Le Sud global, un nouvel acteur de la géopolitique mondiale ?

Publié le 25/09/2023
Auteur(s) : Vincent Capdepuy, docteur en géographie, professeur d'histoire-géographie - académie de La Réunion

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Le Sud global est une notion géopolitique regroupant une variété de pays ayant peu de points communs, de grandes puissances comme la Chine ou l'Inde à des pays en grande précarité. Loin d'une approche qui nierait ou minimiserait son existence, ou au contraire l'érigerait en épouvantail d'une coalition anti-occident, l'article montre que le Sud global désigne surtout une revendication, croissante et destinée à faire entendre sa voix, pour un ordre international plus multipolaire et moins unidirectionnel.

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L’usage universitaire de la notion de Sud global n’est pas nouveau, mais son irruption récente dans le débat public a nécessité quelques mises au point pour en définir le sens (Ouest-France, 2022), comme ce court article paru dans le journal Le Monde en octobre 2022 :

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« Désignant les pays autrefois dits du tiers-monde, la notion regroupe les États du sud, principales victimes des effets néfastes de la mondialisation et refusant de s’aligner sur l’un ou l’autre des puissants du Nord global, cet autre nom de l’Occident. »

Marc Semo, « Le “Sud global”, cet ensemble hétérogène de pays non alignés », Le Monde, 26 octobre 2022.

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Le Sud global serait-il simplement un Tiers-Monde post-Guerre froide ? Dit ainsi, cela viderait la notion de toute pertinence – ce que n’est pas loin de penser Ghassan Salamé (2023) qui ne voit là que « le dernier avatar de cette vieille habitude des civilisations de regrouper dans un vaste ensemble tout ce qui n’est pas soi ». Il n’est pas le seul. Comme l’a dit Catherine Colonna, la ministre française de l’Europe et des Affaires étrangères, en marge du sommet franco-britannique qui s’est tenu à Paris le 10 mars 2023, « il n’y a pas un “Sud global” » (Les Échos, 2023a) – sous-entendu que l’hétérogénéité des pays est trop grande pour qu’on puisse envisager le Sud global comme un acteur géopolitique en tant que tel. Pour Jacques Attali, parler de Sud global serait même « faire le jeu de tous les dictateurs » (Les Échos, 2023b), car on accorderait ainsi trop d’importance à la Russie et à la Chine. Ce ne sont là que quelques exemples des réactions récentes et multiples, impossibles à toutes recenser tant le sujet occupe l’actualité. Pourtant, on pourrait penser que mépriser de la sorte le « Sud global » serait une erreur et conforterait sa légitimité dans sa critique d’un Nord à l’universalité chancelante.

Il importait donc de revenir sur la genèse et la dynamique de cette notion métagéographique à l’actualité pour le moins vive (voir notamment Haug et al., 2021).

1. Une notion universitaire originaire des États-Unis

Chronologiquement, on constate que la notion de Global South a connu un usage croissant depuis une trentaine d’années environ, soit depuis la fin de la Guerre froide. Avant 1990, les occurrences sont rares et non significatives ((Anthony Esler (1983), par exemple, réfléchissant sur le Tiers-Monde dans l’histoire globale, en vient à qualifier le Sud de « global », mais il n’en fait pas pour autant une notion. L’adjectif est écrit sans majuscule : « global South ».)), et la fondation en 1992 d’un Center for Global South à l’American University School of International Service apparaît révélatrice d’un emploi nouveau, sans qu’on puisse pour autant identifier une production intellectuelle majeure émanant de ce centre. À la fin de la décennie, en 1999, le livre de N. Patrick Peritore, Third World Environmentalism : Case Studies from the Global South, est un des premiers, sinon le premier, à inclure l’expression dans son titre, ce qui appelait d’ailleurs une justification dès le premier paragraphe de la préface :

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« Ce livre modélise les attitudes des principaux décideurs de sept pays du Sud global au sujet de l’environnement et du développement. Veuillez noter que le terme “Sud global” est un nouvel usage qui remplace celui de “Tiers-Monde” pour désigner les pays en développement qui dépendent du Nord global riche et à la pointe de la technologie, mais qui détiennent la majeure partie de la diversité génétique mondiale, des espèces uniques et des écosystèmes fragiles. »

N. Patrick Peritore, 1999, Third World Environmentalism : Case Studies from the Global South, Gainesville, University Press of Florida, p. ix. Trad. V. Capdepuy.

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En 2007, à l’Université du Mississippi, était lancée une nouvelle revue de littérature intitulée The Global South. La préface d’Alfred J. López débutait par ces mots de présentation :

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« Bienvenue dans le Sud global, un lieu qui est moins un lieu (ou même un alignement de/parmi des lieux) qu’une condition, et peut-être une orientation. Bien sûr, les lieux et les peuples qui composent le Sud global d’aujourd’hui ne sont pas exactement nouveaux ; c’est plutôt leur mélange et leur alignement sous la bannière de la mondialisation et de ses conséquences, entre autres, qui distinguent le Sud global d’aujourd’hui du Tiers Monde d’hier et d’autres termes similaires. […] Comme son titre l’indique, The Global South se concentrera sur les littératures et les cultures des parties du monde qui ont connu le plus de bouleversements politiques, sociaux et économiques, et qui ont le poids des plus grands défis auxquels le monde fait face dans le cadre de la mondialisation. Une courte liste de ces défis comprendrait la pauvreté, les déplacements et la diaspora, la dégradation de l’environnement, les violations des droits humains et civils, la guerre, la faim et la maladie. Ainsi, le “Sud global” peut servir et sert effectivement de signifiant à des cultures subalternes opposées allant de l’Afrique, de l’Amérique centrale et latine, d’une grande partie de l’Asie, et même de ces “Suds » au sein d’un Nord perçu plus largement, comme le Sud des États-Unis, les Caraïbes et l’Europe méditerranéenne. Parallèlement à cette orientation géographique, la revue mettra l’accent sur les populations marginalisées au sein de l’empire américain lui-même alors qu’il devient de plus en plus le visage et la voix de la mondialisation : les immigrants, les femmes de couleur et d’autres minorités vulnérables. L’étude de ces sujets autrement disparates et discontinus, connus collectivement sous le nom de “pays du Sud”, démontre qu’à mesure que la mondialisation conquiert la planète, le Sud, synonyme de subalternité, transcende également les frontières géographiques et idéologiques. »

Alfred J. López, 2007, « Preface & Acknowledgments », The Global South, vol. 1, no. 1, p. v. Trad. V. Capdepuy.

 

 

 

 

 

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Alfred J. López, auteur en 2001 d’un ouvrage sur le post-colonialisme, donnait sans doute la définition la plus large du Sud global, en assumant complètement la dimension protéiforme de cette appellation. Selon Anne Garland Mahler, qui, en 2018, a inscrit l’émergence du Sud global dans la lignée de la Conférence tricontinentale qui s’était tenu à La Havane en 1966, « le Sud global peut être considéré comme le pendant post-guerre froide de la théorie postcoloniale », c’est-à-dire comme une catégorie critique venant interroger l’ordre du monde.

À titre d’exemple, on pourrait citer une publication récente de l’Unesco, Repenser l’éducation : Alternatives pédagogiques du Sud. Les auteurs, Abdeljalil Akkari et Magdalena Fuentes, mettent en avant des approches pédagogiques et des pédagogues que l’Occident ignorerait. S’appuyant sur les travaux de Jean Comaroff et John L. Comaroff, ils estiment « le dénominateur commun parmi les pays faisant partie du Sud Global très diversifié est probablement leur statut ancien de colonies ou de protectorats de certains pays du “North Global” » (Akkari et Fuentes, 2021).

Néanmoins, l’usage de la notion de Sud global est longtemps resté cantonné au champ universitaire. C’est en fait la guerre en Ukraine qui semble avoir propulsé la notion dans le débat politique français, et suscité des réactions pour le moins circonspectes.

 

2. Une contestation d’une seule voix ?

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, les votes à l’Assemblée générale des Nations unies sont scrutés avec attention. La résolution du 2 mars 2022 qui « déplore dans les termes les plus énergiques l’agression commise par la Fédération de Russie contre l’Ukraine » a été votée par 141 États ; seuls 5 s’y sont opposés (Russie, Belarus, Érythrée, Corée du Nord, Syrie) et 35 se sont abstenus (ONU, 2022), dont la Chine, l’Inde, l’Iran et plusieurs États africains. L’absence d’unanimité à l’encontre de la Russie a pu surprendre certains observateurs. Néanmoins, ces abstentions n’ont nullement dessiné un bloc et il serait très abusif d’y voir une « révolte » du Sud global, même si on peut entendre l’expression d’un agacement face à un Occident dont on n’oublie pas les interventions impérialistes en Irak en 2003 et en Libye en 2011 (Murithi, 2023) : « Les pays du “Global South” me paraissent partager un sentiment, écrit Ghassan Salamé (2023), celui que l’Occident n’applique pas les mêmes règles partout et fait preuve d’une certaine hypocrisie ». 

Document 1. Vote de la résolution du 2 mars 2022 condamnant la guerre en Ukraine

 

Un an plus tard, la résolution du 23 février 2023 qui « exige de nouveau que la Fédération de Russie retire immédiatement, complètement et sans condition toutes ses forces militaires du territoire ukrainien à l’intérieur des frontières internationalement reconnues du pays, et appelle à une cessation des hostilités » a été votée par 141 États, tandis que 32 s’abstenaient et que 7 votaient contre, le Nicaragua et le Mali s’ajoutant au 5 précédents (ONU, 2023). Il y avait une grande stabilité dans le positionnement de chacun (Le Grand Continent, 2023a, Le Monde, 2023). Plus récemment encore, la résolution du 26 avril 2023 qui ne portait pas directement sur la guerre en Ukraine, mais évoquait « les difficultés sans précédent auxquelles se heurte actuellement l’Europe à la suite de l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine, et contre la Géorgie auparavant », a été votée par l’Inde et par la Chine (Le Grand Continent, 2023b). Si la Russie, prise au piège d’une guerre qui n’avait pas été planifiée pour durer, se retrouve relativement isolée, il n’en reste pas moins que, dans le temps long des relations entre le Nord et le Sud, la guerre en Ukraine n’est sans doute pas l’événement majeur qui va recomposer le Monde. Le Sud global était là avant la guerre en Ukraine et s’il existe, c’est indépendamment de ce conflit.

Document 2. Séance de clôture du sommet virtuel « The Voice of the Global South » (janvier 2023) 

Global south

L’ultranationaliste hindou Narendra Modi, premier ministre de l’Inde, lors de la séance de clôture du sommet virtuel « The Voice of the Global South ». Parmi les autres chefs d’état identifiables en vignette, qui offrent un petit échantillon du Sud global, on peut citer Kassym-Jomart Tokaïev (Kazakhstan), Ranil Wickremesinghe (Sri Lanka), Dina Boluarte (Pérou), Chan Santokhi (Suriname), Nana Akufo-Addo (Ghana) ou encore Guillermo Lasso (Équateur). Source : ministère indien des Affaires étrangères, licence Creative Commons (source).

 

Ainsi, les 12 et 13 janvier 2023, le gouvernement indien a-t-il organisé un sommet virtuel des pays en développement, « The Voice of Global South ». À en croire les déclarations officielles, 125 pays étaient invités : 29 pays d’Amérique latine et des Caraïbes, 47 pays d’Afrique, 7 pays d’Europe, 31 pays d’Asie et 11 pays d’Océanie. Le Premier ministre indien, Narendra Modi, a cherché à se positionner en porte-parole de ces pays lors de son discours d’accueil :

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« Nous, le Sud global, avons les plus gros enjeux pour l’avenir. Les trois quarts de l’humanité vivent dans nos pays. Nous devrions avoir une voix dans les mêmes proportions. Aussi, alors que le modèle de gouvernance mondiale vieux de huit décennies change lentement, nous devrions essayer de façonner l’ordre qui est en train d’émerger. »

Narendra Modi, « Our time is coming: PM Modi at Voice of Global SouthSummit », 12 janvier 2023. Trad. V. Capdepuy.

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L’Inde assure la présidence du G20 du 1er décembre 2022 au 30 novembre 2023 et Narendra Modi entend profiter de l’occasion pour faire entendre « la voix du Sud global » sur le thème choisi par l’Inde : « One Earth, One Family, One Future ». Son programme pour le Monde tient en quatre verbes : Respond, Recognize, Respect and Reform

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« Répondre aux priorités du Sud global en élaborant un programme international inclusif et équilibré. Reconnaître que le principe des “responsabilités communes mais différenciées” s’applique à tous les défis mondiaux. Respecter la souveraineté de toutes les nations, l’état de droit et la résolution pacifique des différends et des conflits ; et Réformer les institutions internationales, y compris l’Organisation des Nations unies, pour les rendre plus pertinentes. »

Narendra Modi, « Our time is coming: PM Modi at Voice of Global SouthSummit », 12 janvier 2023. Trad. V. Capdepuy.

»

Cette ambition indienne n’a pas échappé au Premier ministre japonais Fumio Kishida (2023) au moment où son pays occupe la présidence du G7. Lors de son déplacement aux États-Unis et au Canada au début de l’année 2023, il a insisté à plusieurs reprises sur la nécessité d’écouter les pays du Sud global, en essayant de les comprendre et sans chercher à s’imposer.

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« Les relations avec ceux que l’on appelle “le Sud global” nous offrent des défis et des opportunités importants. Le monde qui émerge après la période de transition actuelle ne verra pas un ensemble unique de valeurs convergées, comme on le voyait généralement à l’ère de la mondialisation. Le monde est divers, et concrètement, comparativement parlant, on assiste à la montée des puissances nationales de pays aux caractéristiques divergentes. […] Nous devons être plus attachés à nos valeurs et, en même temps, lorsque nous nous engageons avec le Sud global, nous devons rester humbles tout en mettant de côté nos préjugés, et avoir une solide compréhension de leurs contextes historiques et culturels respectifs. Sur cette base, il est vraiment impératif pour nous de partager le principe selon lequel la communauté internationale n’est pas là où les forts l’emportent sur les faibles, mais plutôt qu’elle doit être guidée par des règles et non par la force. »

Fumio Kishida, « Japan’s decisions at history’s turning point », discours à la Johns Hopkins University School of Advanced International Studies, 13 janvier 2023. Trad. V. Capdepuy.

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Toutefois, dans cet exercice de rapprochement, Fumio Kishida écarte explicitement la Chine alors que celle-ci, en concurrence avec l’Inde, entend bien se positionner comme le chef de file des pays du Sud global. La notion a été traduite en chinois, quánqiú nánfāng, sans pour autant être reprise dans la propagande du régime. Pour l’heure, on la trouve plutôt dans la presse. Ainsi, en janvier 2023, Xiang Haoyu, chercheur à l’Institut des études Asie-Pacifique (Institute of Asia-Pacific Studies, China Institute of International Studies), a publié une mise au point dans la version chinoise du Global Times : « Pourquoi les puissances occidentales se soucient-elles soudainement du “Sud global” ? » L’auteur y souligne la diversité des pays regroupés sous cette appellation, tout en précisant qu’ils partagent quasiment tous le fait d’avoir été confrontés à la colonisation et à la guerre froide, d’être attachés aux principes d’égalité souveraine et de non-ingérence dans les affaires intérieures, et de refuser de s’aligner sur l’une ou l’autre des grandes puissances ((Xiang Haoyu, 18 janvier 2023, « 西方大国为何突然关心“全球南方”? », Huanqiu.)). Il termine en rappelant que les puissances occidentales n’ont pas à faire du Sud global un champ de bataille et qu’elles feraient mieux de se préoccuper du développement de ces pays en suivant l’Agenda 2030 adopté par l’ONU en 2015.

En 2013, David Shambaugh distinguait plusieurs courants au sein des discours sur la place de la Chine dans le monde, dont un qu’il identifiait comme « l’école du Sud global » (Shambaugh, 2013). Il s’agissait de ceux qui considéraient la Chine comme un pays en développement et comme une puissance « révisionniste » – c’est-à-dire visant en remettre en question l’ordre établi au lendemain de la Seconde Guerre mondiale –, attachée aux Objectifs du Millénaire pour le développement, adoptés par l’Assemblée générale de l’ONU en 2000, et défenseurs d’un engagement fort au sein des BRICS et du G20 en faveur d’un monde plus multipolaire. Néanmoins, la notion de « Sud global » ne fait pas partie du vocabulaire officiel chinois. Il est régulièrement question de coopération « Nord-Sud » ou « Sud-Sud », mais la notion récurrente reste celle de « pays en développement » (fāzhǎn zhōng guójiā). Ainsi, en juin 2022, la République populaire de Chine a organisé un « Dialogue de haut niveau sur le développement mondial » et lors de son discours inaugural, Xi Jiping a rappelé que « la Chine est depuis toujours membre de la grande famille des pays en développement » ((« Bâtir un partenariat de haute qualité en vue d’une ère nouvelle du développement mondial », 25 juin 2022, site de l’ambassade chinoise en France.)). Face à ces derniers, et alors même qu’elle se présente comme une puissance rivale des États-Unis (Ekman, 2022, p. 102), la Chine se positionne comme un autre modèle de modernisation, comme l’a encore affirmé récemment le ministre des Affaires étrangères Qin Gang en mars 2023 :

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« La modernisation à la chinoise a permis de régler de nombreux défis pour le développement de la société humaine, de briser le culte selon lequel la modernisation est synonyme de l’occidentalisation, et de créer une nouvelle forme de civilisation humaine. Elle a aussi offert aux différents pays du monde, notamment aux nombreux pays en développement, des inspirations importantes en cinq points. »

秦刚谈中国式现代化:打破了“现代化=西方化”的迷思, Renmin Wang, 7 mars 2023.

»

Les cinq points évoqués dans la citation ci-dessus sont : l’indépendance, la primauté du peuple, le développement pacifique, l’ouverture et l’inclusion, la lutte solidaire. L’idée maîtresse, qui s’inscrit dans la lignée de la politique chinoise entamée à Bandung par Zhou Enlai, est celle du non-alignement, notamment vis-à-vis de l’Occident.

 

3. Le Sud global, un anti-Occident ?

Cette position a été réaffirmée avec force au début de la guerre en Ukraine par Wang Yi, ministre chinois des Affaires étrangères, lors du Séminaire sur la situation internationale et les relations extérieures de Chine qui s’est tenu à Pékin en décembre 2022 :

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« Face à la reprise par certains pays de la mentalité de la guerre froide et au faux débat qu’ils ont lancé sur “la démocratie contre l’autoritarisme”, la Chine et la Russie ont travaillé avec les autres pays pour promouvoir résolument l’avènement d’un monde multipolaire et la démocratisation des relations internationales et rejeter fermement l’hégémonie et une nouvelle guerre froide. Les relations sino-russes, qui se fondent sur le non-alignement et la non-confrontation et ne visent aucune partie tierce, sont indéfectibles. »

« Poursuivre une vision mondiale et aller vaillamment de l’avant pour écrire un nouveau chapitre glorieux de la diplomatie de grands pays aux couleurs chinoises », 25 décembre 2022, discours consultable sur le site de l’ambassade chinoise en France.

»

Cela ne peut se comprendre que par une redéfinition du non-alignement comme un non-alignement sur les États-Unis et un rejet d’un monde qui serait unipolaire. C’est ainsi qu’en juillet 2021, la Russie a obtenu le statut d’observateur au sein du Mouvement des pays non-alignés, comme la Chine depuis 1992. Le non-alignement serait moins une opposition Nord-Sud qu’un clivage entre l’Occident et le reste du monde, entre « the West and the Rest », pour reprendre une formule qui date également du début des années 1990.

François Fillon, auditionné à l’Assemblée nationale par la commission sur les ingérences étrangères le 2 mai 2023, mettait en garde : « Ce sont les Occidentaux qui imposent leurs sanctions au reste du monde. Si vous ne ressentez pas à quel point cette politique-là fait monter un ressentiment contre nous, vous ne voyez pas arriver l’orage qui va s’abattre sur l’Europe. » (LCP, 2023) Cette déclaration ne passa évidemment pas inaperçue et de nombreux extraits furent repris par un média chinois ((« L’Occident “ne peut plus parler au reste du monde comme si on était les maîtres de la classe” (ex-PM français) », Xinhuanet, 9 mai 2023.)).

Une des dernières annonces pour essayer de renverser l’hégémonie du Nord est la volonté affichée de mettre en place un ordre financier alternatif qui permettrait de contourner à la fois le FMI et le dollar grâce, notamment, à la Nouvelle Banque de Développement, dont la direction est actuellement assurée par Dilma Roussef. De retour de Chine en avril 2023, le président du Brésil Luis Inácio Lula da Silva a salué cette prise de fonction car cette banque des BRICS « réunit toutes les conditions pour devenir la grande banque du Sud global [Sul global] » car elle « prêtera de l’argent dans la perspective d’aider les pays et non de les asphyxier » ((« Discurso do presidente da República, Luiz Inácio Lula da Silva, na cerimônia de posse de Dilma Roussef na Presidência do NBD », 14 avril 2023.)).

Pour Lula, l’idée n’est pas de nourrir un antagonisme Nord-Sud mais de le dépasser en marginalisant le Nord jusqu’alors hégémonique :

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« Je pense que nous sommes des victimes, nous sommes traités comme des algorithmes et il est nécessaire que l’humanisme réagisse. […] Nous devons vaincre l’individualisme, qui est en train de s’emparer de l’humanité. L’humanité est née pour vivre en communauté. »

« Discurso do presidente da República, Luiz Inácio Lula da Silva, na cerimônia de posse de Dilma Roussef na Presidência do NBD », 14 avril 2023.

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C’est sans doute dans cet horizon mondial qu’il faut comprendre l’ajout au début des années 1990 de l’adjectif « global » à la notion de Sud utilisée jusqu’alors. Alors que la notion de « Nord global » reste très peu usitée, car non pertinente – il y a longtemps que le Nord domine le Monde –, alors que la notion d’« Occident global » reste surtout caractéristique du récit diffusé depuis des années par le pouvoir russe (global’nyy zapad), parler de Sud global dit l’aspiration de tout un ensemble de pays du Sud, aussi hétérogène soient-ils, potentiellement rivaux ou simplement en désaccord, à bousculer cette domination d’une poignée de pays occidentaux ou du Nord (Boillot, 2023). Pour reprendre un argument souvent utilisée, l’objectif serait de corréler le poids démographique mondial que représentent les pays du Sud et son poids politique.

C’est ce qu’exprimait également le président sud-africain Cyril Ramaphosa à l’Assemblée nationale le 9 mars 2023 alors que se prépare le prochain sommet des BRICS à Durban :

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« Nos priorités répondent aux défis et aux opportunités que partagent l’Afrique du Sud et les autres membres des BRICS. Elles répondent également aux besoins et aux préoccupations du Sud global dans son ensemble. L’une des valeurs fondatrices des BRICS est la nécessité de restructurer l’architecture politique, économique et financière mondiale [« global »] pour la rendre plus équitable, plus équilibrée et plus représentative. Les pays des BRICS conviennent que les Nations unies doivent rester au centre du multilatéralisme et être réformées pour les rendre plus efficaces, plus inclusives et plus représentatives de la communauté mondiale. Cela inclut la réforme du Conseil de sécurité des Nations unies afin de garantir que les pays africains et les autres pays du Sud soient correctement représentés et que leurs intérêts soient effectivement défendus. »

« President Cyril Ramaphosa: Oral replies to questions in the National Assembly », 9 mars 2023. Trad. V. Capdepuy.

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On notera que la Turquie, qui ne se considère pas comme un pays du Sud global, porte la même critique. En 2016, le président turc Recep Tayyip Erdoğan avait résumé cette revendication en un slogan : « Le monde est plus grand que cinq » (dünya beşten büyüktür), allusion évidente au Conseil de sécurité de l’ONU.

Selon Pierre Grosser, il serait plus juste de parler d’« un multi-alignement plus [que d’un] non-alignement » (Grosser, 2023). Ce terme de « multi-alignement », employé pour la première fois par Shashi Tharoor ((Shashi Tharoor a défendu sa vision du « multi-alignement » dès 2010, mais on se référera surtout au dernier chapitre de son ouvrage paru en 2012, Pax Indica : India and the World of the 21st Century, New Delhi, Penguin Books India.)) il y a une dizaine d’années, est aujourd’hui un des mots-clés du discours officiel indien. Subrahmanyam Jaishankar, l’actuel ministre des Affaires étrangères, dans son ouvrage paru en 2020 sur « la voie indienne », The India Way : Strategies for an Uncertain World, avait concédé une certaine pertinence au terme : « Dans le prolongement du non-alignement, il est parfois utile de parler de multi-alignement. Il semble plus énergique et participatif qu’une position antérieure d’abstention ou de non-implication » (Jaishankar, 2020). Cela s’inscrit dans un système mondial perçu comme étant de plus en plus multipolaire, où la diplomatie serait plus fluide, permettant une plus grande latitude de positionnement et d’action aux puissances moyennes comme l’Inde, mais aussi la Russie, la France, le Brésil, le Japon, la Turquie, l’Arabie Saoudite… « La dilution de la discipline des alliances ne fera que faciliter ce processus. Il en résultera une architecture plus complexe, caractérisée par différents degrés de concurrence, de convergence et de coordination » (ibid.). Selon Subrahmanyam Jaishankar, l’Inde doit faire la promotion d’un « multilatéralisme réformé ». En cela, il s’accorde avec ce que promouvait, dix ans plus tôt, un groupe de chercheurs dans un texte intitulé NonAlignement 2.0 : « L’objectif principal d’une approche stratégique devrait être de donner à l’Inde un maximum d'options dans ses relations avec le monde extérieur » (Khilnani, 2012).

Cela dit, si le gouvernement indien entend se faire la voix du Sud global, en même temps, il assume complètement le fait de continuer à commercer avec la Russie d’un côté, et de l’autre n’hésite pas à s’allier aux puissances occidentales comme l’attestent sa participation aux réunions du Quad, le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité, aux côtés des États-Unis, du Japon et de l’Australie, ou bien l’invitation de Narendra Modi par Emmanuel Macron pour le défilé du 14 juillet 2023 à Paris.

La position chinoise n’est pas foncièrement différente. La visite d’Emmanuel Macron en Chine en avril 2023 a été perçue comme un succès diplomatique et sa déclaration critique à l’égard des États-Unis – « Être allié ne signifie pas être vassal » – a été particulièrement appréciée. Cela a été rappelé lors d’un récent entretien téléphonique entre Emmanuel Bonne, conseiller du président français, et Wang Yi, directeur du Bureau de la Commission des affaires étrangères du Comité central du Parti communiste chinois : « La Chine apprécie les importantes déclarations récemment faites par le président Macron sur différentes plateformes multilatérales internationales qui reflètent la tradition de diplomatie indépendante de la France, et elle apprécie également le fait que les pays européens se montrent plus actifs dans leur dialogue et leurs contacts avec la Chine » ((« Entretien téléphonique entre Wang Yi et Emmanuel Bonne », Dialogue Chine-France, 6 juin 2023.)). La récente opposition d’Emmanuel Macron à l’ouverture d’un bureau de l’OTAN au Japon, alors même que cela s’inscrivait dans une coopération déjà ancienne, est un autre message d’apaisement envoyé à la Chine.

Le risque du discours polycentrique serait de masquer l’enjeu démocratique interne à chaque pays, dont l’exigence ne peut disparaître derrière un relativisme faussement irénique, une nouvelle « coexistence pacifique ». Comme l’avertit la militante indienne Kavita Krishnan (2022), un Monde multipolaire pourrait bien n’être qu’un Monde pavé d’impérialismes rivaux et potentiellement despotiques. Au demeurant, ceci était totalement assumé par les auteurs du rapport stratégique indien NonAlignment 2.0 : « Nous sommes attachés aux pratiques démocratiques et convaincus que des démocraties solides sont une garantie plus sûre de la sécurité dans notre voisinage et au-delà. Cependant, nous ne “promouvons” pas la démocratie et nous ne la considérons pas comme un concept idéologique servant d’axe de polarisation dans la politique mondiale » (Khilnani, 2012).

Document 3. Une représentation cartographique possible du Sud global

carte sud global

 

Conclusion

Le Sud global n’est peut-être rien de plus que le Sud, mais il ne peut plus être un tiers-monde « exploité, méprisé comme le Tiers État, [voulant], lui aussi, être quelque chose » pour reprendre les mots d’Alfred Sauvy en 1952. La ligne Nord / Sud ne s’est pas estompée, aussi discutable que soit son tracé. Car elle ne tient pas qu’à un écart de développement. Elle est la trace d’un rapport de domination qui s’inscrit dans le temps long et qui n’a pas été renversé par les revendications d’un nouvel ordre international dans les années 1960-1970. Mais la montée en puissance de quelques pays, notamment la Chine et l’Inde, mais aussi le Brésil, ne peut plus être ignorée. La Russie, puissance déclassée au positionnement incertain, serait tentée de se ranger parmi elles. Depuis 2017, les États-Unis sont inquiets par ces « puissances révisionnistes » qui interrogent l’ordre du monde occidentalo-centré et plus particulièrement l’hégémonie états-unienne. La guerre en Ukraine n’est pas terminée et risque de s’inscrire dans la durée. Le choc est peut-être en train de s’estomper. Les réflexes campistes qui auraient voulu que le Monde soit divisé en deux – soit contre la Russie et avec les États-Unis, soit contre les États-Unis et avec la Russie – n’ont pas bouleversé l’ordre mondial qui s’avère plus polycentrique que jamais. Quant à la notion de Sud global elle-même, dont on peut considérer qu’elle est fragile parce que difficile à caractériser et finalement assez floue – ce qui est le cas de nombre de catégories métagéographiques –, elle tient sans doute sa pertinence de sa performativité. Le Sud global existe d’abord parce qu’on en parle et qu’on s’exprime en son nom. Mais personne n’est dupe. Sur le plan géopolitique, la rivalité entre la Chine et l’Inde en est peut-être la principale faille. Dans le monde multipolaire d’aujourd’hui, il n’y a pas plus de Sud global que d’Occident ou du moins, pourra-t-on les considérer seulement comme des affinités parmi d’autres, sans prendre le risque de les essentialiser.

 


Bibliographie

Références citées
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  • Boillot Jean-Joseph, « Le monde se désoccidentalise, mais le “Sud global” n’est pas contre l’Occident », Alternatives économiques, 27 avril 2023.
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Articles de presse cités
Pour aller plus loin
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Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : BRICS | développement humain | développement économique | géopolitique | Nord/Sud | Quad | puissance | Sud global.

 

 

Vincent CAPDEPUY

Docteur en géographie, professeur d'histoire et géographie, académie de La Réunion

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Vincent Capdepuy, « Le Sud global, un nouvel acteur de la géopolitique mondiale ? », Géoconfluences, septembre 2023.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/inegalites/articles/sud-global