Noms de rue et mémoires en conflit : controverses liées aux odonymes coloniaux dans l’espace public urbain en France
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La France commémore beaucoup les grandes pages de son histoire. Le moindre nom de rue (odonyme), les monuments, les statues, sont nommés et contextualisés. Depuis une décennie, le pays est davantage confronté à son histoire coloniale, en particulier à la résurgence de la mémoire de la colonisation (Nicolas, 2009).
Nous faisons dans cette étude le choix d’analyser, dans l’espace urbain parisien et de quelques villes françaises, les odonymes qui sont en lien avec la colonisation et l’esclavagisme. Cette recherche traitera également, mais à un degré moindre, des statues, des effigies, des stèles, des portraits-hommages, des noms des stations de bus et de métro.
Les odonymes désignent les noms des espaces publics, en particulier ceux qui se réfèrent à une voie de circulation (Badariotti, 2002). Par extension, ils concernent les espaces publics urbains (rues, avenues, allées, promenades, esplanades, squares, parcs, etc.) (Rieucau, 2006). Cette nomenclature urbaine officielle s’appuie sur la vie sociale et elle renseigne sur la société qui les produit. Elle affiche les valeurs d’une époque, souvent en modifiant ou en supprimant celles des sociétés précédentes (Badariotti, op. cit.). Au-delà de leur fonction de repérage des lieux, ces nominations constituent des marqueurs de l’histoire et forment une mémoire vivante du passé (Chaléard, 2020). À partir des lois de décentralisation de 1982, seuls les maires et les conseils municipaux, sous le contrôle in fine des préfets, décident de leur attribution. Le choix politique, d’un récit construit autour d’un nom choisi, relève de ce fait des élus et non des historiens.
La façon de nommer les espaces publics, au début du XXIe siècle, devient plurielle, en raison de concurrences dénominatives nouvelles (Rieucau, 2021). En particulier les revendications de genre dénoncent l’occultation des femmes dans l’histoire. L’orientation genrée du choix des odonymes s’est fait très largement aux dépens du féminin (Giraut, 2020). Il n’est de ce fait pas surprenant que le rôle des femmes dans le mouvement colonial français soit largement occulté dans la nomination des rues. Les noms féminins des odonymes liés à la période coloniale sont encore rares, bien qu’en progression : Isabelle Eberhardt (1877-1904) qui fascina Lyautey, Anne-Marie Javouhet (1779-1851) fondatrice des sœurs de Saint-Joseph de Cluny, la Mulâtresse Solitude (1772-1802).
Au cours de l’histoire de France, les choix des figures coloniales pour nommer les rues se sont portés sur des « héros », des conquérants, masculins, occultant largement, d’une part les explorateurs, les découvreurs, les missionnaires, d’autre part « effaçant », « invisibilisant », les noms des résistants à la colonisation, in situ dans les pays colonisées. Pour certains courants de pensée, une décolonisation de l’espace public s’impose, afin de remettre en question une lecture unique de l’histoire. Des mouvements associatifs, des historiens, demandent la prise en compte de la mémoire de l’esclavage, à Paris, dans les deux principaux ports coloniaux français Nantes et Bordeaux, et progressivement dans l’ensemble des villes françaises. Il en résulte, au sein des municipalités, des débats et des oppositions virulentes qui témoignent de conflits mémoriaux profonds non encore résolus (Deschepper, 2021).
Pour faciliter des choix pluriels, l’État français encourage les collectivités territoriales à la mise en place de « contre-récits » (Vassakos, 2018), pour honorer les héros et les héroïnes de la période coloniale, oubliés par l’histoire. Quelques noms de résistants, d’opposants à la colonisation sont ainsi mis en avant. Il s’agit d’Abd el-Kader en Algérie (1808-1883), de Farhat Hached en Tunisie (1914-1952), de Lat Dior (1842-1886) au Sénégal, du roi Béhanzin au Bénin (1844-1906), de Samory Touré (né en Guinée, mort au Gabon) (1837-1900), de la reine Ranavalona à Madagascar, de Toussaint Louverture à Saint-Domingue (Haïti) (1743-1803).
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Une première partie exposera les arguments sous-tendant les controverses postcoloniales avancés par les tenants et les opposants à une reconnaissance de la mémoire du fait colonial et de l’esclavage. Un deuxième temps s’appuiera sur l’analyse de trois personnalités coloniales fortement différentiées, présentées depuis la plus consensuelle à la plus contestée dans le pays : Félix Éboué, Louis Hubert Lyautey et Thomas Bugeaud. Un troisième développement présentera deux « nouveaux héros » (Lalouette, 2021), en débat en France, pour la mise en place de stèles, de statues, d’odonymes, etc. : Abd el-Kader, Farhat Hached et Toussaint Louverture. Enfin, un quatrième temps analysera la récente prise en compte, par le récit national, d’une femme dite la Mulâtresse Solitude, qui s’est opposée à l’esclavage aux Antilles.
1. Débats et controverses autour de la reconnaissance de la colonisation et de l’esclavage en France
En France, les travaux scientifiques en lien avec la colonisation ont commencé plus tardivement qu’aux États-Unis et au Royaume-Uni. Aux États-Unis, depuis les années 1980, les études postcoloniales (post-colonial studies) constituent un champ d’études et de recherche dans les universités. Elles ont ensuite gagné l’Europe et la France. Dans ce pays, à la fin des années 2010, émerge ce que ses opposants appellent cancel culture ou « culture de l’effacement ». Le mot dénonce une tendance à effacer dans l’espace public les références à un passé douloureux, notamment en lien avec le colonialisme et l’esclavage, et aux Etats-Unis avec la ségrégation raciale. Cela passe notamment par le déboulonnage ou la destruction des statues de figures colonialistes et racistes. Si ces actes d’auto-justice soulèvent le débat sur ces monuments controversés et sur leur place dans l’espace public, ils n’effacent cependant pas les faits commis, qui demeurent dans les livres d’histoire et dont les souvenirs sont conservés dans certains musées.
1.1. Des mémoires en conflit : les odonymes et monuments liés à des personnages historiques controversés
Aux États-Unis, depuis quelques années, se développe la culture woke. Ce terme anglais signifie le fait d’être conscient des problèmes liés à la justice sociale et à l’égalité ethnique. Cette expression aux contours amples, au contenu complexe, regroupe plusieurs courants : le mouvement Black Lives Matter (créée en 2013), des formes connexes d’antiracisme, la défense des droits des femmes, la prise en compte des LGBTI (Lesbiennes, Gays, Bisexuels, Transgenres, Intersexe), et celle des populations marginalisées.
Ces courants de pensée sont revisités et pour certains réactivés à la suite des événements qui se produisent de mai à juillet 2020, après la mort de George Floyd. Cet afro-américain de 46 ans, à Minneapolis aux États-Unis, a été tué lors de son arrestation. Son décès provoque des manifestations, accompagnées d’émeutes, dénonçant les symboles du passé esclavagiste du pays. D’abord aux États-Unis, puis dans les anciens pays européens colonisateurs de l’Afrique subsaharienne, ce mouvement s’attaque aux marqueurs visuels de l’esclavagisme dans l’espace public (statues, bustes, stèles, effigies, noms de rues).
Les marqueurs coloniaux, aux États-Unis, jusque-là critiqués par les Afro-américains, étaient maintenus en place par les autorités urbaines américaines. Certaines figures coloniales et racistes de l’histoire de ce pays étaient contestées depuis longtemps : les généraux confédérés Robert Lee et Stonewall Jackson, le président Thomas Jefferson.
Au Royaume-Uni, les statues de Edward Coltson, marchand d’esclaves à Bristol, et de Cecil Rhodes à Oxford, sont également déboulonnées et dégradées. En Belgique, à Anvers, la statue du roi Léopold II (1835-1909) est d’abord mutilée en 2020, puis déplacée dans un musée. La France métropolitaine est assez peu marquée par ce mouvement, qui touche davantage l’outre-mer. Le 22 mai 2020, deux statues de Victor Schœlcher érigées en Martinique, à Fort-de-France et à dans la localité de Schœlcher, furent abattues ((Le déboulonnage de statues de Victor Schœlcher, figure de la IIe République attachée à l’abolition de l’esclavage en 1848, peut surprendre. Une explication, à défaut d’une justification, réside dans la critique, par les militants concernés, du « schœlchérisme ». Il s’agit d’une forme de personnification de l’abolition de l’esclavage dans la personne de Schœlcher. La dénonciation du schœlchérisme reproche à cette légende dorée d’être trop descendante et d’invisibiliser le rôle des figures locales, et notamment des esclaves eux-mêmes, dans la lutte pour l’abolition.)).
Ces évènements, qui marquent les États-Unis au cours de l’été 2020, donnèrent une extraordinaire impulsion au mouvement Black Lives Matter, créé au milieu de la décennie 2010-2020, à la suite de la mort d’un citoyen noir abattu par un vigile. À partir de cette période, le mouvement devient une association et émerge sur le réseau social Twitter. Il associe le pacifisme, le féminisme et la prise en compte de l’âge, du genre et du handicap. Ses principaux engagements sont la lutte contre la criminalisation de la misère, les préjugés envers les Noirs, les violences policières (Recoquillon, 2016).
L’ensemble de ces questions occupe à présent le débat intellectuel et politique français. La résurgence des mémoires douloureuses de la colonisation et de l’esclavagisme amène la société française à se confronter à un passé colonial et esclavagiste difficile (Nicolas, 2009). Le sujet fait controverse et sous-tend des débats virulents. Ces questions prennent une acuité particulièrement forte dans les deux premier ports coloniaux et négriers français (Nantes et Bordeaux).
À Paris le vandalisme qui s’exerce à l’encontre de certaines plaques bleues émaillées (avenue Bugeaud) vise à remettre dans le débat national la question de la mémoire coloniale. Ces actions défendent la nécessité de reconnaitre les dominations et les exactions commises par l’armée française, de rétablir une mémoire historique, voire d’envisager une réparation du passé. Un hommage aux victimes coloniales est demandé par certaines voix. Certains courants de pensée avancent même l’idée d’un « déni » français autour de l’esclavage, voire d’une lecture unique de l’histoire (Deschepper, 2019).
À l’inverse, d’autres voix s’opposent à ce qui serait une relecture, une réécriture « haineuse » de l’histoire de la Nation, pouvant provoquer un réveil des communautarismes. Encourager une dynamique mémorielle, dans une République une et indivisible, pourrait renforcer une instabilité politique. Certains s’élèvent pour dénoncer un abus de la mémoire et pointent les risques d’un sentiment de victimisation des colonisés, trop longtemps cultivé (Lalouette, op. cit.). Des citadins s’insurgent contre la modification de leurs paysages urbains (statues déplacées vers des musées, odonymes remplacés, etc.) (Lalouette, op. cit.). D’autres, en particulier au sein de certains mouvements d’anciens combattants, dénoncent une « repentance » permanente, (Nicolas, op. cit.).
Document 1. Enseigne dégradée, d’un commerce colonial, 10 rue des petits Carreaux, Paris IIe arrondissement. Cliché : Jean Rieucau, 2021. |
1.2. Réconcilier des mémoires communes : mise en avant de « nouveaux héros », narration de « contre-récits », construction de « contre-monuments »
Des outils puissants de commémoration de l’esclavagisme existent en France. Avec la loi Taubira (2001), la France est le premier pays à reconnaître l’esclavage (seulement la traite négrière transatlantique et dans l’océan Indien pratiquée par les Européens) comme crime contre l’humanité. Le 10 mai célèbre chaque année l’abolition de l’esclavage. Le 23 mai est dédié aux victimes de l’esclavage. En 2020, est lancée la FME (Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage).
Depuis 2021 est envisagé, dans le jardin des Tuileries, à Paris, la construction d’un mémorial des victimes de l’esclavage. Ce lieu symbolique se situe à proximité de l’hôtel de la Marine, où fut signé en 1848 l’abolition définitive de l’esclavage sur un décret de Victor Schœlcher. Ce mémorial, dont la mise en œuvre prend du retard, devrait porter l’inscription des noms de 200 000 esclaves, devenus citoyens en 1848. Un mémorial de l’esclavage de grande ampleur existe déjà à Point-à-Pitre, le Mémorial ACTe, ainsi qu’un autre situé à Nantes, depuis 2012.
L’État encourage les municipalités à la mise en place de « contre-récits », à édifier des « contre-monuments », pour honorer des figures d’opposants, de rebelles, de martyrs, qui ont résisté à la mainmise française sur une partie de l’Afrique subsaharienne. Ces hommages concernent la nomination de placettes, de squares et de jardins, plus rarement de rues.
Le président de la République française Emmanuel Macron a nommé l’historien Pascal Blanchard, en 2021, à la tête d’un comité scientifique chargé de mettre en place une liste dite de 318 personnalités issues de la diversité. Ces figures, pour certaines vivantes, sont des artistes, des militants, des militaires, des scientifiques, des sportifs. Cette liste est envoyée dans les mairies pour aider les élus à renouveler les noms des rues et des bâtiments publics. Au sein de cette liste l’histoire coloniale est représentée par les noms de Louis Delgrès, de Frantz Fanon (écrivain et psychiatre martiniquais, anticolonialiste, engagé pour l’indépendance de l’Algérie), de Messali Hadj, et d’Abd el-Kader. Cette liste comprend seulement 67 femmes (21 % des noms proposés) et demeure une nouvelle fois trop genrée.
Les femmes qui furent actives dans le mouvement colonial, pour l’accompagner ou le dénoncer, sont largement oubliées voire occultées par l’histoire de France. Il s’agit d'Isabelle Eberhardt (1877-1904) qui a correspondu avec Lyautey, d’Anne-Marie Javouhet (1779-1851) fondatrice des sœurs de Saint-Joseph de Cluny, de la Mulâtresse Solitude (1772-1802), honorée à Paris, du jardin Solitude, dans le XVIIe arrondissement. Germaine Tillion (1907-2008), ethnologue, photographe, panthéonisée en 2015, milita par son œuvre scientifique à la moitié du XXe siècle, pour la décolonisation de l’Algérie.
L’idée d’une histoire, d’une mémoire commune, partagée entre la France et les anciens pays colonisés (document 2), tente de s’imposer lentement dans la société française. Transcrire autrement la mémoire de l’esclavage, dans l’espace public, participe de la réconciliation mémorielle, du respect de toutes consciences (Stora, 2021). Pour ce faire, des odonymes portant le nom d’un colonisateur controversé sont contextualisés, au moyen d’une notule explicative, dans certaines villes (Nantes, Bordeaux, La Rochelle). À l’héroïsme des militaires, à la description des conquêtes territoriales sont ajoutés des hommage aux victimes et aux colonisés des guerres coloniales. À la Martinique, à Fort-de-France et à Schœlcher, existent depuis 2020 (date du déboulonnage de statues de Schœlcher) deux commissions mémorielles compétentes sur l’esclavage, pour aider les conseils municipaux à nommer les espaces publics.
Document 2. Un odonyme postcolonial : la Place du Cessez-le-Feu de la guerre d’Algérie, en bordure du viaduc des Arts, dans le XIIe arrondissement de Paris. Cliché : Jean Rieucau, 2021. |
2. L’empreinte de quelques figures coloniales dans l’espace public parisien
2.1. La place Félix Éboué, descendant d’esclaves, administrateur colonial apprécié puis résistant
Félix Éboué nait en 1884 à Cayenne, en Guyane. Cet homme de couleur est issu d’une famille d’esclaves émancipés en 1848. Son père et ses frères sont orpailleurs. Son parcours est en tout point remarquable et atypique. Cet administrateur colonial est gouverneur par intérim de la Martinique en 1933-1934, puis de la Guadeloupe, sur nomination du Front Populaire. En 1938, il administre le Tchad, puis en 1940, l’Afrique Équatoriale Française.
Comme Lyautey, il souhaite que les autochtones conservent leurs traditions. Ce défenseur de l’assimilation soutient néanmoins le travail forcé dans les colonies africaines. Il répond le premier à l’appel lancé par de Gaulle, depuis Londres, puis range le Tchad dans la France libre et devient compagnon de la Libération. Ce franc-maçon et humaniste devient après-guerre membre de la SFIO. Ses cendres furent transférées au Panthéon en 1949, en même temps que celles de Victor Schœlcher. Une statue fut érigée pour l’honorer en 1957 dans sa ville natale, ainsi que des bustes, l’un à Cayenne, l’autre à Point-à-Pitre en 1962 (Lalouette, op. cit.). L’aéroport international de Cayenne, anciennement nommé aéroport Cayenne-Rochambeau, a été rebaptisé en 2012 aéroport Cayenne-Félix-Éboué.
En 1947, la place Daumesnil à Paris devient la place Félix Éboué. Ce grand carrefour parisien, situé dans le XIIe arrondissement, se localise au croisement de l’avenue Daumesnil, de Reuilly et de la rue Taine. Le remplacement du nom de Daumesnil n’est pas total, puisque la station de métro, établie sur la place, conserve son nom (document 4). Par contre, l’arrêt de bus des lignes 64 et 71, établi rue Taine, à proximité de la place, prend le nom Daumesnil-Félix Éboué (document 8). La plaque de l’avenue Daumesnil indique : « Avenue Daumesnil, 1777-1832, Général-Gouverneur du Château de Vincennes » (document 3).
Document 3. Plaque indicative de l’avenue Daumesnil, Gouverneur du Château de Vincennes. Cliché : Jean Rieucau, 2021. |
Document 4. Station de métro Daumesnil, sur la place Félix Éboué, dans le XIIe arrondissement de Paris. Cliché : Jean Rieucau, 2020. |
Document 5. Sculptures de lions en bronze, sur la place Félix Éboué, un important repère paysager pour les Parisiens. Cliché : Jean Rieucau, 2020. |
Autour de la place Félix Éboué, les plaques bleues émaillées contextualisent, chacune de manière différente, cette figure coloniale. L’une mentionne : « Place Félix Éboué, 1884-1944, Gouverneur Général du Tchad (1938), de l’Afrique Équatoriale Française (1940) » (document 7). L’autre indique : « Place Félix Éboué, 1884-1944, Gouverneur de l’A.E.F., Compagnon de la Libération » (document 6).
Document 6. Plaque de la place Félix Éboué, nouveau nom du lieu, depuis 1944, en remplacement de la place Daumesnil. Cliché : Jean Rieucau, 2021. |
Document 7. Une autre contextualisation du nom de Félix Éboué, sur la place du même nom. Cliché : Jean Rieucau, 2020. |
Le vécu nominal des habitants du XIIe arrondissement, envers le nom de la place Félix Éboué, garnie de fontaines en forme de lions (document 5), est complexe. Ils mélangent, dans le quotidien, les deux noms Éboué et Daumesnil. Ainsi, un brouillage nominal autour du nom de cette place marque l’ensemble du quartier. Autant de commerces et de cafés, bordant la place, portent l’un des deux noms (document 9).
Document 8. Un arrêt de bus mêlant les deux noms Daumesnil-Éboué, sur la rue Taine, à proximité de la place Félix Éboué, dans le XIIe arrondissement. Cliché : Jean Rieucau, 2021. |
Document 9. La difficile acceptation du changement d’une odonymie ancienne. Persistance d’un marquage commercial du nom de Daumesnil, sur la place Félix Éboué. Cliché : Jean Rieucau, 2021. |
Éboué, civil durant la colonisation, résistant ensuite, est méconnu, voire oublié en France. Des seniors interrogés sur les lieux, des personnes connaissant l’histoire coloniale française, utilisent davantage le nom d’Éboué, mais ils sont minoritaires. L’utilisation de ce nom alimente une certaine fierté chez ces personnes. Elle se fonde sur le respect porté envers les fonctions d’administrateur, sur son action de résistant, qui sont préférées à celles de militaire et surtout à la figure de celle d’un héros colonial. Pour toutes ces raisons, l’utilisation de ce patronyme ne fait pas l’objet d’actions hostiles de la part d’activistes. Mais, au final, cet exonyme colonial n’a pas remplacé, dans le vécu des Parisiens, le nom préexistant de Daumesnil, en raison, en particulier, de la longueur de l’avenue éponyme. En 1977, une rue du XIIe arrondissement de Paris prend également le nom de sa femme, Eugénie Éboué.
2.2. La rue Louis Hubert Lyautey : une mémoire coloniale apaisée autour d’un théoricien de la colonisation, membre de l’académie française
Louis Hubert Lyautey (1854-1934) naît à Nancy. Il sert sous les ordres de Gallieni en Indochine (Tonkin), puis à Madagascar. Il est ensuite chargé du commandement du Sud-Oranais, puis intervient au Maroc oriental en 1907. Devenu le premier résident général au Maroc, il organise le protectorat et la mise en valeur de l’Empire chérifien, de 1912 à 1925. Il conservera également le contrôle de la France sur le Maroc pendant la Première Guerre mondiale, durant laquelle il était ministre de la guerre (1916-1917), malgré l’action menaçante des Allemands. Ce militaire fut également un intellectuel, puisqu’il appartint à l’Académie française. Une filiation apparait entre Gallieni et Lyautey, souvent qualifiés de penseurs de la colonisation française, ainsi qu’entre Lyautey et Éboué, fréquemment considéré comme son disciple.
Le souvenir de Lyautey est doublement honoré, tant au Maroc qu’en France. Sa figure historique fonde deux mémoires spécifiques dans chacun des deux pays. Un monument, situé place Denys Cochin, à Paris, à proximité du monument Gallieni, lui rend hommage. Cette reconnaissance de la nation revêt plusieurs aspects, l’homme porteur d’un idéal, le grand Lorrain, ainsi que l’homme des colonies (Lalouette, op. cit.) et le maître d’œuvre de l’exposition coloniale de 1931. Au Maroc, la figure de cet homme conserve une image positive, le dicton populaire étant qu’il aurait fait plus de bien que de mal. Une statue de Lyautey à Casablanca a été déplacée, après l’indépendance du pays, de l’espace public vers la cours du Consulat de France. Dans cette ville aujourd’hui, un lycée réputé pour avoir formé une partie de l’élite francophone du pays, et situé à proximité du palais du Sultan, porte encore son nom.
Une rue parisienne, du XVIe arrondissement, située dans un quartier aux nombreuses églises, proche du cimetière de Passy et du Trocadéro, honore également son souvenir, depuis 1938. De petite taille, bordée d’immeubles cossus (document 10), elle est entourée de la rue Raynouard (1761-1836), une personnalité également membre de l’Académie française et de la rue Alphonse XIII, roi d’Espagne. La plaque bleue indicative porte la mention « Rue Lyautey, 1854-1834, résident général au Maroc » (document 11). Aucune hostilité anticolonialiste ne remet en question cet odonyme. Par contre, le monument à Lyautey, situé place Denys Cochin, dans le VIIe arrondissement à Paris, a été vandalisé (Lalouette, op. cit.). Il est reproché à cette figure coloniale, par certains historiens, l’utilisation de gaz dans la guerre du Rif, mais rien ne permet d’établir qu’il aurait fait utiliser l’arme chimique (Lalouette, op. cit.). Une avenue du nom de Lyautey existe également dans le XVIe arrondissement parisien, complétée à Vincennes par une place du même patronyme.
Document 10. La rue Lyautey, proche du cimetière de Passy. Cliché : Jean Rieucau, 2021. |
Document 11. La rue Lyautey dans le XVIe arrondissement. Le souvenir de cette figure coloniale participe d’une double mémoire, l’une marocaine, l’autre française. Cliché : Jean Rieucau, 2021. |
2.3. L’avenue Thomas Bugeaud : contestations anticolonialistes autour d’une figure coloniale controversée
Thomas Robert Bugeaud (1784-1849), marquis de la Piconnerie, duc d’Isly, naît à Limoges en 1784. Sous-officier, puis officier dans les armées napoléoniennes, il combat à Austerlitz, fait les campagnes de Pologne, de Prusse et d’Espagne. Il est élu député de Dordogne en 1831. En 1830, avec la prise d’Alger, la France entame la colonisation du Maghreb. Bugeaud est envoyé une première fois en Algérie, en 1836-1837, pour lutter contre Abd el-Kader. Il est nommé gouverneur général en 1841, fonction qu’il conserve jusqu’en 1847.
Bugeaud mit au pas la région d’Oran et signa, en 1837, le traité de la Tafna avec Abd el-Kader, dont il avait triomphé en 1836. Il est nommé maréchal de France en 1843. Pendant sept années, avec des effectifs militaires atteignant 70 000 hommes, il mène une guerre violente, marquée par des atrocités commises par l’armée française. Eugène Cavaignac le 11 juin 1844, Aimable Pélissier le 18 juin 1845, deux hauts gradés couverts par Bugeaud, perpètrent les tristement célèbres « enfumades », en asphyxiant dans des grottes 760 femmes, enfants et vieillards.
Parmi les figures coloniales, Bugeaud apparait celle qui est en France, en particulier à Paris, mais également en Algérie, la plus controversée, voire honnie. En mai 2021, la mairie de Marseille, à la suite de plusieurs mobilisations anticolonialistes, débaptise l’école Bugeaud, située 12 rue Bugeaud, pour la renommer école Ahmed Litim, du nom d’un tirailleur algérien, libérateur de la ville et tué par les Allemands à 24 ans.
À Paris, l’avenue Bugeaud est située entre la place Victor Hugo et l’avenue Foch, dans le XVIe arrondissement, au sein d’un quartier aisé. Elle remplace, en 1864, l’avenue Dauphine. Quinze ans après sa mort, le second Empire remercie par cette dénomination l’homme politique qui avait été pressenti aux élections présidentielles de 1848.
Aujourd’hui, cet axe de communication étroit et descendant parcourt un quartier ponctué d’ambassades africaines (Tchad, Côte d’Ivoire, République du Congo). Un marquage nominal dense caractérise cet axe, en déployant tous les 20 mètres une plaque peu contextualisée au nom de Bugeaud.
Les plaques bleues émaillées successives, pour celles qui ne sont pas dénoncées par des formules contestataires, portent la mention « Avenue Bugeaud, 1784-1849, maréchal de France » (document 12). Mais, une majorité de celles-ci sont recouvertes d’autocollants, dénonçant les crimes de guerre de Thomas Bugeaud (document 13), parfois au moyen de formulations très radicales (« Avenue du criminel Bugeaud, bourreau de milliers de civils, emmurés et asphyxiés, Algérie 1844-1845 ») (document 14), et pour certaines remplaçant son nom par un autre (« Avenue Lalla Fatma N’Soumer, 1830-1863, résistante kabyle à la colonisation de l’Algérie ») (document 15).
Document 12. L’avenue Bugeaud dans le XVIe arrondissement, une contextualisation qui insiste sur la fonction militaire, sans mentionner les faits d’armes durant la colonisation de l’Algérie. Cliché : Jean Rieucau, 2021. |
Document 13. Conflits des mémoires autour du choix odonymique du nom du maréchal Bugeaud. Cliché : Jean Rieucau, 2021. |
Document 14. Recontextualisation sauvage de l’avenue Bugeaud, en écho aux tragiques évènements des « enfumades », perpétrés en Algérie en 1845. Cliché : Jean Rieucau, 2021. |
Document 15. Au carrefour des revendications de genre et anticolonialistes. Des actions menées par des défenseurs du « matrimoine » et de l’activisme décolonial : essai de renomination sauvage du nom l’avenue Bugeaud, par le patronyme de Lalla Fatma N’Soumer, femme kabyle, résistante à la colonisation française de l’Algérie. Cliché : Jean Rieucau, 2021 |
Un activisme anticolonial algérien, des tensions permanentes, liées à une résurgence du souvenir de la conquête française de l’Algérie, marquent cette avenue. Le malaise mémoriel persistant entre la France et l’Algérie qui s’exprime ici entraine également la venue de chaînes de télévision algériennes qui tournent in situ des documentaires sur cette avenue. Ces recontextualisations « sauvages » sont également le fait de SOS Racisme.
À la différence de la rue Faidherbe, dans le XIe arrondissement, dans l’avenue Bugeaud, aucun commerce, ni bar, ne porte son nom. Les personnes-ressources enquêtées (librairies, restaurants, compagnies d’assurances, maisons de retraites, cabinets d’avocats, professions libérales de santé, école confessionnelle Saint-François d’Eylau, etc.) ne souhaitent pas aborder ces protestations militantes, et considèrent que ces mouvements autour de la mémoire coloniale sont extérieurs au quartier.
3. Hommages aux héros et martyrs opposés à la colonisation française
3.1. La place de l’émir Abd el-Kader à Paris, figure survalorisée dans le récit national algérien, enjeu culturel, politique et symbolique, en France
Abd el-Kader (1808-1883), naît dans l’Ouest de Algérie, près de Mascara. Très jeune, il reçoit une éducation pieuse qui comprend l’exercice des armes et de l’équitation. Son père est le chef spirituel de la puissante confrérie soufie de la Quadirya (Stora, 2017), hostile à la domination ottomane. Abd el-Kader réussit à évincer ses principaux rivaux, en soumettant la majorité des tribus et confréries soufies de l’Ouest et du Centre de l’Algérie.
Proclamé émir, il se présente comme le « commandeur des croyants » et prêche le djihad (guerre sainte) contre les Français. Il s’appuie sur sa smalah, un campement circulaire, composé de tentes, peuplé de 30 000 personnes, sorte de capitale mobile. Puis Louis-Philippe, en 1841, décide la conquête totale du pays, qui n’est achevée qu’en 1857. Abd el-Kader tient tête aux armées françaises, de 1832 à 1847, qui mobilisent jusqu’à 100 000 hommes. Il se rendra au général Lamoricière, sous les ordres du général Bugeaud, le 23 décembre 1847, en formulant une demande : émigrer puis s’établir en terre d’islam.
Il est emprisonné au fort Lamarque à Toulon, puis à Pau (1848), et transféré au château d’Amboise (1848). Il est libéré en 1852, puis reçu à Paris par Napoléon III. Ensuite, il gagne la Turquie, puis Damas, ville dans laquelle il se conduit en ami des Français et des chrétiens maronites, dont il contribue à sauver plusieurs milliers, durant l’insurrection des Druzes (1860). Il consacra les trente dernières années de sa vie à prier, à enseigner, et à rédiger des écrits mystiques. Il meurt à Damas en 1883, où il est inhumé auprès du tombeau de son maître soufi Ibn Arabî.
Abd el-Kader alimente une double mémoire, l’une en France, l’autre en Algérie. Après l’indépendance de ce pays, ses cendres ont été ramenées symboliquement de Damas, en 1966, pour être inhumées au « carré des martyrs » du cimetière d’El Alia à Alger. Il occupe une place importante parmi les mythes fondateurs algériens. Dès 1965, le président Houari Boumédiène (1932-1978) en fait un héros national, alors qu’il n’a pas été mis en avant durant la colonisation française, pas plus que par les Algériens au cours de la guerre d’Algérie (1954-1962). Dans ce pays du Maghreb, en l’absence d’un « père de la nation », issu de la guerre contre la France, sa présence dans le récit national apparaît survalorisée (Stora, op. cit.).
Dans les années 1970, l’Algérie ne retient de sa vie que sa détermination guerrière. Par contre, la fin de son existence en Syrie, ses écrits touchant au religieux et à la poésie, ses rencontres, ses engagements pour les chrétiens, sont minimisés voire critiqués. Des Français apprécient son obédience soufie, en lien avec un islam « d’ouverture », perçu comme tolérant, ainsi que sa protection envers les chrétiens.
Aujourd’hui, au début du XXIe siècle, ce héros algérien connaît une sorte de « trop plein d’hommages », tant en Algérie qu’en France. Plusieurs historiens mettent en avant sa qualité d’homme de la synthèse, entre résistance à l’autre et l’acceptation des apports de « l’étranger ». Nombre d’intellectuels algériens reconnaissent également en lui la préfiguration de l’éveil du nationalisme moderne du XXe siècle. Mais il occuperait, à tort, la totalité de l’espace dévolu traditionnellement aux grandes figures du nationalisme (Stora, op. cit.). Seul Messali Hadj (1898-1974), qui réclame l’indépendance de l’Algérie dès 1927, pourrait incarner cette idée, et être reconnu comme « père de la nation ».
En 2006, le Conseil de Paris acte la création d’une place Abd el-Kader, dans le Ve arrondissement de la capitale. La plaque bleue émaillée porte la mention : « Place de l’émir Abd el-Kader, héros national algérien » » (document 16). L’inauguration rassemble Bertrand Delanoë, maire de Paris, l’ambassadeur d’Algérie et des descendants de l’émir. Il s’agit, en fait, d’une placette, signalée par une seule plaque, composée d’un petit espace vert, située au milieu de voies de circulation (document 17). Cet hommage parisien apparaît minimal. Plusieurs projets ont existé à Paris pour statufier Abd el-Kader. Le premier remonte à 1909, d’autres tentatives suivent en 1933, en 2017, puis enfin en 2020 (Lalouette, op. cit.). Aucun de ces projets n’a encore abouti.
Document 16. Place de l’émir Abd el-Kader, héros national algérien, dans le Ve arrondissement de Paris. Cliché : Jean Rieucau, 2021. |
Document 17. La place Abd el-Kader, un micro-espace vert, entre deux voies de circulation, un hommage parisien minimal à ce héros algérien. |
Dans le reste de la France, des batailles culturelles existent autour de l’attribution de son nom pour nommer des espaces publics (Vassakos, op. cit.). La ville d’Amboise a fait réaliser une stèle appelée « Passage Abd el-Kader » et inscrire la formule : « Abd el-Kader, héros national algérien du refus de la présence coloniale française ». Elle a été vandalisée dans la nuit précédant son inauguration, le 5 février 2022. Certaines villes françaises possèdent des mosquées portant son nom (Nanterre, Annecy). En Algérie, à Alger, à Oran, des effigies de ce héros national se dressent (Lalouette, op. cit.). Une place de l’Émir Abd el-Kader existe à Alger.
3.2. Toussaint Louverture, premier président d’Haïti indépendant, un héros encore marginal dans le récit national français
La figure de Toussaint Louverture symbolise celle d’un esclave, devenu lui-même propriétaire d’esclaves, puis un héros et un défenseur de la liberté. Il avait su concilier sa politique d’émancipation avec sa loyauté avec la France (Antoine, 2016). Ce chef visionnaire, devenu homme d’État, appartient à l’histoire universelle. Son œuvre a transcendé les frontières de l’île de Saint-Domingue (Antoine, op. cit .).
Pierre Dominique Toussaint, à l’origine Toussaint de Bréda, surnommé Toussaint Louverture, serait né en 1743, près du Cap Français (actuel Cap Haïtien) à Saint-Domingue, devenu Haïti en 1804. Toussaint était issu d’une famille royale de la dynastie d’Allada, au Dahomey (actuel Bénin) (document 18). Nombre de captifs de l’île de Saint-Domingue provenaient du Bénin et du Nigeria (Rieucau, 2019).
Document 18. La ville d’Allada (Bénin) met en avant la filiation de Toussaint Louverture avec la dynastie d’Allada. Cliché : Jean Rieucau, 2019. |
Document 19. La statue de Toussaint Louverture est peu visitée, mais la ville d’Allada et l’État béninois projettent, dans cette cité, la construction d’un « Musée Toussaint Louverture, esclavage, résistance et mémoire ». Cliché : Jean Rieucau, 2019. |
Toussaint Louverture est né esclave sur l’habitation Bréda, située au Nord de Saint-Domingue, du temps de l’hégémonie française, dans laquelle il sert comme domestique (cocher et gardien de bétail). Puis il est affranchi avec d’autres esclaves et apprend à lire et à écrire. En 1779, il possède une plantation de café où travaillent 13 captifs. À partir de 1791, suite à l’éclatement d’une insurrection, il dirige une armée de plusieurs milliers d’insurgés et la met au service des Espagnols. Il bat le général français Desfourneaux en 1793.
La France abolit l’esclavage en 1793 et obtient son ralliement en 1794. Rallié à la République et devenu abolitionniste, Louverture met ses 4 000 hommes au service de la France. Il est nommé général de division en 1796, puis commandant en chef de la colonie et enfin gouverneur de celle-ci en 1797, dans laquelle il installe un « pouvoir noir ». En 1797, confrontée pour la première fois à une révolution anti-esclavagiste de cette ampleur, une puissance européenne prit des mesures fortes : abolir l’esclavage, sans indemniser les anciens maîtres, et reconnaître aux « nouveaux libres » le statut de citoyens (Coquery-Vidrovitch, Mesnard, 2019).
En 1802, Bonaparte décide de mettre fin à la « sécession à Saint-Domingue » et de rétablir l’esclavage. La guerre fut très violente (50 000 soldats français périrent, 100 000 Antillais furent tués) (Coquery-Vidrovitch, Mesnard, op. cit.). Toussaint Louverture, retiré sur l’habitation d’Ennery, fut capturé sur ordre de Napoléon 1er et arrêté en 1802, puis incarcéré au fort de Joux dans le département du Doubs, où il meurt en 1803. En 1804, Haïti obtient la victoire sur la France et une indépendance que cette dernière lui fait payer très chèrement en lui imposant des réparations financières léonines qui oblitérèrent pour longtemps la capacité du pays à se développer (Porter et al., 2022).
Bien que peu présent dans le récit national français, Toussaint Louverture est commémoré chaque année comme libérateur de Saint-Domingue, dans la ville de Pontarlier, située à quelques kilomètres du château de Joux. La ville de Massy, en région parisienne, lui rend également hommage depuis 1990, par le biais d’une statue (Lalouette, op. cit). La ville de Bordeaux possède un buste de cette figure antiesclavagiste, offert par la République d’Haïti. La Rochelle, troisième port négrier français, l’a également fait statufier. Enfin, la ville de Montpellier l’honore d’une plaque bleue émaillée (document 20), en l’associant à la date de l’instauration en France de la première commémoration de l’abolition de l’esclavage, le 10 mai 2006.
Document 20. La rue Toussaint Louverture à Montpellier, une figure encore peu présente dans le récit national français. Cliché : Jean Rieucau, 2020. |
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Son action antiesclavagiste trouve également un écho dans certains pays d’Afrique subsaharienne. Le Bénin, dans la ville d’Allada, dont sa famille est originaire, possède un monument qui lui rend hommage. Sur sa statue, il est présenté comme le descendant de Gahou Déguénon, l’un des rois de la dynastie d’Allada qui fut la rivale de celle d’Abomey jusqu’en 1724 (Rieucau, 2020). Le monument (document 19), situé en cœur de ville, rappelle puissamment sa mémoire (ibid.). La référence à ce chef de guerre antiesclavagiste demeure très forte dans cette ville, et au-delà dans l’ensemble du pays. La construction d’un musée nommé « Musée Toussaint Louverture, esclavage, résistance et mémoire » est projetée dans cette ville béninoise (ibid.).
3.3. La ville de Paris contribue à l’introduction de la Mulâtresse Solitude dans le récit national français
Solitude, dite la Mulâtresse, de son prénom Rosalie, est née en 1772, en Guadeloupe, d’une mère capturée en Afrique et violée à bord d’un navire négrier. Elle devient « esclave de maison », à cause de son teint clair (Lalouette, op. cit.). À l’adolescence, quand la première abolition de l’esclavage est décrétée en 1794, elle rejoint une colonie de Marrons, ces anciens esclaves échappés du domaine de leur maître, vivant dans des contrées peu accessibles. Le marronnage constituait également une résistance et une tactique de combat contre l’esclavage (Antoine, 2016). Elle rejoint en 1802 la colonie dirigée par Louis Delgrès (1766-1802), un métis, militaire de carrière ((Louis Delgrès qui s’engage dans les troupes levées par Rochambeau en Martinique est fait prisonnier par les Anglais, puis déporté en Angleterre, et enfin à Saint-Malo. Libéré en 1797, il revient en Guadeloupe en 1799. Passé dans les rangs des rebelles, il se retranche sur l’habitation Danglemont, pour y établir son quartier général, auquel fut donné l’assaut en 1802 (Antoine, 2016). Il périt dans ce combat avec 500 autres victimes. Il s’ensuivit une grande répression, et de très nombreuses exécutions, dont la Mulâtresse Solitude. De nombreux hommages ont été rendus à Louis Delgrès. Des rues, des établissement scolaires, portent son nom. Au Panthéon, à Paris, une plaque voisine de celle de Toussaint Louverture, lui est dédiée.)).
En 1802, Bonaparte rétablit l’esclavage. Le 4 mai 1802, quatre mille soldats débarquent à Pointe-à-Pitre, pour mater toute rébellion et mettre aux fers les résistants à ce rétablissement. Solitude est capturée puis condamnée à mort. Elle est pendue le 19 novembre 1802, le lendemain de son accouchement. Elle devint célèbre grâce à André Schwarz-Bart, auteur de La Mulâtresse Solitude, une biographie romancée publiée en 1972.
La place du général Catroux, située dans le quartier aisé de la plaine Monceau, dans le XVIIe arrondissement de Paris, a été choisie par la mairie de Paris pour en faire un lieu mémoriel lié à la mémoire de l’esclavage (Rieucau, 2022). Sans être un lieu historique, cette place est devenue une construction mémorielle autour de la traite et de l’esclavagisme.
Cette place comporte le Jardin Solitude et le monument dit « les Fers » en hommage au général Dumas ((Le général Dumas est le père d’Alexandre Dumas (1802-1870), dit Alexandre Dumas père, auteur des Trois mousquetaires, lui-même père d’Alexandre Dumas fils (1824-1895) auteur de la Dame aux Camélias.)), fils illégitime du général Thomas Alexandre Davy de la Paillerie. La puissance de l’emplacement du lieu fonde sa légitimité sur le monument et la statue d’Alexandre Dumas père, celle d’Alexandre Dumas fils, respectivement fils et petit-fils du général Dumas, et sur la présence de l’ambassade d’un pays africain ayant souffert de l’esclavage, le Libéria.
La sculpture monumentale nommée les « Fers », commande de la ville de Paris, est inaugurée en 2009, à l’emplacement de l’ancienne statue du général Dumas, érigée en 1913, et refondue par l’État français en 1942. Cette statue le représentant appuyé sur un fusil avait été érigée place Malesherbes, devenue aujourd’hui place du général Catroux. Le piédestal dépourvu de la statue sommitale demeura ainsi jusque dans les années 1980. En février 2021, le conseil de Paris valide sa reconstruction à l’identique, mais elle demeure toujours à l’état de projet.
Le Jardin Solitude (document 21), dit également Jardin de la place du Général Catroux, situé sur la pelouse Nord du même nom, est inauguré en 2020, en présence de la maire de Paris. Une plaque à l’intérieur de ce jardin rend hommage à la Mulâtresse Solitude, qualifiée de « Fanm’ Doubout’, héroïsme de la résistance des anciens esclaves de Guadeloupe, contre le rétablissement de l’esclavage » (document 22).
Document 21. Le Jardin Solitude et la sculpture-monument les « Fers », par le sculpteur Driss Sans-Arcidet, en l’honneur du général Dumas, sur la place Catroux, dans le XVIIe arrondissement de Paris. Cliché : Jean Rieucau, 2021. |
Document 22. La ville de Paris honore la Mulâtresse Solitude, héroïne métis, esclave, puis résistante anti-esclavagiste. Cliché : Jean Rieucau, 2021. |
Conclusion
Comme d’autres pays européens, la France est confrontée à la résurgence de son histoire coloniale, ce qui provoque des tensions mémorielles, que cristallise la façon de dire et de nommer les espaces publics. Deux catégories de mémoires nominales inscrites dans les espaces publics cohabitent dans les villes françaises et à Paris. Une première réside dans la mémoire locale, à laquelle les habitants les plus anciennement enracinés d’un quartier sont très attachés. Une seconde est contenue dans les exonymes, qui sont des noms sans liens historiques ou territoriaux avec la ville qui les célèbre. Ceux-ci sont constitués, d’une part de noms de figures, de personnalités, appartenant à l’histoire de France, d’autre part de héros et de martyrs s’étant opposés à la colonisation française in situ en Afrique subsaharienne ou dans l’espace caribéen.
Le souvenir de l’esclavage et de la colonisation a été longtemps peu mis en mémoire en France et souvent victime de l’oubli officiel. La mémoire coloniale a produit des noms honorés par des odonymes qui remontent, pour leur plus grand nombre, à la fin du XIXe siècle, dans un contexte de conquêtes coloniales. Une grande majorité des citadins méconnaissent et ne se reconnaissent pas dans ces patronymes historiques anciens et principalement masculins. Les municipalités doivent trouver un équilibre entre deux types de nominations. D’une part, elles réalisent une nécessaire recontextualisation des hommages rendus aux colonisateurs controversés. D’autre part pour renouveler les noms de certaines plaques bleues émaillées et en introduire de nouvelles, elles peuvent choisir les noms de « nouveaux héros » et de « nouvelles héroïnes » qui sont des oubliés de l’histoire et des victimes de la colonisation. Parmi ces derniers, émergent certains noms : Abd el-Kader, Farhat Hached, Toussaint Louverture, la Mulâtresse Solitude.
La figure de Abd el-Kader, depuis quelques années, est celle qui cristallise le plus fortement les débats entre les historiens, au sein de certains courants de pensée et parmi les municipalités. Le souvenir de ce héros algérien est complexe, dans la mesure ou il est positionné au carrefour d’une double mémoire et d’un imaginaire duel, à la fois algérien et français. La personnalité d'Abd el-Kader, en France, divise les municipalités partisanes de sa commémoration (Paris, Amboise, etc.) et celles soucieuses de l’effacer de la nomination des espaces publics. Ce héros national algérien est au cœur de batailles culturelles franco-françaises, issues de conflits mémoriaux profonds, non résolus, et du malaise mémoriel persistant entre la France et l’Algérie.
La ville de Paris tente de spécialiser certains quartiers du point de vue du souvenir et des mémoires coloniales. À l’échelle d’une métropole mondiale comme Paris, il apparaît possible de différentier les quartiers selon les mémoires, en fonction des cultures et des identités. Depuis plusieurs décennies, la ville de Paris mène une politique de structuration, sans systématisation excessive, de pôles mémoriels et culturels, spatialisés. Dans une petite partie du Ve arrondissement, l’État et la mairie de Paris s’attachent à structurer un pôle culturel arabo-musulman. Il réunit la place Abd el-Kader, la Grande mosquée de Paris (créée par Lyautey), porte l’arrêt de bus Buffon-La Mosquée, comporte plusieurs librairies musulmanes établies face à la mosquée, et accueille en bord de Seine, l’Institut du Monde Arabe.
Dans le XVIIe arrondissement de la capitale, la place du général Catroux est devenue une construction mémorielle autour de la traite et de l’esclavagisme. Elle se compose de la sculpture monumentale des « Fers » en l’honneur du général Dumas, du projet de reconstruction d’une statue en son honneur, de l’aménagement du Jardin Solitude, du projet d'y ériger une sculpture de cette héroïne dite la Mulâtresse Solitude qui honorera la première femme noire statufiée à Paris. Ces symboles rendent hommage, de manière spatialement cohérente, à une mémoire coloniale douloureuse et longtemps occultée.
Références citées
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Remerciements
L’auteur tient à remercier, pour les échanges scientifiques autour de cet article :
- Christian Montès, professeur de géographie à l’université Lyon 2
- Dominique Badariotti, professeur de géographie à l’université de Strasbourg
- Christophe Capouano, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Grenoble-Alpes
- Jacqueline Lalouette, professeur émérite à l’université Lille 3, membre senior honoraire de l’Institut universitaire de France
- Richard Vassakos, professeur d’histoire, chercheur associé au laboratoire CRISES, université Montpellier 3.
Jean RIEUCAU
Professeur émérite en géographie, Université Lyon 2, administrateur de Tourisme Sans Frontières
Mise en page web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Jean Rieucau, « Noms de rue et mémoires en conflit : controverses liées aux odonymes coloniaux dans l’espace public urbain en France », Géoconfluences, novembre 2022.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/patrimoine/articles/odonymie-et-controverses