L’inscription au patrimoine mondial de l’île de Djerba, révélatrice des problèmes de gouvernance postrévolutionnaire en Tunisie
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Le label « patrimoine mondial » est connu pour mettre en avant les biens culturels et naturels dans le monde entier représentant une telle exceptionnalité qu’ils sont universellement reconnus. Ce label a son importance dans un pays du Maghreb tel que la Tunisie, puisque l’histoire de la Convention de Paris de 1972 (à l’origine du « patrimoine mondial ») est étroitement liée aux stratégies de mise en valeur du « patrimoine culturel tunisien », lesquelles ont joué un grand rôle dans l’économie touristique du pays. Cet article propose d’exposer le contexte de la « fabrique du patrimoine mondial » en Tunisie depuis son indépendance de la France en 1956 pour aborder la question de l’universalité de la catégorie de « patrimoine mondial » et de la gouvernance postrévolutionnaire, à travers l’étude de cas du projet d’inscription de l’île de Djerba sur la liste du patrimoine mondial, qui a abouti en 2023 sous le nom « Djerba : témoignage d’un mode d’occupation d’un territoire insulaire » (voir sur le site de l’UNESCO).
1. La gestion du patrimoine culturel tunisien de l’indépendance à la révolution de 2011
La notion de « patrimoine culturel » ((Les guillemets seront mis lorsque le terme patrimoine est à remettre en question dans le contexte dans lequel il a été dit ou produit. C’est considérer le « patrimoine » comme étant un concept n’allant pas de soi, mais étant issu d’une construction sociale donc n’ayant pas la même signification d’une communauté à une autre. Cette idée a été développée notamment dans Hertz et Chappaz-Wirthner, 2012 et Bondaz et al., 2015.)) tel qu’elle est mobilisée en Tunisie, pose problème depuis l’indépendance en 1956 comme étant issue en grande partie de l’héritage de la colonisation, mais également de l’influence géopolitique et économique des pays occidentaux, notamment avec l’apparition du concept de « patrimoine mondial ».
1.1. Une gestion héritière de l’époque coloniale
En se fondant sur les travaux de Myriam Bacha et Nabila Oulebsir, on relève que la notion de « patrimoine culturel » apparaît, en Afrique du Nord, au XIXe siècle sous l’influence de la colonisation, mais également de l’« élite locale » influencée par la rive nord de la Méditerranée. L’administration du « patrimoine culturel tunisien », telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, est un héritage de l’inventaire des sites archéologiques et monuments, qui a été réalisé par les contrôleurs civils du protectorat français entre 1881 et 1920. Le travail de ces derniers suit la logique de recensement des édifices à valeur patrimoniale initiée quarante ans plus tôt sur le territoire français par la Commission des monuments historiques et le travail de Prosper Mérimée. C’est d’ailleurs dans cette logique que Carthage est classée en 1885 comme monument historique, seulement quatre années après l’instauration du protectorat par la France. C’est à partir de ce moment que la notion de « patrimoine culturel » acquiert en Tunisie la même signification qu’en Europe (Bacha 2013 ; Oulebsir 2004).
Après l’indépendance, le cadre légal du patrimoine reste très fortement influencé par l’héritage colonial. Même si l’Institut national d’archéologie est fondé en 1957 dans l’objectif de remplacer la Direction des antiquités créée par les autorités coloniales en 1885, au niveau juridique, il n’y a pas de modifications (ibid.). Il n’existe aucune référence dans la constitution de 1959 aux termes « culture » ou « patrimoine culturel », contrairement à la période post-2011 avec la promulgation de la constitution de la Seconde République tunisienne qui évoque « le patrimoine civilisationnel » mais aussi « le droit à la culture » et à « la protection du patrimoine culturel » par l’article 42 (Mrabet, 2015) ((Constitution de la République tunisienne du 1er juin 1959 et Constitution de la République tunisienne de 2014 publiée dans le JORT le 10 février 2014)).
1.2. Une gestion insérée dans les politiques internationales
La Tunisie s’investit très vite sur la scène internationale dans ce domaine par la mise en place de la convention du patrimoine mondial. Elle est l’un des premiers signataires de la convention de Paris en 1975 [source UNESCO]. Trois ans auparavant, en mai 1972, soit cinq mois avant l’adoption de la Convention de Paris, a lieu sur la colline de Carthage une manifestation culturelle où est présent le directeur général de l’UNESCO René Maheu dont l’objectif est la conservation et la sauvegarde de ce qui est appelé l’ensemble Tunis-Carthage – qui comprend la médina de Tunis et le site antique de Carthage. Sept années plus tard, les premiers sites tunisiens sont proposés à l’inscription sur cette liste en incluant cet ensemble et l’amphithéâtre d’El Jem [fiche UNESCO]. S’ensuit, de 1979 à 1988, l'inscription de six sites, étant également soit des sites antiques soit des médinas, sur lesquels se construit la promotion de la destination touristique « Tunisie ».
Document 1. Les thermes d’Antonin sur le site antique de Carthage, inscrits sur la Liste du patrimoine mondial depuis 1979. Cliché de Mathilde Bielawski, 2015. |
1.3. Un patrimoine pour servir l’économie du pays
L’adhésion à un label tel que celui-ci faisait partie intégrante des stratégies de développement économique du pays après son indépendance. Le tourisme jouant un rôle important dans le PIB du pays (entre 7 % à 14 % selon les sources, p. ex. Hellal, 2021), la mise en valeur du patrimoine culturel est vue comme un atout majeur pour ce secteur économique. En témoignent les actes d’un séminaire international organisé en 2000 en Tunisie, où plusieurs acteurs institutionnels du « patrimoine culturel tunisien » soulignent son rôle dans le développement économique du pays (Sekik, 2001). Ils rappellent également l’accroissement de l’activité touristique depuis les années 1960 : avec quatre mille lits en 1960 pour arriver à deux cent mille lits en 2000. Le nombre de touristes passe, lui, de cinquante-deux mille en 1962 à cinq millions cent soixante mille en 1999, dont les deux tiers sont des Européens (Smaoui, 2001). En 2019, c’est près de deux cent trente mille lits pour neuf millions de touristes (ministère du Tourisme, 2020).
>>> Sur la transformation des paysages balnéaires en Tunisie, lire aussi : Andréa Poiret, « Image à la une. Le cas de Monastir en Tunisie, comparaison diachronique de l’aménagement du littoral », Géoconfluences, juin 2019. |
Même si le tourisme trouve sa genèse auprès des autorités coloniales françaises, encore une fois, l’État tunisien perpétue ce domaine à sa manière, et jusque sous la présidence de Zine el-Abidine Ben Ali. La Tunisie utilise les mêmes référentiels historiques pour la politique internationale que pour les politiques touristiques. Peuvent être prises en exemple des communications données à l’échelle internationale par les représentants officiels du pays qui emploient, le plus souvent, le nom de Carthage pour parler de leur pays. C’est comme si l’histoire antique était devenue l’histoire internationale de la Tunisie (Abbassi, 2005). Ces mêmes discours diplomatiques sont servis dans les campagnes de publicité touristique menées par l’Office National du Tourisme Tunisien (ONTT). Les grands hôtels côtiers et les plages de sable fin sont rejoints par la promesse d’un tourisme culturel.
2. Le cas du projet d’inscription de Djerba à l’UNESCO
Comme pour toutes les régions côtières du pays, Djerba n’échappe pas à cette logique, et ce dès les années 1960, comme en témoigne le discours d’Habib Bourguiba du 26 novembre 1966 en visite sur l’île. Il prône alors une modernisation des infrastructures et des secteurs d’activités afin que Djerba soit à même de produire des richesses et procurer des emplois afin de retenir la population sur place, alors qu’une grande majorité des pères de famille étaient investis dans le commerce extra-insulaire pour pouvoir subvenir aux besoins de leur famille (Tlatli, 1967).
Document 2. Nombre de nuitées touristiques par an et par région touristique en Tunisie, 2021. |
2.1. Du tourisme de masse à la préservation du patrimoine, un long cheminement
On pourrait s’attendre à ce que les principales motivations de l’inscription de Djerba à l’Unesco s’inscrivent dans une continuité de ce développement économique, comme pour une majorité des sites proposés à l’inscription ((À l’exception de la médina de Tunis, qui a été proposée à l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial sur l’initiative de l’Association de Sauvegarde de la Médina de Tunis (ASM) afin d’éviter le projet de percée d’une artère souhaitée par le président Habib Bourguiba. Le projet d’inscription initial de Djerba à l’Unesco dans les années 1990 entre également dans cette même logique de conservation.)). Bien au contraire, le premier souhait d’inscription de Djerba sur la Liste du patrimoine mondial dans les années 1990 se veut en rupture avec cette politique misant sur la croissance du tourisme. C’est le fruit d’une posture indépendante et volontaire de la part des membres de l’Association pour la Sauvegarde de l’Île de Djerba (Assidje) espérant sauvegarder l’environnement insulaire et culturel de l’île de toute intervention et dégradation extérieure. En effet, ce que les membres de l’Assidje observent du développement économique initié par le « centre » ce sont des répercussions brutales sur sa population, ainsi que sur son environnement :
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Selon l’ONTT, on comptait en 2019, ante covid, 53 071 lits pour la zone Djerba-Zarzis, ce qui représente près d’un quart de la capacité hôtelière du pays. Cela représente une pression considérable pour une île de 514 km² (ministère du Tourisme, 2020).
Les pratiques sociales du quotidien sont également touchées par l’apparition d’un phénomène d’« hypo-insularité », qui introduit de nouvelles manières de vivre sur l’île (Nicolas, 2005). Les moyens de communication matériels – aéroport, bacs et chaussée la reliant au continent – et immatériels – téléphonie et internet – provoquent un désenclavement qui tend à homogénéiser les pratiques de la vie quotidienne avec celles du continent et plus largement avec celles du reste du monde. En retour, le modèle du tourisme international installé à Djerba à partir des années 1960 rayonne également sur des localités continentales proches : Médenine, Tataouine ou Matmata pour en citer quelques-unes. Les principaux moyens de subsistance jusqu’alors, l’agriculture locale et la pêche traditionnelle, sont progressivement remplacés par l’approvisionnement dans les supermarchés. Il en est de même pour les métiers et savoir-faire « traditionnels » – tisserands, potiers, vanniers, etc. – qui ne perdurent de plus en plus qu’à travers une dimension « folkloriste » à l’attention des touristes étrangers. L’habitat « traditionnel » est tout autant touché. Selon les membres du comité de pilotage, depuis que de nouvelles infrastructures matérielles et immatérielles ont été mises en place à Djerba, une différente façon d’occuper le sol s’est développée sur l’île et l’accroissement urbanistique est devenu inévitable, mitant les côtes jusqu’à se diriger vers le centre de l’île. Ces nouveaux usages tendent à se rapprocher de ceux du continent, mais aussi d’un mode de vie mondialisé. Ce phénomène étant global, il touche l’habitat à la fois du point de vue physique – architecture, densité urbaine, matériaux de construction – et social (Saghroun, 1982). Ces nouvelles pratiques de l’espace habitable n’ont plus rien à voir avec les « traditionnelles » houmas (quartiers) composées de menzels (exploitations agricoles) et de houchs (habitations familiales). Ce phénomène a aussi entraîné des conséquences négatives sur l’environnement et principalement sur toute la côte est de Djerba, sur laquelle ont été implantés les hôtels, détruisant localement les écosystèmes (Oueslati, 2010).
Document 3. Emprise des infrastructures hôtelières sur le littoral oriental de Djerba, vu depuis le nord, dans les années 2000. Clichés de l’Assidje. Document 4. Emprise touristique visible sur l'image satellite, sur le littoral dans le nord-est de Djerba. Source : Google Maps, 2024. |
L’Assidje souhaite juguler ce développement avec un premier projet débuté en 1992 et avorté en 1996. L’objectif principal était que l’intégralité du territoire insulaire soit inscrit sur la Liste du patrimoine mondial, sans que la promotion touristique ne soit partie intégrante. Les experts de l’UNESCO sont venus sur place à deux reprises et avaient adhéré à l’idée de l'inscription de l’intégralité de l’île. Cependant, prétendre à une telle labellisation impliquait un changement total des politiques d’aménagement de l’île, ce qui aurait eu des incidences sur l’économie touristique telle qu’elle était conduite depuis les années 1960. L’inscription aurait contraint à revoir l’ensemble des plans d’aménagements existants, complexifiant la visibilité sur de grands projets fonciers à venir. Le projet est abandonné par l’administration nationale.
Cependant, c’est l’État tunisien qui relance le projet auprès de l’UNESCO le 17 février 2012 en plaçant l’île de Djerba sur la Liste indicative du patrimoine mondial. L’île a été placée sur la liste aux côtés de cinq autres biens (médina de Sfax, limes romain… Voir cette page). En effectuant cette procédure, d’après certains membres de l’Assidje, le nouvel État tunisien a voulu montrer au reste du monde une volonté d’ouverture à la politique culturelle internationale, et poursuivre son projet de démocratisation à la suite de la révolution.
Le projet relancé, l’Assidje voit une nouvelle occasion de s’y impliquer afin contrôler les mutations urbanistiques que subit ce territoire insulaire depuis l’introduction du tourisme de masse dans les années 1960. D’autant plus que, depuis la révolution, les autorités publiques de l’île ont dû faire face à l’accroissement d’incivilités à l’encontre du « patrimoine culturel » : dégradations de biens publics, pillage de sites historiques et archéologiques, rénovation ou démolition de bâtiments à caractère historique sans autorisations, nouvelles constructions au-dessus de zones archéologiques, etc. Selon les membres de l’association, cette période de transition démocratique, entre le 14 janvier 2011 – date de la fuite hors de Tunisie de Zine el-Abidine Ben Ali, au pouvoir depuis 1987 – et la mise en place de la nouvelle république, a été désastreuse pour le « patrimoine culturel ». Ces dégradations seraient la manifestation d’un mécontentement de la part des citoyens, dont le patrimoine a été l’une des victimes, en tant que symbole d’un État et d’un système. La vacance institutionnelle et le manque d’une autorité stable faisant respecter les législations n’ont pas permis de maintenir le suivi nécessaire à la bonne conservation et sauvegarde du patrimoine. L’Institut national du patrimoine (INP) et l’Assidje se sont retrouvés seuls sur le terrain face aux nombreuses difficultés et aux incivilités dont ont été victime les biens culturels.
2.2. Une mise en œuvre longue et difficile du projet d’inscription, liée à de nombreuses contraintes
Document 5. Réunion du comité de pilotage avec les architectes engagés par l’INP. Cliché de l’Assidje, 2018. |
Ces deux précédentes institutions s’entendent pour travailler de manière collégiale sur le projet. L’INP intervient sur les éléments techniques et scientifiques, en faisant recours à l’expertise des membres de l’association qui agit sur l’île depuis 1976. Or le projet va subir une très longue durée de mise en œuvre : il a fallu onze ans entre sa relance en 2012 et l’inscription officielle de l’île par le Comité du patrimoine mondial le 18 septembre 2023. Cette lenteur s’explique par plusieurs difficultés.
Première difficulté, la confrontation au système onusien
Pour espérer réussir l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial, le dossier doit répondre à des exigences bien particulières : critères, valeur universelle exceptionnelle, valeurs d’« authenticité » et d’« intégrité ». Il s’agit d’un processus laborieux et complexe qui nécessite de savoir manipuler les normes et standards internationaux de la sauvegarde et de la conservation du patrimoine (Benhamou, 2010). D’autant plus que le règlement du Centre du patrimoine mondial impose de soumettre le dossier soit en anglais, soit en français. Pour le dossier de Djerba, la rédaction se fait en français, deuxième langue de travail en Tunisie. On est alors en droit de se demander en quoi ce point est problématique : si le français est déjà une langue couramment utilisée et maîtrisée dans ce domaine, il ne devrait pas y avoir de difficulté d’interprétation. Or, il s’avère que les membres du comité de pilotage sont confrontés à deux systèmes de valeurs (Heinich, 2009). Premièrement, les valeurs des administrateurs des instances patrimoniales (ici l’UNESCO) et qui se fondent sur une vision occidentale du « patrimoine culturel ». Secondement, à leurs valeurs d’experts locaux qui correspondent à leurs représentations autochtones, à leur « idée de patrimoine » (Gillman, 2010). Ce ne sont pas loin de quatre années de travail qui sont nécessaires afin de réaliser un « consensus patrimonial », une forme de « syncrétisme patrimonial » des catégories onusiennes et des leurs (Bondaz et al., 2012 et 2015). Ainsi, afin de répondre aux critères et valeurs imposées par l’UNESCO, les membres du comité de pilotage ont défini le « mode d’occupation du sol traditionnel » de l’île de Djerba, c’est-à-dire la manière dont les Djerbiens ont occupé l’espace insulaire, comme étant la « valeur universelle exceptionnelle » à sauvegarder.
Deuxième difficulté, un patrimoine qui ne fait pas consensus au niveau local
S’il y a consensus pour l’expertise, c’est loin d’en être un au niveau local puisqu’il se trouve en décalage avec la réalité vécue quotidiennement par les habitants de l’île, ne prenant pas part au processus. En effet, « le mode d’occupation du sol traditionnel » de l’île, tel qu’il est présenté par les experts locaux, n’est plus celui pratiqué à l’heure actuelle. Le patrimoine mis en avant est orienté vers la matérialité de ce mode de vie : infrastructures agricoles, infrastructures d’économie artisanale, lieux de cultes, habitations domestiques, etc. Or il s’avère qu’une grande partie des formes matérielles traditionnelles de ce mode d’occupation du sol ont été abandonnées à l’avantage de formes considérées de plus « modernes » par la population locale. Le mode d’occupation du sol sélectionné par les experts locaux est un mode de vie considéré « obsolète » et non représentatif des manières de vivre contemporaines sur l’île. Une étude anthropologique auprès de la population djerbienne occupant de potentielles zones à inscrire a montré que les habitants sont plus attachés aux traditions et la transmission des savoir-faire liée à ce mode de vie plus qu’au maintien des traces matérielles de celui-ci (Bielawski, 2022). Ainsi, en dehors d’une certaine classe sociale supérieure habituée à évoluer dans un milieu européanisé, le projet d’inscription de Djerba ne rassemble pas l’ensemble de la population de l’île qui, pour une partie, considère que ce projet est celui d’une « certaine élite » proche d’un pouvoir corrompu.
Document 6. Cohabitation d'un houch « moderne » habité (à gauche) et d'un houch considéré comme « traditionnel », mais à l’abandon (à droite), Guellala. Cliché : Seifallah Ben Mahmoud, 2016. |
Troisième difficulté, le « témoignage patrimonial » d’un mode de vie « obsolète » à reconstruire
Ne pouvant plus prétendre à l’inscription de l’intégralité de l’île du fait des dégradations subies, les comités techniques et scientifiques ont dû travailler sur des éléments permettant de justifier de l’« intégrité » et de l’« authenticité » – c’est-à-dire sans altérations, ayant encore leur nature d’origine – de Djerba. Il a donc été décidé de porter l’inscription sur des biens en série. En d’autres termes, du fait du peu d’éléments « authentiques » et « intègres » encore existants, n’ont pu être sélectionnés que des biens isolés et éparpillés à différents endroits de l’île, mais qui ensemble témoignent du « mode d’occupation du sol traditionnel djerbien » qui tend à disparaître. De ce choix résulte alors le titre suivant pour le bien inscrit : « Djerba. Témoignage d’une île-jardin au système urbain éclaté et refuge des minorités »
Quatrième difficulté, une communication autour du projet qui s’éloigne de l’intention initiale
Pour la bonne réception du projet par tous, la communication à son propos est bien entendu nécessaire. Cela participe également de la lenteur du processus. L’objectif pour les acteurs du projet d’inscription est à la fois de montrer que l’inscription de l’île est faite dans son intérêt, mais aussi dans l’intérêt de la population locale et nationale. Si les experts locaux communiquent principalement sur les effets positifs d’une inscription à l'UNESCO pour la conservation et la sauvegarde du patrimoine culturel et environnemental, les institutions d’État telles que le ministère des Affaires culturelles et du Tourisme, quant à elles, insistent davantage sur les apports d’un nouveau modèle de tourisme, plus culturel, mettent en avant les traditions et l’artisanat local (villages artisanaux, spots publicitaires d’une destination plus respectueuse de l’environnement, festivals, etc.) Apparaissent alors des stratégies d’appropriation de cette communication qui est également saisie comme une occasion par des acteurs internes et externes au processus d’inscription afin de mettre en avant leurs objectifs personnels. Toutes les formes d’associations au projet d’inscription sont bonnes afin de promouvoir ses intérêts personnels : professionnels du tourisme, communautés religieuses minoritaires, personnalités politiques nationales et internationales, membres de la « société civile postrévolutionnaire », etc. En d’autres termes, le projet d’inscription de Djerba a dépassé ses objectifs initiaux, il devient un cristallisateur d’enjeux économiques, politiques et sociaux liés au contexte postrévolutionnaire.
2.3. Un projet d’inscription révélateur des problèmes de gouvernance territoriale
Le temps de réalisation d’un tel projet d’inscription est en partie lié aux conséquences qu’induit l’importation d’un concept occidental tel que celui de « patrimoine mondial » dans un pays du Maghreb anciennement colonisé. Mais cette longueur de processus est également en partie symptomatique des problèmes de gouvernances territoriales rencontrés en Tunisie à la suite de la révolution de 2011. Le projet d’inscription de Djerba permet de les mettre au jour :
Premier problème : un manque de décentralisation
L’opacité et la lenteur des démarches sont pointées du doigt par des fonctionnaires, eux-mêmes acteurs des procédures de gestion du « patrimoine culturel tunisien ». Ces professionnels rencontrés disent souffrir au quotidien de cette distance avec les instances décisionnaires, toutes basées à la capitale. Cette situation affecterait la bonne réalisation de leur travail, puisque la moindre demande ou approbation doit transiter par les bureaux de Tunis malgré la présence de représentants locaux sur l’île. Cette situation de centralisation donne parfois des situations absurdes où des fonctionnaires de l’INP de Djerba sont obligés de prendre l’avion pour pouvoir instruire des dossiers et obtenir des signatures et tampons qui doivent y être apposés, car ils n’en ont pas le pouvoir. Dans le cadre du projet d’inscription de Djerba, cela s’est manifesté par de longues attentes aux requêtes des membres du comité de pilotage de l’Assidje. Les membres de l’Assidje soulèvent une impression d’un dossier « à deux vitesses » : celle des mots, qui vont dans le sens du bon déroulement du dossier, et celle des actes, qui peinent à suivre les engagements oraux. Cette configuration d’un projet « à deux vitesses » les inquiète quant à la manière dont pourrait être gérée cette inscription si elle aboutit.
Deuxième problème : des outils juridiques d’aménagement du territoire et de protection du patrimoine obsolètes
Pour pouvoir proposer le bien en série à l’inscription, il faut qu’il soit tout d’abord classé au niveau national, et donc intégré au schéma directeur d’aménagement du territoire. C’est ce qui permet d’avoir des outils juridiques justifiant à l’UNESCO la bonne conservation des éléments qui seront classés. Or le schéma directeur d’aménagement du territoire en vigueur au moment de l’amorce du projet d’inscription ne correspondait pas aux particularités liées à l’insularité du territoire. D’autant plus que l’urbanisme est supposé être géré à l’échelle locale, mais depuis la révolution et en l’absence de municipalités entre 2011 et 2018 ((Avant les élections municipales de 2018, les dernières élections avaient eu lieu en 2010. Après 2011, beaucoup de municipalités se sont retrouvées sans élus. Notamment à Djerba, où la municipalité de Houmt Souk s’est retrouvée sans conseil à la suite de la démission du maire. C’est pourquoi toutes décisions administratives, qui étaient habituellement de la responsabilité des municipalités, ont été reléguées à d’autres instances comme les gouvernorats ou les ministères en attendant la nouvelle loi électorale.)) il est plus difficile d’avoir un suivi efficace dans ce domaine. Les affaires relevant de l’aménagement du territoire ont été reléguées au ministère de l’Équipement, seulement ses missions chevauchant celles du ministère des Affaires culturelles, en ce qui concerne la gestion du patrimoine culturel, les questions de gestion n’en ont été que plus amplifiées. Par ailleurs, le code du patrimoine tunisien, qui semble présenter des outils juridiques permettant une bonne gestion, est sensiblement inspiré par le fonctionnement qui peut exister dans les pays européens tels que la France ou l’Italie. Sauf que la Tunisie ne possède absolument pas les mêmes moyens que ces pays pour faire appliquer un texte aussi complet.
Troisième problème : les lacunes de compétences des institutions gestionnaires prises en main par la « société civile »
Aux difficultés liées à la décentralisation et aux outils juridiques s’ajoute celle des compétences des institutions gestionnaires et de leurs acteurs. Dans le cadre du projet d’inscription de Djerba, trois points problématiques sont à relever. Premièrement, des missions sont assurées par plusieurs services en parallèle sans pour autant qu’un chef de file ne soit désigné, ce qui peut entraîner trois effets : soit les institutions s’harmonisent sur la gestion du travail à mener ; soit elles entrent en concurrence pour récupérer une gestion exclusive ; soit elles se rejettent mutuellement la responsabilité. Sur les terrains auxquels j’ai pris part, c’est la concurrence et le dédouanement qui se produisent. Deuxièmement, le changement de noms, de portée et de pratiques de nombreuses institutions à la suite de la révolution du fait de réformes successives manque de cohérence, servant l’illusion du changement. Ainsi, il y a un problème de délimitation des compétences au sein des équipes, inhérent à un manque de renouvellement et de formation continue. Troisièmement, la complexité d’une gestion transministérielle est difficilement surmontable sur certains sites. Aucun acteur ne prédomine sur les autres laissant à des personnalités fortes – qu’il s’agisse de personnes physiques ou morales – la responsabilité de prendre des décisions. C’est notamment le cas avec l’Assidje sur le territoire djerbien. En l’absence d’élus locaux dans les trois municipalités de l’île, c’est elle qui a endossé le rôle d’interlocutrice privilégiée des habitants et également des représentants politiques régionaux, nationaux et internationaux en ce qui concerne la gestion du « patrimoine local ». Cette posture d’interlocutrice privilégiée de représentante de la « société civile » l’a incitée à générer un consensus avec toutes les parties prenantes des problèmes qui devaient être résolus et à s’engager dans la résolution des problématiques de gouvernances territoriales au niveau local.
Conclusion
L’étude de cas de Djerba montre en quoi l’étude du patrimoine culturel peut être un moyen de mettre au jour les tensions dans la gouvernance des territoires. La gestion du patrimoine culturel en Tunisie est loin d’avoir vu une amélioration depuis la révolution de 2011, puisque depuis le lancement du projet d’inscription de l’île de Djerba à l’UNESCO, et à l’exception de cette dernière, aucun site placé sur la liste indicative en même temps qu’elle n’a été inscrit pour le moment. Après onze ans de processus, le projet de Djerba a été validé par le Comité du patrimoine mondial le 18 septembre 2023. Comme l’a montré cet article, les complications rencontrées lors du processus ont été intrinsèquement liées au contexte politique dans lequel la Tunisie se trouvait. De nouvelles questions se posent alors quant à la gouvernance territoriale dans ce pays, suite aux dérives de plus en plus autoritaires du président Kais Saïed.
Bibliographie
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Mots-clés
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Mathilde BIELAWSKI
Docteure en anthropologie, chercheuse associée au LADEC, Université Lumière Lyon 2.
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Mathilde Bielawski, « L’inscription au patrimoine mondial de l’île de Djerba, révélatrice des problèmes de gouvernance postrévolutionnaire en Tunisie », Géoconfluences, avril 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/patrimoine/articles/djerba-tunisie