Patrimonialisation conflictuelle d’un bâtiment emblématique, Sainte-Sophie à Istanbul
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Introduction. Emblématique pour qui ?
Lors de l'incendie qui a ravagé Notre-Dame de Paris en avril 2019, les médias montraient une foule émue face à la destruction de ce monument. Le nom "Notre-Dame" a pris à ce moment une nouvelle signification, renforçant le sentiment d'appartenance et d'attachement au monument. Le 23 juillet de l'année suivante, dans la péninsule historique d’Istanbul, une émotion similaire se levait. Des milliers de personnes se rassemblaient pour la première prière à Ayasofya (connue en français sous le nom de Sainte-Sophie), monument principal d’Istanbul, reconverti de musée en mosquée seulement treize jours plus tôt, après 84 ans de statut muséal.
Document 1. Sainte-Sophie vue depuis le sud-est se détache sur le Bosphore et la silhouette urbaine d’Istanbul
Au premier plan, sur le parvis, la terrasse d’un café pour touristes. Cliché d’Aldis Jamini, Istock, avril 2023.
Ces bâtiments sont considérés comme emblématiques car leur puissance dans les imaginaires collectifs les lie indissociablement à leur ville, à tel point que l’association entre un bâtiment emblématique et sa ville devient presque synonyme. Ils dominent le paysage urbain et sont souvent représentés visuellement de manière statuaire devant un arrière-plan urbain indistinct [document 1]. La portée symbolique de ces bâtiments et leur architecture remarquable, dont la valeur universelle est reconnue par l'UNESCO, élève souvent ces bâtiments au statut de patrimoine mondial (Duval, Brancelj et Gauchon, 2021).
En raison de leur place prépondérante dans l'imaginaire collectif urbain, les changements symboliques ou physiques majeurs de ces bâtiments suscitent des réactions particulièrement vives : qu’on pense par exemple aux décennies de débats autour de la Sagrada Familia à Barcelone. Les transformations de Notre-Dame et de Sainte-Sophie, l'une physique et faisant suite à un accident, l'autre symbolique et volontaire, n’ont pas été mises en place sans controverses. Les différents projets de reconstruction de Notre-Dame ont polarisé une partie de la société française, tandis que la reconversion de Sainte-Sophie a été perçue par les classes sécularisées comme une menace pour l'identité laïque de la Turquie, pourtant inscrite dans sa constitution.
Ces moments de polarisation et de forte présence médiatique sont particulièrement intéressants car ils montrent des images rares de ces bâtiments : ils mettent l’accent sur l’arrière-scène (matériaux de construction, échafaudage, etc) et donnent la voix à des acteurs non institutionnalisés (associations, fidèles). Ils révèlent ces bâtiments au-delà de leur façade et des représentations monumentales et statuaires.
Utilisant ces controverses comme point de départ, cet article vise à investiguer ce que ces changements symboliques et physiques révèlent des relations qui entourent et sont imbriquées avec ces bâtiments. Comment peut-on comprendre les bâtiments emblématiques ? Ou plutôt, pour quels acteurs sont-ils emblématiques, et à quelles échelles ? À l'humanité en tant que patrimoine mondial, à la nation et à son pouvoir politique, à la ville qui les entoure et aux habitants de cette ville, aux usagers ? Et enfin, sous quelles formes de patrimonialisation leur caractère emblématique se manifeste-t-il ? L’article démontre que ces bâtiments ne sont pas immobiles mais sont entremêlés dans des relations conflictuelles à multiples échelles, incluant des acteurs mineurs et au sein desquelles la matérialité du bâtiment joue un rôle central. C’est précisément lors de ces changements physiques ou symboliques et des conflits qu’ils suscitent que les bâtiments évoluent, montrant que leur signification peut aussi changer.
L’article explore cette question à travers le cas de la Sainte-Sophie et sa conversion de musée en mosquée en 2020 (document 2), à partir d’une ethnographie réalisée pendant sept mois avec les différentes communautés qui la fréquentent au quotidien (guides de mosquée, guides touristiques, nettoyeurs, propriétaires de magasins et restaurants, employés de la sécurité). Dans un premier temps, cet article s'attache à explorer comment la conversion de Sainte-Sophie est réalisée à travers une patrimonialisation discursive et symbolique, visant à la construction d’une identité nationale alignée au nationalisme-conservateur de l’AKP ((Le Parti de la justice et du développement, AK PARTİ ou AKP (en turc : Adalet ve Kalkınma Partisi) est le parti islamo-conservateur au pouvoir en Turquie depuis 2002. Recep Tayyip Erdoğan en est le président général depuis le 21 mai 2017.)). Ensuite, il examine comment les usages quotidiens au sein de Sainte-Sophie révèlent les effets de ce changement symbolique sur les matérialités de ce bâtiment. Cette deuxième partie explicite que le bâtiment est emmêlé et dépend de défis urbains actuels à Istanbul, en particulier la crise économique et le tourisme de masse. Les usages quotidiens et micro-conflits au sein de Sainte-Sophie remettent en question une territorialisation figée de ce bâtiment. Ils montrent que le bâtiment est emblématique non seulement en tant que symbole d’identité nationale ou point d’attraction d’une ville, mais aussi comme miroir aigu des défis contemporains de cette même ville.
Document 2. Sainte-Sophie dans son environnement urbain et dans le cadre du bien UNESCO
1. Les bâtiments emblématiques, au service du discours des autorités en place
La Sainte-Sophie est considérée comme l'un des monuments les plus importants au monde (Aykaç, 2018) en raison de la splendeur de ses éléments architecturaux et décoratifs ((Parmi d’autres : le mihrab et la loge des muezzins (XVIe siècle), les panneaux calligraphiés, portant les noms d'Allah, du prophète Muḥammad, des quatre premiers califes (Abu Bakr, Omar, Uthman et Ali), et de deux petits-enfants de Muḥammad (Hassan et Hussein) (XIXe siècle).)) (Gür 2023). Elle se distingue notamment par ses mosaïques byzantines et son impressionnant dôme qui constitue une prouesse architecturale inégalée pendant plusieurs siècles. Son histoire complexe est marquée par de nombreuses transformations de son statut, à l’origine de nombreux conflits (document 3).
Document 3. Sainte-Sophie à travers les siècles, un témoin de l'histoire de la ville
Illustrations et réalisation : Jens Notroff, avec l’aimable autorisation de l’auteur. Traduction et adaptation : Géoconfluences, 2024.
Inaugurée en 537 sous l'empire de Justinien, Sainte-Sophie demeure le bâtiment le plus emblématique de l'empire byzantin. En 1453, après un siège de près de huit semaines, le sultan ottoman Mehmed II (connu sous le nom de Conquérant) et ses troupes ont envahi Constantinople, qui est devenue la nouvelle capitale de l'empire ottoman (Herbst, 2021, p. 12). Mehmet II le Conquérant pénètre alors dans l'édifice, marquant ainsi la conversion de l'église en mosquée, de même que de nombreuses autres églises de la capitale impériale, dont l'architecture porte les traces de leur origine chrétienne orthodoxe (Diker, et al., 2020). Cette première conversion traduit déjà une forme de patrimonialisation : Mehmed II ne détruit pas Sainte-Sophie, comme c’est courant à l’époque, il la transforme, lui adjoint des minarets (document 3) et finance l’ajout d’éléments ottomans (Yosmaoǧlu, 2021).
Jusqu'à la fondation de la République turque en 1923, Sainte-Sophie est demeurée le principal lieu de culte de l'Empire ottoman, entourée d'espaces politico-administratifs (Aykaç 2018; Diker et al. 2020). En 1934, dix ans après la fondation de la République turque, qui dote la Turquie d'une constitution laïque, le président Atatürk la convertit de mosquée en musée par décision gouvernementale. Cette décision s'inscrit dans un éloignement de l'identité multiculturelle de l'Empire ottoman en faveur d’une identité turque inspirée par la laïcité et la culture occidentales (Bozdoğan, 2008). En 1985, quatre zones du district de Fatih (document 2) ont été inscrites sur la Liste du patrimoine mondial de l'UNESCO et ont été regroupées dans un site baptisé « les zones historiques d'Istanbul » (Le Petit Journal, 2021). L'une de ces zones comprenait la mosquée de Sultanahmet, le palais de Topkapı et, bien sûr, Sainte-Sophie (Gür, 2023). Cependant, la décision d'Atatürk de muséifier le bâtiment a été mal accueillie par les segments conservateurs et pieux de la société qui ont continuer à réclamer sa réouverture en tant que mosquée au cours de la seconde moitié du XXe siècle et au début du XXIe siècle (Steiner & Neumeier, 2021, p. 219). En 2020, après que le Conseil d'État turc a annulé le décret de 1934, Sainte-Sophie est redevenue une mosquée sous le nom de Grande Mosquée Sainte-Sophie [AyaSofya Kebir-i-Camii] (Presidency’s Directorate of Communications 2020b).Cette décision, bien que contestée parmi les parties plus laïques de la société turque, répondait à une envie majoritaire de la population turque : un sondage de 2020 donnait 60 % d’opinions favorables à la conversion (Antonopoulos, 2020).
La conversion de Sainte-Sophie a été analysée comme preuve d’une politique islamo-nationaliste de l’AKP (Batuman, 2023) ((Rien dans cette conversion n'était laissé au hasard. Ainsi, le jour de la première prière, le 23 juillet, correspond à l'anniversaire du traité de Lausanne, signé le 23 juillet 1923. Ce traité est considéré comme le point de départ d’un nationalisme turc renouvelé, car il annulait le traité de Sèvres, signé après la Première Guerre mondiale, qui enlevait à l'Empire ottoman les quatre cinquièmes de ses anciens territoires.)), visant à apaiser à la fois la classe capitaliste islamique émergente par des contrats lucratifs et des réformes favorables aux entreprises, et les classes plus pauvres par des gestes ancrés dans les valeurs de la communauté islamique traditionnelle (Karaman, 2013 ; Pérouse, 2017). La patrimonialisation de Sainte-Sophie serait ainsi orchestrée par des acteurs majeurs, en particulier Erdoğan, qui a fait de cette conversion un geste électoraliste en direction de la population turque, efficace pour détourner l’attention de la crise économique qui affecte la Turquie depuis 2018 (Dreßler 2021). Lors de son discours d’inauguration de Sainte-Sophie en tant que mosquée, Erdoğan a même appelé cette conversion une « conquête », comparant cette victoire face au passé séculariste à celle de l'Empire ottoman en 1453. Cette idée de conquête contre le passé séculariste et laïque de la Turquie – et la valorisation du passé ottoman par conséquent – réaffirment symboliquement l'appartenance de Sainte-Sophie à la nation turque en tant que société néo-conservatrice sous l’AKP.
Comme lors de l'incendie de Notre-Dame, où les acteurs catholiques se sont mobilisés en faveur ou contre le projet de reconstruction, la conversion de Sainte-Sophie en 2020 a suscité d'importantes réactions internationales : certains acteurs, notamment l’UNESCO et le conseil international des musées (ICOM), ont publié une protestation officielle contre cette réappropriation nationale d’un monument de valeur culturelle universelle, la considérant dangereuse (UNESCO, 2020 ; ICOM et ICOMOS, 2020). D’autres figures religieuses et politiques, tels que le Pape et le Patriarche œcuménique, ont réagi à cette conversion (Aljazeera, 2020 ; AsiaNews.it, 2020). Le maire d'Istanbul, Ekrem Imamoğlu, quant à lui, a gardé une position ambiguë sur la conversion, la dénonçant comme une mesure de politique intérieure et non pas religieuse, puis la soutenant un mois après la conversion elle-même ((Il faut noter que la municipalité d’Istanbul (IBB) a certainement perdu une responsabilité importante dans la gestion de Sultanahmet. Le nettoyage des toilettes de Sainte-Sophie, par exemple, est désormais sous la responsabilité du district de Fatih, politiquement plus proche de l'AKP.)).
« La décision des dirigeants turcs de transformer #HagiaSophia en mosquée […] insulte brutalement la mémoire historique, sape la valeur de la tolérance et empoisonne les relations de la Turquie avec l'ensemble du monde civilisé »
Déclaration de la présidente grecque Katerina Sakellaropoulou sur Twitter, 10 juillet 2020 (President GR [@PresidencyGR] 2020).
L’histoire de Sainte-Sophie et de la conversion en 2020, telle que racontée dans les manuels d’histoire et les brochures touristiques, fait de Sainte-Sophie le bâtiment marquant l’identité stambouliote, et même de la Turquie. En changeant le statut de Sainte-Sophie, chaque président ou autorité a symboliquement marqué le reste de la ville et la nation. L’accent sur ces instants ponctuels correspond à la lecture la plus fréquente des bâtiments emblématiques. Elle met en valeur la capacité représentationnelle du bâtiment (Lees et Baxter, 2011), en projetant ces bâtiments à l’échelle nationale et institutionnelle et en positionnant comme protagonistes les autorités religieuses, culturelles et politiques. Cette perspective reflète une conception de la « construction du monde par le haut », c’est-à-dire par les élites politiques, d’après laquelle les pouvoirs étatiques et religieux investissent de manière constante dans les formes urbaines afin d’ancrer leur autorité sur le territoire (Kaika et Thielen 2006). Les principales villes d’un pays deviennent ainsi des lieux cruciaux pour des paysages symboliques qui agissent comme des musées en plein air. La patrimonialisation elle-même joue sur une échelle symbolique, visant à renforcer l’identité nationale. Elle est donc vraiment, comme son étymologie l’indique, l’affaire du père, un ensemble de décisions et mesures prises par chaque conquéreur ou président.
Relier l’aspect symbolique de cette conversion avec la matérialité du bâtiment permet de voir que la souveraineté de l’État et le renforcement d’une identité ottomane de Sainte-Sophie sont également renforcés par la performativité de sa gestion quotidienne (Chapuis, 2010). En effet, le décret de conversion de 2020 s'accompagne d'une politique discursive et identitaire dans la gestion des visiteurs et fidèles. La gestion de Sainte-Sophie est répartie entre plusieurs institutions : le ministère de la Culture et la présidence des Affaires religieuses (Diyanet). Le ministère est en charge de la rénovation du bâtiment, tandis que le Diyanet est responsable de sa protection, de sa rénovation et des fonctions religieuses qui s'y déroulent (Presidency’s Directorate of Communications 2020a, p. 109). Depuis 2020, le récit officiel, mené par les guides de mosquée employées par le Diyanet, met l'accent sur la conquête de 1453, avec des détails et des effets évocateurs plus prononcés que ceux sur l'époque ottomane (Öncü, 2010). Les guides accordent une importance particulière au mihrab, au tapis de prière et même au chat résident dans le bâtiment, appelé "kılıç" (épée), en référence à l'épée de Mehmet le Conquérant. Lorsqu'elles proposent un tour, elles le font depuis les angles de la salle principale où les quatre panneaux ottomans en calligraphie arabe sont les plus visibles. Le passé païen, byzantin et séculaire est effacé par des transformations matérielles marquantes, soit par l'effacement physique, soit par la fermeture de sections du bâtiment (Oztig and Adisonmez 2023). Par exemple, les mosaïques byzantines sont dissimulées par des drapeaux blancs en raison de l'interdiction de l'iconographie dans une interprétation restrictive du culte islamique, et celles au sol ont été recouvertes par un tapis de prière couvrant presque tout le premier étage.
La séparation entre touristes et fidèles et la circulation à l'intérieur du bâtiment est dirigée par des barrières mobiles, que les agents de sécurité déplacent continuellement, plutôt que par des heures d'ouverture et de fermeture préétablies, comme dans d'autres mosquées de la ville ((En tout cas jusqu'en janvier 2024, date à laquelle l'accès à la mosquée est devenu payant.)). Ces barrières créent des couloirs et des passages, tout en restreignant les déplacements dans d'autres zones de Sainte-Sophie (document 4). Elles sont stratégiquement positionnées pour restreindre l'accès des femmes au hall principal, réservé aux hommes, les dirigeant plutôt vers les sections latérales du bâtiment. Ces dispositifs opèrent une division et une segmentation de Sainte-Sophie tout en imposant de nouveaux rythmes dans l'utilisation du bâtiment. Ces barrières illustrent que la patrimonialisation de Sainte-Sophie en tant que mosquée reconquise s'effectue non seulement avec l’acte symbolique de conversion, mais également à travers un système de règles qui permettent, interdisent mais aussi orientent certaines utilisations (Cremaschi 2021).
Ces changements spatiaux et matériels, ainsi que le travail des guide témoignent d’un effort de mise en place et concrétisation d’un imaginaire national de Sainte-Sophie en tant que monument de tradition ottomane et liée à l’idéologie AKP (Machabee 2022).
Document 4. Selfie à Sainte-Sophie
Une femme fait un selfie tandis que l’autre regarde de loin la prière de vendredi, séparées des hommes par des barrières mobiles. Cliché de Violante Torre, 5 novembre 2021.
2. Une identité nationale porteuse de tension
La politique symbolique de l’AKP, les directives du Diyanet et le travail des guides suffisent-ils à la réussite de cette conversion ? Pour répondre à cette question, il faut élargir notre analyse des bâtiments emblématiques au-delà de l’échelle symbolique et performative. Cela signifie, d’un côté, prêter attention aux aspects matériels et gestionnaires du bâtiment ; de l’autre, s’interroger sur la relation entre le bâtiment et des politiques urbaines actuelles, tant économiques que touristiques. Prêter attention à ces éléments élargit la question patrimoniale et met en lumière le travail souvent invisible qui se réalise en coulisse derrière la « façade » des bâtiments (Jacobs, Cairns et Strebel, 2012). Des architectes aux promoteurs, en passant par les politiciens et les travailleurs chargés des réparations et de l'entretien, une variété d’acteurs participent à la perpétuelle construction et reconstruction des bâtiments (Latour et Yaneva, 2013).
Avant d’être investis symboliquement par les institutions politiques, les bâtiments sont d'abord « habité » (Foujanet, 2010) et pris en charge par de nombreuses relations et micropolitiques qui transcendent les échelles classiques de l'État-nation et de la politique partisane. La patrimonialisation devient ainsi une négociation quotidienne entre des acteurs opérant à différentes échelles, à travers des technologies, des dispositifs discursifs ainsi que des pratiques de soin (Isnart, 2014). Dans le cas de Sainte-Sophie, cette perspective valorise d’autres acteurs du quotidien, tels que les vendeurs de souvenirs, les nettoyeurs de toilettes et les guides touristiques, qui revendiquent une relation intime avec le bâtiment.
On constate alors que la gestion de Sainte-Sophie se heurte aujourd’hui à des réalités comme le surtourisme et l’inflation, qui compliquent la réussite et la mise en pratique de ce nouveau récit nationaliste sur le bâtiment, ainsi que sa réception positive parmi les visiteurs et touristes.
La Turquie a connu une croissance significative du tourisme au cours des dix dernières années, se positionnant en 2023 comme le cinquième pays le plus visité au monde (OMT, 2024, voir document 5). Sainte-Sophie demeure le monument le plus visité du pays. En raison de son statut de mosquée, qui implique un accès gratuit (du moins jusqu’en 2024), la fréquentation touristique de Sainte-Sophie a atteint 21 millions de visiteurs entre juillet 2020 et septembre 2023 (Daily Sabah, 2023). Entre 20 000 et 30 000 personnes la visitent chaque jour, à comparer aux 9 000 visiteurs quotidiens lorsqu'elle était un musée (Demirören News Agency, 2019).
Document 5. La Turquie, cinquième destination touristique mondiale, en forte croissance
Les populations des visiteurs de Sainte-Sophie ont aussi changé. Aux fidèles de provenance turque et internationale (principalement d'Asie du Sud-Est et des régions du golfe Persique) qui affluent pour la prière du vendredi, attirés par le fait de prier dans un endroit « historique » et « architecturalement unique » ((Deux expressions parmi les plus fréquentes lors des 40 entretiens courts à la sortie et entrée du bâtiment (entretiens réalisés entre août et octobre 2022).)), s’ajoute une augmentation importante d’une part du tourisme russe, en expansion depuis la pandémie de Covid-19 et l’invasion de l’Ukraine, et d’autre part celle des tours organisés, dus au développement du tourisme de croisière. L'ouverture de Galataport en 2021, un port de croisière situé à quelques arrêts de tramway de Sainte-Sophie, a contribué à cette augmentation du nombre de visiteurs (Caglayan, 2022)
Selon les acteurs du quartier, ces changements dans le tourisme ne se traduisent pas directement par une augmentation des revenus pour les locaux. D'une part, à cause de l'inflation qui a diminué la valeur de la livre turque face à d'autres monnaies. D'autre part, à cause d'un tourisme de croisière, surtout, avec des dépenses locales limitées. À la dévaluation de la livre turque s'ajoute le fait que, selon les guides touristiques, les groupes organisés comme les fidèles sont peu intéressés par de longues visites comme à l'époque du musée. Désignant un groupe de touristes qui suivent un guide tenant un drapeau d’une compagnie de croisière, Cengiz, guide touristique, s’exclame :
« Regarde tous ces gens. Ils n'achètent même pas un petit souvenir, pas même un pashmina [châle]. Ils achètent des souvenirs dans la partie méditerranéenne de la Turquie, comme Antalya, et ils viennent ici "juste pour voir", ils prennent deux photos et ils s'en vont ».
Cengiz, guide touristique local.
Le témoignage de Cengiz révèle que l’augmentation du nombre de touristes fréquentant le bâtiment n'est pas suivie par une croissance équivalente des revenus des guides touristiques. Ces considérations montrent que le geste symbolique d'Erdoğan de convertir Sainte-Sophie pour satisfaire son électorat en période de crise économique a, localement, des implications contradictoires. La conversion a des effets profonds sur la vie économique du quartier et renforce les angoisses liées à un sentiment de précarité et d'instabilité économiques.
L’essor du tourisme a engendré des conséquences indésirables sur la préservation de Sainte-Sophie et de son patrimoine. Jusqu'à présent, les choix de gestion, qui mettent l'accent sur la séparation entre les visiteurs et les touristes, peinent à gérer l'afflux de personnes qui menacent l’intégrité de ses différents éléments matériels. En raison de l’ampleur de la fréquentation touristique, ce sont les pratiques des visiteurs qui ont le plus de conséquences (document 6). Cela nous rappelle que les bâtiments emblématiques, en raison de leur fréquentation importante, sont extrêmement vulnérables à la surfréquentation par des gestes ordinaires tels que toucher, s’asseoir, respirer et photographier (Violier, 2013 ; Bachimon, 2021).
Document 6. Visiteurs assis sur la loge des muezzins (XVIe siècle)Cliché de Violante Torre, 23 septembre 2021. |
Document 7. Tweet de dénonciation des dégradations de Sainte Sophie« J’ai pris cette photo hier soir (24 avril) à 22h43. Le couvercle du réservoir d’eau de l’époque ottomane a été cassé, et des gens ont mis leurs chaussures à l’intérieur et autour. Personne ne se soucie de cette situation. Besoin d’aide #AyaSofya. » (traduction de l'autrice). |
À cause de sa surfréquentation, Sainte-Sophie a été l’objet de scandales médiatiques dénonçant un patrimoine en péril : des dommages causés aux marbres du sol lors d'un nettoyage ou la découverte de parties manquantes du portail principal du bâtiment ne sont que certains des épisodes qui ont suscité des controverses autour de la gestion du monument. Dès 2021, des archéologues et des historiens de l'art ont commencé à dénoncer sur Twitter les dommages subis par le bâtiment, taguant directement le président ou le ministre de la Culture (document 7). Ces actions, qui ont eu une certaine répercussion médiatique (Le Petit Journal, 2022 ; Aton, 2022), n'ont pas conduit à un changement clair de stratégie de la part des gestionnaires, mis à part la fermeture des zones endommagées et l’impossibilité de les photographier, par peur de répercussions médiatiques. Cela témoigne du fait que l’invention du patrimoine est étroitement liée au tourisme, car ce dernier, au-delà de son impact économique, peut avoir d’autres effets, notamment sur la légitimation du statut d’un bâtiment (Girard, 2014, p. 8).
Les acteurs du quotidien de Sainte-Sophie démontrent un fort sentiment d'implication face à la surfréquentation du bâtiment et mettent en place des formes de prévention et de micro-gestion des flux touristiques. Ils échangent des informations sur l'arrivée et la provenance des touristes via WhatsApp pour mieux gérer l'affluence, ramassent les déchets et signalent aux agents de sécurité toute infraction qu'ils remarquent (document 8). Pour les guides de mosquée, par exemple, s'occuper des chats est un moment d'intimité quotidien avec le bâtiment. À tour de rôle, ils achètent leur nourriture, nettoient leur litière et prient même à côté d'eux, en évitant les zones principales de l'édifice.
Document 8. Une guide touristique en plein échange avec un représentant du Diyanet pour défendre une meilleure protection de la bibliothèque, en arrière-plan
Cliché de Violante Torre, 13 octobre 2021.
Certains se chargent de petits travaux de réparation après les heures de pointe de visite. Mehmet, nettoyeur des toilettes sur la place Sultanahmet, me montre comment il considère son travail au-delà du simple nettoyage : « Je connais tout de cet endroit et je peux te dire combien de personnes sont à l'intérieur et à quel point les toilettes doivent être sales. [...] Tu vois ces tuiles ? Je les ai réparées. Cela ne fait pas partie de mes responsabilités, mais je veux le faire, je ne veux pas donner une mauvaise réputation à mon quartier ».
Ces témoignages révèlent un fort sentiment d'appartenance au bâtiment et d'attachement face aux défis économiques et de fréquentation qu'il traverse depuis 2020. Sainte-Sophie devient emblématique dans un nouveau sens, servant de porte-parole et de miroir des problèmes urbains d'Istanbul. Elle transcende son rôle de symbole étatique pour devenir le théâtre de formes conflictuelles de vie et d'imagination patrimoniale. Olivier Givre (2012) suggère que ces actions constituent une « arène patrimoniale » où différentes stratégies sont déployées par divers acteurs pour revendiquer leur légitimité dans la définition et l'utilisation d'objets patrimoniaux. En effet, ces formes d'organisation sur le terrain, telle que la réparation d’éléments matériaux ou le soin du chat, témoignent d'une prise de responsabilité et d'une revendication de compétence en matière de gestion patrimoniale (Boltanski, 1990). Elles montrent que le patrimoine est en perpétuel mouvement et soumis à des négociations constantes (Léna, 2022 ; Boucly, 2019).
On remarque aussi une patrimonialisation discursive très différente de celle officielle. Les acteurs du quotidien de Sainte-Sophie peignent souvent une image du bâtiment qui contraste avec celle du gouvernement. Pour eux, l'histoire de Sainte-Sophie n'est pas simplement marquée par ses multiples conversions religieuses, mais est intégrée dans les transformations du quartier de Sultanahmet, le départ progressif de la population locale et la surfréquentation depuis le début des années 2000 (Aykaç, 2019). Assis sur un banc devant son magasin de céramique, entouré de guides touristiques et de vendeurs, Umut se plaint de la gestion actuelle de la prière :
« J'ai grandi ici et maintenant la file d'attente est si longue que je ne peux même plus entrer. Avant, quand la section derrière ((Une petite section de l'ancien musée de Sainte-Sophie, du côté du Palais de Topkapı, était ouverte au culte musulman même avant 2020.)) était ouverte, nous y allions tous car nous sommes tous nés ici dans le quartier, tu vois ? Lui, par exemple, on était à l’école juste derrière, et avec lui, on jouait au foot dans la cour de Sainte-Sophie. »
Témoignage d’Umut, commerçant du quartier.
De plus, les éléments architecturaux que ces acteurs mentionnent le plus au quotidien ne sont pas toujours ceux contestés entre le passé ottoman ou byzantin. Au contraire, les souterrains et les petits passages sont le théâtre d'histoires de quartier et de légendes urbaines, comme celle d'un serpent supposé vivre dans les tunnels de Sainte-Sophie et circulant dans ses égouts jusqu'aux îles aux Princes sur la mer de Marmara. Le caractère emblématique du bâtiment, loin d'être simplement une affaire de figures historiques comme Mehmet le Conquérant, Atatürk ou Erdoğan, devient l'affaire de tous.
Conclusion
Cet article a exploré la notion de bâtiments emblématiques à travers l'étude de Sainte-Sophie et de sa dernière transformation. Il a démontré que l'interprétation courante d'un bâtiment emblématique comme symbole de questions nationales et identitaires est seulement une perspective parmi d'autres. Une approche plus nuancée met en avant la relation entre les usages quotidiens et la matérialité du bâtiment. Il en découle que, d'une part, des actes symboliques tels que ses transformations ont un impact tangible à différentes échelles. D'autre part, l'intégration de l'étude des bâtiments emblématiques avec une attention portée aux pratiques quotidiennes révèle des formes alternatives d'interaction avec le bâtiment et de patrimonialisation. Ces usages montrent que les bâtiments deviennent emblématiques aussi grâce à des pratiques quotidiennes, qui exigent une prise en charge par une pluralité d’acteurs sociaux. Enfin, l'imbrication des bâtiments emblématiques dans différentes échelles territoriales, telles que le quartier ou la micro-échelle du bâtiment lui-même, remet en question une territorialisation figée et « de façade » de ces édifices.
À l'époque de la rédaction de cet article, la gestion de la fréquentation de Sainte-Sophie a changé. À partir de janvier 2024, il existe une division préétablie entre visiteurs et fidèles, avec des entrées séparées et un coût d’entrée d'environ 25 euros pour les fidèles et les visiteurs étrangers, mais une entrée gratuite pour les personnes de nationalité turque souhaitant prier. Alors que cette nouvelle gestion témoigne d’une prise de conscience des effets de la surfréquentation, elle remet encore plus en cause cette conversion symbolique, cette gestion avec entrée payante ressemblant plus à celle d’un musée que d’une mosquée, dont l'entrée est rigoureusement gratuite en Turquie. De plus, cela soulève de nouvelles questions quant à la patrimonialisation du bâtiment : cette mesure suffira-t-elle pour garantir la protection de l'édifice ? La distinction entre fidèles et visiteurs importe-t-elle moins que celle fondée sur la nationalité ? Ces nouveaux changements gestionnaires montrent encore une fois que les bâtiments emblématiques ne sont pas immobiles, mais se modifient pas à pas du tissu social et économique de leurs environs.
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Mots-clés
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Violante TORRE
Assistante diplômée et doctorante, Institut de géographie et durabilité, université de Lausanne
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Violante Torre, « Patrimonialisation conflictuelle d’un bâtiment emblématique, Sainte-Sophie à Istanbul », Géoconfluences, novembre 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/patrimoine/articles/patrimonialisation-conflictuelle-sainte-sophie