation pour l’aristocratie byzantine. C’est au XIXe siècle, lorsque les îles sont désenclavées par la mise en place d’une ligne de bateau, que la bourgeoisie stambouliote investit la zone. Les riches familles s’y installent. Les villages de pêcheurs se métamorphosent en lieux de villégiatures, comme le rappellent les villas de style victorien ; des résidences d’été sont bâties par des entrepreneurs roums ((Rum Polites : communauté orthodoxe de langue grecque installée dans la région d’Istanbul, ayant le statut de minorité nationale depuis 1923.)) ou arméniens ainsi que des notables ottomans ; des étrangers y trouvent un lieu de refuge, Russes fuyant la Russie soviétique ou Juifs poussés à l’exil par l’antisémitisme européen.
Document 2. Vue de l’île d’Heybeli depuis les hauteurs (mars 2022). Cliché : Jeanne Léna. |
1.2. Habiter dans les îles, un choix réservé à la classe sociale supérieure ?
Les différentes vagues d’arrivée et de départ sur les îles ont des effets socio-historiques très forts sur les habitants actuels de l’île. Historiquement fortunée, cultivée, et souvent francophone, ce qui est un signe de distinction sociale, la population est marquée par une surreprésentation des classes supérieures, comme le fait remarquer le personnel de la mairie métropolitaine responsable du district, mentionnant les professions de chercheur ou de journaliste.
Depuis les années 2000, on remarque plusieurs épisodes d’arrivées de cette population, motivée principalement par les aménités paysagères. Une première vague a eu lieu avec le raccordement au gaz en 2006, suivie d’une deuxième, après les événements de Gezi en 2013 ((Mouvement protestataire qui débute en mai 2013 dans le parc de Gezi situé à Taksim, un quartier central d’Istanbul, déclenché par une opposition à la destruction de cet espace vert. Le mouvement s’intensifie ensuite et se transforme en une revendication antigouvernementale à l’échelle nationale.)) et de la dernière en date, post-confinement en 2021. En effet, le cadre de vie attire ces résidents, qui opposent volontiers dans leur discours « Istanbul » et « les îles », faisant du district une entité étrangère à la métropole tout en étant situé à une distance permettant d’y exercer une activité quotidienne ou hebdomadaire : il faut entre 1h et 1h30 en bateau depuis Kadıköy, quartier central de la rive asiatique.
À ces raisons s’ajoute un volet politique : le réseau associatif et d’opposition à l'AKP y est particulièrement ancré.
Document 3. La spécificité des Adalar au sein de la géographie électorale des districts d'Istanbul |
Le tableau (document 3) illustrant la spécificité du district des Adalar au sein de la géographie électorale d’Istanbul témoigne du succès, dans les îles, du Parti Démocratique des Peuples (Halkların Demokratik Partisi, HDP), parti de gauche issu du mouvement politique kurde. Ainsi, si les habitants soutiennent le CHP, dans le cadre d’une coalition d’opposition au gouvernement lors des élections municipales de juin 2019, l’arrondissement se distingue par sa première position en ce qui concerne le vote HDP. Cette orientation est expliquée lors des entretiens par la place que ce dernier parti accorde à la démocratie participative, à l’égalitarisme et aux droits des minorités.
1.3. Entre tourisme et protection de l’environnement, une occupation du sol conflictuelle à Istanbul
Cette forte politisation des habitants transparaît dans les questions d’occupation du sol. Le tourisme, principalement estival, marque l’espace urbain des îles. Les Adalar sont une destination populaire pour une excursion (un séjour à la journée). Les enquêtés expliquent l’attraction produite par les îles sur les stambouliotes par un manque d’espaces verts sur le continent. Si leur présence fait l’objet de plaintes virulentes de la part d'une majorité d'habitants, certains se montrent cependant compréhensifs, leur emménagement étant provoqué par ce même « désir de nature ».
Document 4. Les Îles aux Princes : un aménagement urbain conflictuel. Cette carte a été réalisée à partir d’un fond extrait de « open street map » sur lequel Sivriada, Kaşık Adası, ainsi que Tavşan Adası sont absentes. |
L’aménagement des îles est donc porteur de tensions. Certains habitants s’opposent radicalement à la mise en tourisme de ce lieu, soulignant une concurrence directe entre résidents permanents et temporaires pour l’occupation de l’espace. La question des phaétons (calèches à quatre roues, document 5) permet de saisir la nature de ces tensions. Dans les îles, les calèches remplacent traditionnellement les voitures, qui y sont interdites. En janvier 2020, l’utilisation des phaétons est proscrite conformément aux décisions du Gouvernorat d’Istanbul et de la mairie métropolitaine, au nom de la lutte contre la maltraitance animale. Les calèches sont remplacées par des véhicules électriques en juin 2020, au sein d’un dispositif qui s’intègre au service public des transports de la ville. Une partie des habitants s’oppose à ce changement lors d’un symposium organisé par la mairie métropolitaine, au nom de la sauvegarde d’un patrimoine culturel.
Document 5. Une enseigne indiquant le nom de l’île de Heybeliada sur le quai présente un phaéton comme symbole du lieu (mars 2022). Cliché : Jeanne Léna. |
Cette question est hautement politique car elle est liée à des préoccupations d’occupation de l’espace, en plus de toucher à des enjeux patrimoniaux ou identitaires. Les insulaires expliquent que la motorisation des îles conduit inexorablement à son urbanisation – les véhicules électriques permettant de s’aventurer dans des zones où le transport par phaétons ne le permettait pas. Un couple d’habitants interrogé suggère une instrumentalisation des associations de défense des animaux de la part de l’IBB afin d’ouvrir les îles à la motorisation. La tolérance de l’IBB vis-à-vis de la présence de ces dernières lors des manifestations devant le siège de la mairie en serait la preuve. Selon eux, la mairie a laissé le conflit s’envenimer et atteindre un point de rupture et a préféré interdire les calèches au lieu d’en réformer le système. La seconde raison invoquée pour expliquer la décision de l’IBB serait la position de Recep Tayip Erdoğan sur le sujet. Le président de la République a clairement exprimé son opposition aux phaétons à l’été 2019, critiquant la gestion de la crise par l’IBB (source). La réponse catégorique de l’IBB peut être lue comme une manière de court-circuiter de telles critiques et de manifester son autorité dans la gestion de la question des transports, si cruciale à Istanbul.
Ainsi le district présente-t-il des caractéristiques singulières en termes d’occupation du sol et de population, qui nous invitent à étudier les conflits sous l’angle de la gouvernance urbaine et de l’administration des terrains.
2. Une gouvernance disputée et discutée par de nombreux acteurs : des habitants jusqu’au gouvernement central
Les particularités des Adalar, identifiées précédemment, exacerbent des conflits autour de l’occupation du sol. Les tensions que l’on identifie à Istanbul sont, dans cet arrondissement, portées à leur comble.
2.1. Transferts de compétences de la mairie à l’État et instrumentalisation des risques
Nous avons déjà mentionné l’établissement d’une « zone spéciale de protection de l’environnement » en novembre 2021, transférant la compétence de planification urbaine de l’IBB au gouvernement central. Cette opération est permise par un décret de 1989 ; selon cet acte, le gouvernement peut prendre sous son contrôle direct des « zones spéciales de protection de l’environnement » afin de répondre à des menaces graves de pollution.
Ce transfert de compétences est particulièrement critiqué par les membres de la mairie métropolitaine, décriant ce mécanisme et soupçonnant une instrumentalisation de l’enjeu environnemental au profit de logiques financières et politiques. En effet, la mairie métropolitaine d’Istanbul travaille depuis octobre 2019 à la création d’un plan de zonage (nazim imar plani) et de protection de l’environnement pour les Adalar. Ce plan, créé avec un processus participatif ((Les détails concernant le processus participatif sont mis en ligne sur ce lien de la mairie métropolitaine : https://sehirplanlama.ibb.istanbul/adalarkanip/#planlama)) a été présenté en juin 2021 à l’assemblée de l’IBB.
La possibilité pour les habitants de participer aux décisions de planification urbaine en passant par les dispositifs de l’IBB s’explique notamment par l’ampleur des répercussions de Gezi, le mouvement protestataire commencé en 2013 à Istanbul, sur la mobilisation des citoyens. Un enquêté insiste sur la nécessité de « commencer par Gezi » pour comprendre les mouvements politiques des dix dernières années dans les îles. Le mouvement entraîne la création de forums dans chaque quartier et un nouveau mode d’organisation se déploie, en intégrant des habitants qui n’avaient jamais pratiqué d’activité militante. Le personnel politique de la mairie métropolitaine, renouvelé en 2019, doit répondre à une demande de participation citoyenne et intègre des principes de démocratie participative dans les étapes de planification et de réalisation urbaines. C’est, pour la mairie métropolitaine, une façon de se distinguer de la gouvernance urbaine de l’AKP, marquée par « une logique autoritaire et un fonctionnement top-down » (Erdi, 2019).
Les habitants des îles donnent deux explications. D’une part, ils expliquent ce transfert de compétence par un désir d’ouvrir le district à la construction. Les zones forestières, qui correspondent à des terrains publics, sont ainsi ouvertes à l’urbanisme et permettent à l’État de dégager une rente foncière par la vente de ces terrains à des promoteurs immobiliers, sur un modèle de partage des recettes. De l’autre, ils mentionnent un volet politique et symbolique : il s’agit de montrer une mainmise du pouvoir central turc sur la métropole, perdue à l’adversaire lors des élections de 2019 ((Le Parti de la Prospérité (Refah Partisi), dont Recep T. Erdoğan est le responsable départemental pour Istanbul, avait gagné la mairie en 1994. La Victoire d’Ekrem İmamoğlu marque la fin de cette période.)).
Les craintes émises par la mairie métropolitaine et les habitants des îles face à ce décret sont sous-tendues par la fonction de ce territoire. Le foncier est une ressource économique à Istanbul en général et dans cette zone tout particulièrement. La fonction touristique et récréative des Adalar pousse à une concurrence pour l’occupation des terrains. Les spéculations immobilières et les ouvertures de zones à la construction sont extrêmement conflictuelles. La propriété de la terre et l’utilisation de l’espace posent question : « L’Administration du logement collectif (TOKI) et le ministre de l’Environnement et de l’Urbanisation ont émergé comme des acteurs centraux qui supervisent la création et la distribution de la rente urbaine qui était jusqu’alors contrôlée par les municipalités », explique Ulaş Bayraktar (Bayraktar, 2018).
2.2. Le rôle des fondations religieuses proches de l’AKP cristallisant des conflits entre l’échelon central et municipal
Le territoire est d’autant plus prisé qu’il est convoité par des fondations, relais du gouvernement central. L’exemple de la présence de la Fondation Turque pour la Jeunesse (Türkiye Gençlik Vakfı, TÜGVA), (document 6) en est emblématique. La partie supérieure de la jetée de Büyükada a été louée en 2018 pour dix ans par la municipalité métropolitaine (lorsqu’elle était tenue par l’AKP) à une fondation islamique, TÜGVA, pour une somme symbolique. TÜGVA est liée à la famille du président : elle a notamment été fondée par son fils, Bilal Erdoğan. Or, estimant que les quais ont été détournés de leur fonction originale, l’IBB a envoyé une lettre au gouvernorat du district des îles le 6 janvier 2021, demandant l'évacuation de la partie supérieure de la jetée de Büyükada. Le 6 juillet 2021, les recours de TÜGVA ont été définitivement rejetés. Le 5 octobre 2021, une confrontation s’est tenue dans le bureau de représentation de TÜGVA, entre la police de la municipalité métropolitaine et les équipes de gendarmerie mobilisées par le préfet de l’arrondissement (kaymakam) pour défendre le personnel de TÜGVA. Police métropolitaine contre police gouvernementale, nous avons ici un exemple de l’opposition entre les deux échelons dans la gestion de l’espace urbain d’Istanbul et des Adalar, qui n’est à ce jour pas réglé.
Cette étude des rivalités pour l’occupation de l’espace, d’autant plus réduit qu’il est fermé à la construction depuis 1986, nous permet une analyse sous un prisme plus large, dans l’optique des élections nationales à venir.
3. Le rôle d’arbitrage des habitants. De la micro-politique aux enjeux nationaux. Ce que l’usage des sols des Îles aux Princes dit de la politique turque
La carte des Adalar (document 6) montre que, si des lieux peuvent être identifiés comme relais du projet économiquement néolibéral et politiquement conservateur du gouvernement, les îles sont également une zone défendue activement par ses habitants. On trouve de nombreuses formes de mobilisation locale : des associations se concentrant sur le volet écologique, comme l’organisation Défense des îles (Adalar Savunması) ou d’autres sur l’aspect culturel, comme Pont Arrière (Arka Güverte).
Document 6. L'opposition entre la mairie métropolitaine et le gouvernement central dans l'aménagement des Îles aux Princes |
Plusieurs projets sont emblématiques des formes de mobilisations propres aux Adalar (document 6), notamment celle pour la rénovation de la maison de Hüseyin Rahmi Gürpınar (document 7). L’écrivain, mort en 1944, y a passé les trente dernières années de sa vie. En 1964, la maison est vendue à l’administration du département pour devenir un musée, avant d’être remise à la municipalité des Adalar en 1987. En 2013, elle est transférée à la Direction générale des fondations. Fermée aux visiteurs et délabrée, la maison fait l’objet d’une pétition récoltant plus de 6 500 signatures, lancée par une enseignante vivant à Heybeliada en mars 2022, pour réclamer à l’État la restauration de la maison et son ouverture au public en tant que musée. Une manifestation est organisée, notamment par Adalar Savunması le 6 mars (document 8).
↑ Document 8 ci-dessus. Rassemblement pour la maison de Hüseyin Rahmi Gürpınar organisé sur les quais de Heybeliada le 6 mars 2022. Cliché : Jeanne Léna. ← Document 7 ci-contre. Mobilisation et prise de parole devant la maison de Hüseyin Rahmi Gürpınar, laissée à l’abandon, en mars 2022. Cliché : Jeanne Léna. |
Les réseaux locaux permettent une mobilisation très forte dans le district, mais s’imbriquent également dans le maillage militant d’Istanbul, avec des associations comme la Défense des Forêts du Nord (Kuzey Ormanları Savunması), le Collectif de vélo de Don Quichotte (Don Kişot Bisiklet Kolektifi), la Solidarité de Taksim (Taksim Dayanışmaşı), le Bloc de la paix (Barış Bloku), dont la majeure partie a été créée après la révolte de Gezi, ou encore des partis politiques comme le HDP. Les enjeux écologiques ou historico-culturels locaux s’intègrent également dans un réseau mondial, avec la mention d’une organisation locale en lien avec le mouvement de grève internationale pour le climat, dirigée par Greta Thumberg. L’organisation Europa Nostra, une fédération d’associations européennes de sauvegarde du patrimoine culturel, est présente dans les Adalar. Le recours à des institutions européennes comme moyen de pallier l’absence de soutien gouvernemental est également une des stratégies utilisées par l’IBB. Enfin, une réflexion de la part de la société civile est en cours sur l’inscription de l’orphelinat de Büyükada sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.
Les organisations sont souvent informelles. L’un des membres du Soutien à la bibliothèque publique de Heybeliada regrette le choix d’un statut légal d’association, qualifiant ce dernier de « faute ». En effet, l’informalité est souvent privilégiée du fait de la surveillance politique des mouvements d’opposition dans le sillage de Gezi, mouvement protestataire qui débute en mai 2013. Un enquêté explique d’ailleurs que le groupe de militants pour l’ouverture de la bibliothèque de Heybeliada était surnommé par les membres de l’AKP des Adalar les « gens de Gezi ». Il explique qu’après 2015, la pression politique de l'AKP s'est intensifiée et que presque toutes les activités de la société civile, en particulier les activités des organisations de gauche, des partis, des groupes d'activistes et autres activités similaires ont été interdites par le sous-gouverneur. L’informalité est également privilégiée par les collectifs issus de Gezi, dans un rejet de la structure hiérarchique et institutionnelle de l’association (dernek), propre aux idéaux politiques issus de l’altermondialisme et de l’anarchisme (Fautras 2019).
Conclusion
Le 27 mai 2021, Recep Tayip Erdoğan choisit Yassıada pour annoncer la fin de la construction de la mosquée de la place Taksim, lieu emblématique du mouvement Gezi. Or « le ré-aménagement de la place Taksim concentre en effet les trois piliers de la politique de l’AKP ces dix dernières années : la création d’un immense centre commercial comme symbole du néolibéralisme économique, un projet de mosquée (…) comme symbole du conservatisme religieux, et la reconstruction d’une caserne ottomane comme symbole du néo-ottomanisme culturel. » (Montabone, 2013) Yassıada, comme la place Taksim, comme le projet de Kanal Istanbul font partie des grands projets d’aménagement urbains portés par l’AKP, faisant l’objet d’une forte contestation citoyenne. Et « à travers la contestation de ce projet (Taksim), c’est un ensemble de mesures sociales, sociétales, économiques et politiques qui ont été remises en cause. » (ibid.).
Le district des Adalar est donc emblématique de plusieurs conflits politiques qui se traduisent par des projets urbains concurrentiels. On note la lutte d’une partie des habitants contre le projet politique de l’AKP, tel qu’il a été décrit dans le cas de Taksim. Un nouvel acteur s’introduit, depuis 2019, dans ce conflit : la mairie métropolitaine. L’IBB, dans un contexte post-Gezi, se place dans une recherche de légitimité qui convoque la participation citoyenne, dont elle fait un usage politique. On perçoit alors la rivalité entre l’IBB et le gouvernement central dans l’optique des élections présidentielles à venir et le rôle de « tremplin » de la ville d’Istanbul « qui pousse les cadres à sauter au niveau national de la politique » (Oktem, 2021).
Bibliographie
- Bayraktar, U. (2018). « Présidents avant-gardes: les maires comme patrons des villes turques » Confluences Méditerranée, 2018 | 4 n° 107.
- Elicin-Arikan, Y. (1997). « Municipalités métropolitaines et municipalités d'arrondissement en Turquie », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien. 24 | 1997
- Erdi, G. (2019). « L’occupation du parc Gezi à Istanbul : un soulèvement pour un "droit à la ville conviviale" ? ». Revue du MAUSS, 2019 | 2 n° 54.
- Fautras, A. (2019). « Résister en situation autoritaire : le cas des collectifs militants d'après-Gezi à Istanbul (2013-2018) ». Carnets de géographes, 12 | 2019.
- Lelandais, G. E. (2017). « L’urbanisation néolibérale et conservatrice au prisme de l’autoritarisme en Turquie » Mouvements, 2017 | 2 n° 90.
- Massicard, E. (2009). « L'islamisme turc à l'épreuve du pouvoir municipal. Production d'espaces, pratiques de gouvernement et gestion des sociétés locales » . Critique internationale, 2009 | 1 n° 42
- Montabone, B. (2013). « Droit à la ville et contestation de l’ordre moral urbain en Turquie ». EchoGéo.
- Oktem, K. (2021). "Dilemmas of Subnational Democracy under Authoritarianism, Istanbul's Metropolitan Municipality". Social Research: An International Quarterly. vol. 88 no. 2. Johns Hopkins University Press.
- Pérouse, J.-F. (2017). Istanbul planète : La ville-monde du XXIe siècle. Paris : Cahiers libres.
- Pérouse, J.-F. (2016). Erdogan : Nouveau père de la Turquie ? Paris : éditions François Bourin.
- Pinguet, C. (2013). Les îles des Princes. La Bégude de Mazenc : éditions Empreinte.
Mots-clés
Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : aménités | cadre de vie | métropole | mise en tourisme | gouvernance urbaine | grands projets d’aménagement urbains | mucilage marin | patrimoine.
Cet article a été réalisé dans le cadre d’un mémoire de master 2 sur la traduction urbaine du conflit entre la municipalité métropolitaine et le gouvernement central à Istanbul depuis 2019 et d’un stage de quatre mois à l’Institut Français d’Études Anatoliennes (IFEA).
Remerciements
L’autrice tient à remercier : Jean-François Pérouse pour son encadrement bienveillant ; Yohanan Benhaim et Agathe Fautras, chercheur et chercheuse à l’IFEA, pour leur aide précieuse ; Anaïs Lamesa, directrice du pôle archéologie de l’Institut pour ses connaissances en cartographie ; Ninon Briot pour son soutien et ses encouragements lors de la rédaction de cet article.
Jeanne LÉNA
Étudiante en géographie, ENS de Lyon
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Jeanne Léna, « L'opposition entre la métropole d’Istanbul et le gouvernement turc dans l'aménagement des Îles aux Princes », Géoconfluences, décembre 2022.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/de-villes-en-metropoles/articles-scientifiques/opposition-metropole-gouvernement-turquie