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Patrimoine statuaire en Afrique du Sud et au Mozambique : formes de contestations et d’apaisement

Publié le 25/11/2025
Auteur(s) : Fabrice Folio, maître de conférences HDR en géographie - Université de La Réunion

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Les métropoles en Afrique du Sud et au Mozambique peuvent être partagées entre un ancien patrimoine dissonant et de nouveaux monuments, proposant un récit davantage en phase avec l’image que les acteurs tiennent à offrir de leur territoire. Ces frottements entre ancien et nouveau patrimoine, en particulier statuaire, peuvent déboucher sur des (ré)actions multiples conduites à l’endroit des monuments présents dans l’espace public, qu’il s’agit ici de classer pour les analyser.

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 Abstract

La politique patrimoniale culturelle et mémorielle ne peut se départir, sur le continent africain, de celle postcoloniale (Hall et Tucker, 2004). Les « patrimoines des dominations » restent en effet à ce niveau omniprésents (Boswell & O’Kane, 2011), renvoyant à des mémoires traumatiques. Selon M. Gravari-Barbas et S. Jacquot (2014), les projets patrimoniaux qui ont été initiés au terme des aventures coloniales « ne sont pas exempts de nouveaux storytellings mobilisés pour (re)écrire l’histoire ». D’où une ambivalence patrimoniale pouvant se faire jour sur le terrain, les nouveaux États étant partagés entre ancien monument culturel dissonant (Tunbridge et Ashworth, 1996) et nouveaux patrimoines (musées, statues, stèles…) destinés à proposer un récit davantage en phase avec les acteurs au pouvoir et l’image qu’ils tiennent à offrir de leur territoire. Le patrimoine dissonant peut être défini comme un héritage vivement contesté, multidimensionnel et chargé de significations et de valeurs inscrites par divers acteurs lesquels sont en désaccord, voire en conflit les uns avec les autres (ibid.). Il en découle des configurations multiples : un néo-patrimoine culturel, telle qu’une statue implantée dans l’espace urbain central par exemple, peut très bien remplacer un monument ((Si dans le sens courant, le monument renvoie à une construction humaine de grande taille, il peut aussi signifier un « lieu de mémoire » élément matériel ou idéel, qui participe à la constitution de l’identité collective.)) plus ancien (prélevé ou remisé en des endroits précis tels que des musées). Dans d’autres situations, il peut cohabiter avec lui dans un contexte de tensions. Dans certains cas encore, les deux patrimoines peuvent dialoguer ensemble.

Ces frottements nous interpellent et nous nous proposons, dans cette contribution, d’évaluer cette réalité au travers de quelques métropoles situées en Afrique du Sud et au Mozambique. Caractérisés par une histoire à la fois interreliée et divergente (d’un côté une ancienne colonie hollandaise puis anglaise, de l’autre une ancienne colonie portugaise qui a connu une guerre d’indépendance) ainsi que par des niveaux de développement inégaux, ces deux États ont fait l’objet d’une forte monumentalisation patrimoniale passée, notamment statuaire. Celle-ci s’est retrouvée à front renversé du fait de l’avènement de régimes ayant succédé aux ères coloniales (pour l’Afrique du Sud et le Mozambique) et d’apartheid (pour la nation arc-en-ciel). La co-présence patrimoniale a pu déboucher sur des (ré)actions multiples conduites à l’endroit des monuments implantés dans l’espace public. Nous nous proposons ici d’en dégager et structurer les principales formes. Nous tenterons de montrer que ces positionnements et actes s’agrègent autour d’un spectre allant des tensions vives aux formes d’acceptation ou d’apaisement. Ils sont visibles à la fois au travers de logiques de statu quo ou permanence (et ses conséquences), à la fois via des dynamiques plus résolues de déplacement.

1. Passé et présent monumental en Afrique du Sud et au Mozambique

L’Afrique du Sud et le Mozambique ont été marqués, dans leur histoire tumultueuse, par une forte monumentalisation statuaire. Ils ne sont pas restés à l’écart du mouvement de contestations à son encontre, reflétant les changements de régime et les effets de bascule politique.

Penny Edwards (2007) a insisté sur les travaux qui, à partir d’une généalogie patrimoniale, traduisent le rôle de la politique coloniale dans la conservation et la restauration du patrimoine des terres colonisées, incarnant le « patrimoine de l’Empire ». Au demeurant, ce dernier a historiquement été étroitement lié à l’édification et à la circulation des idéologies politiques. Le patrimoine a, ce faisant, contribué à leur triple fonction d’intégration sociale, de légitimation et de domination selon les termes de P. Ricoeur (1986). Tant l’Afrique du Sud que le Mozambique n’échappent pas à ce constat. Dans l’espace public des deux pays, des statues monumentales à la gloire des héros coloniaux (tels que Cecil Rhodes) ou du nationalisme afrikaner (comme Paul Kruger), ont été érigées « dans un style grandiloquent voire néofasciste dans les lieux clefs du pays » (Houssay-Holzschuch, 2010). Les colonisations en vigueur ne furent pas anodines à cette dynamique : double colonie de peuplement (« Boers » et Britanniques s’opposant vivement par ailleurs) en Afrique du Sud, où les autorités britanniques ont farouchement inscrit dans le marbre leur présence, alors que le Parti National afrikaner a lui aussi monumentalisé « son » Afrique du Sud lors de l’avènement de l’apartheid (ou politique de développement séparé) ((Pour Zytnicki et Kazdaghli (2009), le tourisme s’est aussi avéré un outil de propagande majeur de l’idéologie coloniale, forgée par les puissances européennes à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. L’Afrique du Sud particulièrement a traduit cette réalité à travers, par exemple, son tourisme balnéaire constitué sur la côte du KwaZulu-Natal (Nord-est) visant une clientèle blanche des hautes terres mais aussi des Rhodésies voisines.)) : ère Salazar et régime dictatorial et corporatiste de l’estado novo (ou « État nouveau » qui dirige le Portugal de 1933 à 1974) au Mozambique, ponctué par une forte migration des Portugais vers les colonies afin d’arrimer pleinement le Mozambique à la métropole, ainsi que par un marquage physique statuaire clairement visible dans l’espace centre (en l’espèce ici la ville de Lourenço Marques).

Qu’advient-il de cet héritage patrimonial dans un contexte postindépendant (et postapartheid) ? Comment surmonte-t-on ce passé et quelle devient la posture adoptée envers des monuments persistants, parfois ostensibles dans le paysage ? Va-t-on – et comment – re-sémantiser ?

Dans le cadre des Tourism studies et des Critical heritage studies, nombreuses ont été les études portant sur les patrimonialisations et les muséifications à l’œuvre dans les anciennes colonies. Il s’avère que des processus de sélectivités générées sur le grand récit colonial vont se mettre en mouvement et que ceux-ci vont même jouer un rôle dans les constructions nationales postindépendances (Gaugue, 1997). En effet, s’accaparer ce socle ancien éminemment sensible, du moins l’ossature liée à l’opposition à son égard ainsi que les modalités, personnages ou instruments de la lutte à son encontre, et en faire une (contre)histoire neuve érigée en historiographie, peut devenir un mobile fédérateur (Anderson, 1991). Il va en émaner un « nouveau » patrimoine (nouvelle statue, nouveau musée, monument/mémorial inédit...) qui se présente en miroir inversé de l’ancien et qui, dans un esprit de réhabilitation, se prévaut de donner la réplique voire de supplanter celui de la période précédente (Gaugue, 1997).

Pour bien saisir cet aspect, il convient de saisir la volonté d’un idéal national qui se met en place, à marche forcée, au détour des années 1960–70 dans un cadre post-indépendant, sur les cendres des régimes coloniaux. La construction nationale devient alors le moyen d’unifier des peuples, ethnies diverses, pour certaines situées sur des zones de confins et éloignées des centres de pouvoir, pour d’autres ayant ardemment combattu le système colonial, et pour d’autres encore ayant simplement cohabité avec celui-ci. C’est le cas au Mozambique, dans un pays très étendu longitudinalement, où la lutte armée pour la libération a avant tout été menée depuis les lisières nord, avec un appui sudiste. Face à cette myriade de groupes ethniques et de régions éloignées, quel meilleur moyen pour le nouveau pouvoir, en l’occurrence le FRELIMO (Front de Libération du Mozambique), que de « faire nation » (Couteaux, 1984 ; Urfer, 2010) lors de son arrivée au pouvoir en 1975 ? Il inscrit en qualité de discours intégrateur perceptible dans son patrimoine culturel physique, la puissance de la lutte révolutionnaire évinçant un pouvoir oppressif. L’ouverture du Museu da Revolução en 1978 à Maputo en est un témoin.

En Afrique du Sud, l’apartheid (1948-91) ayant succédé à la double colonisation européenne, cette temporalité – et plus précisément la lame de fond qui la renverse – s’impose comme le nouveau tableau de la grande narration nationale à partir de 1994, avec l’arrivée au pouvoir de Nelson Mandela. La volonté des autorités ANC (African National Congress, le parti depuis à la tête du pays) est alors d’entrer en résonnance avec un État qui entend réécrire son histoire commune. Il le fait en revalorisant son patrimoine dans une optique économique – via la place grandissante du tourisme de découverte culturelle et patrimoniale (Fainstein & Gladstone, 2005) – et identitaire – à travers le discours sur la nation inclusive arc-en-ciel porté sur les fonts baptismaux par Desmond Tutu. De sorte que statues et musées nouveaux (citons l’Apartheid museum ou la Mandela House), associés aux figures anti-apartheid, vont façonner une néo-imagerie en des lieux symboliques, érigeant une mémoire-Monde (Lazzarotti, 2012).

Évidemment, les villes capitales deviennent les récipiendaires de ces réécritures. Dans un pays centralisé comme le Mozambique, Maputo illustre bien ce processus. En Afrique du Sud, porté par un polycentrisme, diverses métropoles (Johannesburg, Pretoria, Le Cap, Durban…) vont accueillir cette mutation, surtout que les villes sud-africaines se livrent elles-mêmes à une concurrence interurbaine pour s’approprier les emblèmes identifiables (Jacobs, 1996). Reste à ce moment à établir la nouvelle place accordée aux monuments plus anciens.

2. La question des statues dans l’espace public : réalité des contestations

Penchons-nous sur les controverses (et accommodements) en lien avec la présence statuaire au sein des deux pays. La lecture des querelles à leur égard s’inscrit dans une double temporalité : celle qui, à l’avènement de l’indépendance au Mozambique en 1975 (avec la mise en place du parti unique Frélimo) et à la fin de l’apartheid en 1994 en Afrique du Sud (avec l’arrivée de l’ANC au pouvoir), nourrit un premier mouvement de contestations et de transformations ; celle plus récente d’amplification du mouvement de « contestations monumentales » (que l’on date souvent à l’année 2020, partie des États-Unis et gagnant d’autres horizons, mais en réalité antérieure et pas seulement en Afrique du Sud ((Citons entre autres les destructions des statues soviétiques en Ukraine dès 2013, aux États-Unis, les statues sudistes abattues dès 2017, la décapitation de la statue de Joséphine de Beauharnais à Fort-de-France dès 1991. La date de 2020 est par conséquent certes commode et marque un basculement mais elle reste contestable.)), Deschepper, 2021) et qui donne un nouvel engouement aux débats mémoriels. Même si la genèse, les enjeux et les solutions adoptées diffèrent entre ces terrains d’étude, ils se rejoignent autour du grand mouvement des tensions et conflits autour de la statue, de ce qu’elle charrie comme « sens » et qui a été défini par le terme de « statuoclastie » par Bertrand Tillier (2022).

Les enjeux autour de la question statuaire portent sur sa visibilité, la contestation à son encontre et les éventuels actes de dégradation/déboulonnage. Ils illustrent un processus assez classique :

  • d’abord un matériau patrimonial (ici des statues souvent en bronze, sur piédestal positionnées en zone centrale) constitué à une période ancienne, destiné à inscrire des référents identitaires dans l’espace public ;
  • des objets qui revêtent autant de marqueurs symboliques d’acteurs dominants, en charge à un moment précis de l’histoire, en un lieu donné ;
  • enfin, un patrimoine monumental physique qui se retrouve contesté dans une autre temporalité par une frange de la population et par divers acteurs, ce qui atteste bien de son rôle absolument non neutre, estimé comme un vecteur d’idéologie.

Une « dé-commémoration » peut ainsi prendre place selon Anne Hertzog (2020), pour qui ces symboles physiques « semblent avoir acquis une hyper-visibilité nouvelle et insoutenable dans l’espace du quotidien ». Ces crispations existent tout particulièrement en Afrique du Sud. Elles sont antérieures à la vague de 2020. Ainsi en 1999, lors de l’intronisation du second président de l’ère démocratique, Thabo Mbeki, à l’Union Building de Pretoria, la statue de Johannes Albertus Hertzog, général boer, promoteur de l’afrikaans, fondateur du parti national et premier ministre de l’Union de l’Afrique du Sud (1924-1939), fut recouverte d’une bâche l’invisibilisant aux yeux du public et des caméras. Elle a depuis été excentrée à droite du parc, nous aurons l’occasion d’y revenir. En 2015, celle de l’ancien dirigeant afrikaner Paul Kruger, qui trône en plein centre-ville de Pretoria, la capitale exécutive, a été maculée de peinture. Le mouvement de protestation de la jeunesse Rhodes must fall demandant le retrait de la statue commémorant Cécil Rhodes, homme d’affaires et politique britannique qui a donné l’ancien nom du Zimbabwe, la Rhodésie, a débuté le 9 mars 2015 à l’Université du Cap et s’est ensuite étendu sur d’autres campus du pays. Il s’est appuyé sur le parti radical les Combattants pour la liberté économique (EFF), emmené par le controversé Julius Malema. En 2015, enfin, c’est la statue de Gandhi, le chantre du Satyagraha, qui fut vandalisée à Johannesburg, pour le caractère raciste ou à tout le moins paternaliste qui lui est prêté à l’encontre des kaffirs ((Terme d’origine arabe et qui signifie « incroyant » ou « infidèle ». Les marchands d’esclaves arabes désignaient ainsi les habitants des régions allant du comptoir mozambicain au Cap sud-africain, les renvoyant à des « non-convertis à l’islam ». Plus tard, les Européens reprendront ce terme pour désigner les cultures autochtones.)) durant ses jeunes années passées en Afrique du Sud (de 1893 à 1915).

Si l’on remonte plus loin dans le temps, à Maputo, c’est au début de l’indépendance en 1975, que les statues associées au passé colonial portugais sont purement et simplement retirées de l’espace public et rangées en des lieux plus ou moins accessibles : celle de l’officier de cavalerie Mouzinho de Albuquerque gît ainsi aujourd’hui dans le fort (fortaleza) situé dans la partie basse du centre-ville (ou baixa) de la capitale mozambicaine ; celle de António de Oliveira Salazar, homme d’État portugais, se retrouve pour sa part « punie », face à un mur du parking de la bibliothèque Nationale (Folio, 2017), comme on le verra plus loin.

3. Un spectre d’interactions statuaires, essai de typologie

Quel est le positionnement du chercheur face à ces convulsions, à cet « iconoclasme politique » pour reprendre les termes de l’historien Emmanuel Fureix (Dejean, 2020), débordant parfois sur des actes de vandalisme ? Non pas de prendre parti, mais d’acter que ces matériaux incarnent, qu’on le veuille ou non, une part de l’histoire. La volonté de les soustraire au regard social ou de les dissimuler relève parallèlement d’un malaise et d’un mal-être, qu’il convient d’entendre et d’analyser. Cela commande un détachement apaisé, induisant ensuite une réflexion d’ensemble sur les perceptions et actions en présence afin de cerner, dans cette continuité, des pistes de cohabitation harmonieuse. À cette fin, nous avons recensé un certain nombre de statues emblématiques présentes dans les deux pays (quelques-unes récentes, d’autres en lien avec les périodes coloniales ou d’apartheid) et plus précisément celles situées dans les métropoles de Johannesbourg, Pretoria, Durban en Afrique du Sud, et à Maputo au Mozambique. Nous avons ensuite observé leur état général et surtout leur rapport à la population locale et aux autorités : ont-elles fait l’objet d’actes d’incivilités tels qu’un souillage par des inscriptions ou de la peinture ? D’actes de violences délibérées ? Ont-elles été camouflées, enlevées, déplacées ? Finissent-elles par être acceptées ?

Document 1. Afrique du Sud et Mozambique : (ré)actions face à la présence statuaire

Afrique du Sud et Mozambique : (ré)actions face à la présence statuaire

Nous avons ensuite tenté un exercice de classification prenant en considération les (ré)actions à leur présence dans l’espace public (document 1). Nous partons du principe que les contestations se nourrissent, côté gauche, d’un statu quo fragile, fébrile même, qui peut être plus ou moins aménagé ou géré ; côté droit, on observe une intervention résolue (de la puissance publique) mais qui ne fait parfois que déplacer ou occulter le problème et ne le règle pas forcément. Une étroite voie possible du consensus et de l’apaisement semble se dégager à mesure que l’on progresse vers le centre du schéma, et dont les formes les plus manifestes sont la recontextualisation du message et le rééquilibrage monumental. Les incidences possibles alternent entre ressentiment/tension (dans le cas de la permanence), contestation/invisibilisation/oubli (dans celui de la mobilité statuaire) et apaisement/sensibilisation (au centre).

Parmi les formes de crispations (ressentiments, tensions) les plus extrêmes, citons :

  • Côté gauche de la figure, la permanence, et en conséquence l’exposition directe à des actions de dégradation : par exemple la statue de George V à Durban, roi du Royaume-Uni et des dominions, a subi des actes de souillage à travers des jets de peinture sur l’Université du KwaZulu-Natal au Howard College en 2015 et l’ajout d’un tee-shirt noir mentionnant « End white privilege » (Mlambo, Nxumalo, 2015) s’arrimant à une dynamique « woke » (« éveillé »). Ce premier état peut être transitoire, une statue attaquée peut finir par être déplacée (une demande d’ailleurs formulée in situ).
  • Côté droit de la figure, l’intervention publique pour un déplacement pur et simple (mobilité statuaire) et une disparation de l’espace public, ce qui revient à invisibiliser ce qu’on ne veut pas ou plus voir. Cela peut prendre une forme de punition sur l’histoire ou de châtiment, telle la statue de Salazar mise face au mur et quelque peu marginalisée dans un parking à Maputo (document 2). Il s’agit là d’un simple stockage provisoire avant transfert (probablement au fort de Maputo) mais le fait de l’orienter de cette manière fait que la statue a littéralement l’air d’être « au coin ». De même, en 2010, à l’aéroport King Shaka de Durban, une statue du célèbre roi zoulou composée par le sculpteur Andries Botha a été retirée sur pression du roi Goodwill Zwelithini, parce que celui-ci était représenté entouré de bétail et pas en chef de guerre, image martiale tenant du mythe prêtée aux Zoulous (Carnie, 2024). Jugée non conforme à une « virilité intégrée » (Folio 2010), la statue a déplu… La mythification du personnage entérine ici la mise en œuvre d’une hyper-réalité (soit l’impression d’un passé plus réel et sublimé que la réalité même). La statue de Shaka a depuis été déboulonnée, remplacée par une nouvelle plus solennelle (document 3).

Salazar, au coin !

Document 2. La statue de Salazar mise en face d’un mur dans le parking de la bibliothèque de Maputo. Cliché : Fabrice Folio, 2016.

Shaka Zoulou

Document 3. La nouvelle statue « impériale » de Shaka à l’aéroport de Durban, avec bouclier et lance, avant son inauguration. Cliché : Fabrice Folio, 2024.

Dans des réactions que l’on qualifie toujours de défensives et qui consistent à trouver des modus vivendi, voyons à présent deux autres formes d’interventions sur la statue : le blindage qui consiste en une sécurisation in situ ; le décentrage qui induit une invisibilisation larvée, dans la mesure où la statue est déplacée en position périphérique :

  • En 2015, la statue de l’ancien chef militaire et dirigeant afrikaner Paul Kruger, incarnation du nationalisme afrikaner (Afrikanerdom), qui trône en plein centre-ville de Pretoria, a été dégradée. Elle est depuis encadrée par un grillage (Du Toit, 2020), dont le portillon demeure ouvert au public durant la journée (document 4). À tout le moins, cet encadrement a une incidence sur la valeur esthétique du monument.
  • La statue de Johannes Albertus Hertzog, chef de gouvernement d’Afrique du Sud et chantre du nationalisme afrikaner, a quant à elle été excentrée au sein du jardin de l’Union building sur la droite : elle a désormais cédé sa place sa place à une statue beaucoup plus monumentale de Nelson Mandela, bras ouverts, souriant et en majesté. Si la statue d’Hertzog en tant que monument physique est bien là, la plaque portant son nom en dessous a été retirée, si bien qu’on ne peut plus savoir qui il est précisément (document 5).

Paul Kruger

Document 4. La statue de Paul Kruger dans le centre-ville de Pretoria et son enceinte grillagée. Cliché : Fabrice Folio, 2021.

Hertzog Mandela
Document 5. À gauche, la statue de Johannes Albertus Hertzog au-devant du palais présidentiel à Pretoria, excentrée et anonymisée sur la droite du jardin. À droite, la statue de Nelson Mandela a pris sa place, entourée de drapeaux de l’Afrique du Sud. Clichés : Fabrice Folio, 2021.

En progressant vers le centre du schéma du document 1, deux autres dynamiques apparaissent. Elles renvoient à une mécanique d’acceptation du monument, soit toujours dans la logique de la permanence par le détournement, soit par son déplacement dans un nouvel espace jugé consensuel. Il s’agit de l’habillage et du compartimentage muséal (ce dernier restant, du reste, une forme d’action assez classique) ; citons en guise d’exemples :

  • D’abord le cas original, à Johannesburg, de la statue de Carl Von Brandis, premier commissaire aux mines de la région du Witwatersrand et intendant de Johannesburg, œuvre emblématique de l’art de l’apartheid (Guinard, 2011). Elle a d’abord été rénovée via un auvent-écran, destiné « à la montrer pour mieux la cacher ». Par la suite, la statue a fréquemment été détournée par des usagers du parc, dans le cadre de manifestations ou mobilisation civiques (Chernick, 2015). Elle est donc réutilisée et sa charge « négative » se retrouve inversée en en modifiant le sens.
  • Ensuite la statue de Joaquim Augusto Mouzinho de Albuquerque, située auparavant devant l’hôtel de ville de Maputo. Représentant un militaire portugais et gouverneur du Mozambique, elle a été enlevée et confinée au sein du fort de Maputo en 1975 à l’indépendance : c’est une manière d’extraire à l’espace public ce qu’on ne veut plus voir sans l’invisibiliser pour autant, en le remisant dans un endroit patrimonial spécifique. À la place, on trouve aujourd’hui celle de Samora Machel, le premier Président postindépendance dans une posture de père de la nation (document 6).
Albuquerque à Maputo Machel à Maputo
Document 6. La statue de Joaquim Augusto Mouzinho de Albuquerque, actuellement entreposée au sein de la Fortaleza à Maputo (à gauche), a été remplacée sur son ancien site par celle de Samora Machel au-devant de l’hôtel de ville de Maputo (à droite). Clichés : Fabrice Folio, 2021.

Des voies existent donc qui peuvent amener à une acceptation. On peut émettre l’hypothèse que les formes abouties de ces consensus, dans une visée d’harmonie et d’inclusion mémorielle, sont les deux ultimes dynamiques situées au milieu du schéma (document 1) : le rééquilibrage statuaire (soit compenser la visibilité d’anciennes statues par l’ajout de nouvelles) et la contextualisation narrative (soit introduire des éléments textuels ou de discours, comme une plaque, afin de mieux appréhender le personnage dans son époque par exemple). Toutefois, est-ce aussi évident ?

Un rééquilibrage mémoriel semble être mis en scène dans le fort de Maputo : une chapelle est dorénavant consacrée à Ngungunyane, le roi de Gaza (région centre du pays) qui s’était opposé à la colonisation portugaise, vaincu par Mouzinho de Albuquerque en 1895 (document 7). Ses cendres ont été rapatriées des Açores (où il fut exilé après son arrestation par les Portugais) en 1985. À l’avènement du FRELIMO, le fort est devenu un monument historique national avec pour objectif de rassembler les objets et reliques associés à la colonisation portugaise (statues, bustes, stèles...) présents dans le paysage urbain. À une entreprise de « confinement » des objets patrimoniaux postindépendance, semble ainsi se substituer une amorce de « réécriture » patrimoniale interne du fort, à travers la revalorisation de personnages africains. Destiné à incarner une néo-figure tutélaire de la résistance locale à la colonisation européenne, le discours fait pourtant l’impasse sur les inimitiés et les violences internes aux peuples bantous de l’époque : selon leur allégeance ou non au monarque, des guerres entre clans ont pu être menées par Ngungunyane qui, au demeurant, ne fait pas l’unanimité en qualité de nouvelle figure nationale chez l’ensemble des Mozambicains. Si sa présence au fort de Maputo ne semble pas poser de problème, ailleurs dans le centre du pays, comme à Mandlakazi, son buste fut vandalisé par des membres d’une ethnie rivale des Ngunis, les Chopis (Couto, 2020).

Ngungunyane à Maputo Ngungunyane à Maputo
Document 7. La chapelle du fort dédiée au roi Ngungunyane à Maputo, dont les restes ont été rendus au Mozambique dans un geste de réconciliation postcoloniale. Clichés : Fabrice Folio, 2021.

Penchons-nous, pour finir, sur la recontextualisation narrative à travers la figure de Gandhi représentée au Constitution Hill, structure muséale hybride ouverte en 2004 à Johannesburg (Folio, 2016). On l’a dit, le rapport à cette icône demeure problématique en Afrique du Sud (Sunder, 2019). De sorte que les propos et écrits du personnage ont ici été resitués textuellement (document 8). Gandhi, habité par ses convictions et stéréotypes, y est replacé dans son époque. Rien n’est caché mais la narration invite à relativiser et à appréhender le personnage dans sa temporalité. L’évolution de l’individu, tout au long de sa vie, est également évoquée par une représentation en mouvement. Il n’empêche, la figure de Gandhi demeure brouillée en Afrique du Sud, le travail muséal initié n’inversant pas totalement le regard ambivalent qui lui est adressé : en 2015, sa statue a ainsi été dégradée au Gandhi square, Johannesburg, par des individus portant insignes du parti politique ANC (Mbangeni, 2015).

Gandhi à Johannesbourg Gandhi à Johannesbourg
Document 8. La scénographie autour de l’évolution de Gandhi au Constitution Hill de Johannesbourg, mêlant iconographie, artefacts et éléments de discours. Clichés : Fabrice Folio, 2021.

Conclusion

Vincent Veschambre (2008) a conduit une réflexion stimulante sur la production d’inégalités spatiales que peut conséquemment alimenter l’affirmation patrimoniale. Dans l’ouvrage Traces et mémoires urbaines, il convoque les thèses bourdieusiennes pour dire les « enjeux de distinction, de marquage et d’appropriation de l’espace par certains groupes, certains pouvoirs ». La statue n’est jamais neutre et renvoie à une symbolique extrêmement tenace, qu’elle soit valorisante pour les uns (la « statuomanie » de Maurice Agulhon propre au XIXe siècle et qui s’est prolongée jusqu’à nos jours), dévalorisante pour les autres (un iconoclasme ou vigoureuse « statuoclastie », selon le terme proposé par Bertrand Tillier).

Pour Mari Oiry-Varacca (2016) et en allusion aux subaltern studies, le positionnement des acteurs de la valorisation patrimoniale par rapport aux imaginaires hérités de l’ère coloniale a été des plus délicats au sein des espaces du Sud. Vivant parmi ce patrimoine et ne pouvant occulter les imaginaires hérités de cette période, les acteurs ont parfois préféré réinvestir ceux-ci. En même temps, il leur fallait proposer un nouveau patrimoine iconique et symbolique en phase avec les attentes et l’image renouvelée du pays. D’où un caractère hybridé visible sur le terrain dont peuvent découler des positionnements à leur égard, eux-mêmes divers. Nous avons tenté, au travers du cas sud-africain et mozambicain, d’en proposer une esquisse typologique.

En premier lieu, il apparait que le rapport au passé dit sensible est à nuancer entre l’Afrique du Sud et le Mozambique. Les temporalités ne sont évidemment pas les mêmes entre les pays. D’un côté, l’Afrique du Sud applique plutôt une politique de rééquilibrage statuaire et mémoriel, en phase avec les préceptes de la réconciliation nationale entérinés au sortir de l’apartheid. De l’autre, le Mozambique a plutôt opté pour un remplacement statuaire et mémoriel durant l’ère postindépendance plus ancienne, où il a fallu réécrire totalement le récit national sur fond d’idéal révolutionnaire (document 9). La logique à l’œuvre rappelle ici la dynamique qui peut prévaloir à Vilnius en Lituanie (Parc Grūtas) ou à Budapest en Hongrie (parc des Statues ou Memento Park), en lien avec le patrimoine dissonant post-soviétique (Baciu, 2010, Losozcny, 2011), soit une mise en ordre de la politique patrimoniale. Il ne nous appartient pas d’évaluer ces dynamiques choisies quant à une politique patrimoniale bien fondée et réussie. Car au nombre des limites, le risque au Mozambique en est l’occultation et la mise en marge d’une page d’histoire (quand bien même le fort est aujourd’hui un endroit populaire) ; et en Afrique du Sud, malgré les efforts de concorde patrimoniale, le pays n’est pas resté à l’écart des vifs mouvements de contestation récents, attachés à la décolonisation de l’espace public.

Document 9. Logiques patrimoniales comparées du rapport au patrimoine sensible : Afrique du Sud et Mozambique

Logiques patrimoniales comparées du rapport au patrimoine sensible : Afrique du Sud et Mozambique

En second lieu, il convient aussi de rester prudent quant au caractère versatile de la typologie proposée. Mais c’est précisément cet aspect fluctuant qui est passionnant à étudier car, au demeurant, on peut avoir l’impression qu’avec des situations de départ parfois comparables, on aboutit à des décisions différentes, d’un espace à l’autre, dans une démarche comparative. Il faudrait à présent enrichir ce schéma par des formes non vues ici ou alors des formes hybridées en les examinant sur d’autres terrains pour pouvoir prétendre à une montée en généralité. Aux États-Unis, on a ainsi pu assister à une coexistence éphémère entre deux messages lorsque le visage de Georges Floyd a été projeté (via un hologramme) sur l’emplacement de la statue du général confédéré Robert E. Lee en Virginie, soit une logique de détournement sur une statuaire qui avait été détériorée. Au nombre de monuments nouveaux traduisant une hybridité, on pourrait également rappeler l’initiative suggérée par l’artiste Banksy, au plus fort de la vague de 2020, d’ériger une statue (évoquant celle du négrier Edward Colston à Bristol) en train d’être mise à terre ; soit un acte statuaire « figeant » le mouvement de déboulonnage. Le socle vide de la statue déboulonnée est lui-même devenu un emblème. De même, outre la temporalité, un aspect fondamental nous semble être une piste d’étude intéressante : la territorialité. On peut à ce niveau prendre l’exemple réunionnais à travers le cas de la statue de Mahé de La Bourdonnais, gouverneur général des îles Mascareignes en 1733. Celle-ci se dressait sur le front de mer du chef-lieu régional Saint-Denis (le Barachois) à quelques encablures de la Préfecture. Face à une vague de contestations ((Le gouverneur est vu par l’opinion et les décideurs comme celui ayant bâti le développement de La Réunion et aussi de l’île Maurice voisine tout en intensifiant la traite négrière et en réprimant le marronage (fuite des esclaves).)), elle a été enlevée et déplacée en 2023, ce qui peut s’apparenter à un acte de décentrement. Cependant, si sa visibilité a été atténuée, l’identité du gouverneur n’a pas été amoindrie, on peut même dire qu’elle a été renforcée sur un aspect de sa personnalité et de son parcours. La statue a été déplacée dans la caserne Lambert eu égard à son passé d’officier de marine au service de la France. En somme, le gouverneur esclavagiste a été enlevé d’une zone centrale (où l’on avait fêté la liberté proclamée en 1848) pour mettre en exergue, certes davantage en périphérie, la figure du navigateur et militaire. Autrement dit le décentrement peut parfois s’accommoder d’une localisation dans la cité « ajustée » au profil du personnage, et sans nécessairement que cela soit un lieu muséal. On le voit, des dynamiques originales existent qu’il est nécessaire de référencer et d’évaluer, ce qui pourra permettre de modifier et d’enrichir l’essai de typologie.


Bibliographie

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : apartheid | mémoire | monument | patrimoine | patrimoine dissonant.

 

Fabrice FOLIO

Maître de conférences HDR en géographie, Université de La Réunion, unité de recherche OIES (Océan Indien : Espaces et Sociétés).

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Fabrice Folio, « Patrimoine statuaire en Afrique du Sud et au Mozambique : formes de contestations et d’apaisement », Géoconfluences, novembre 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/patrimoine/articles/patrimoine-statuaire-afrique-du-sud-et-mozambique-formes-de-contestations-et-apaisement