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Entre ancrage local, mondialisation culturelle et patrimonialisation… Une géographie de la tartiflette

Publié le 14/12/2021
Auteur(s) : Serge Bourgeat, agrégé et docteur en géographie
Catherine Bras, professeure agrégée de géographie - académie de Grenoble

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La tartiflette est un plat clairement identifié à un territoire, la Haute-Savoie, mais aussi associé à une saison, l’hiver, et au tourisme hivernal. Sa diffusion mondiale, très récente, se traduit à la fois par des adaptations nombreuses, résultats de conditions économiques ou culturelles locales, et par une convergence culturelle des goûts alimentaires, ce dont témoigne la généralisation même du terme « tartiflette ». La patrimonialisation, sinon du plat, du moins du terme, est en cours.

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La tartiflette ? Tout le monde connaît : des pommes de terre, des lardons, des oignons, et bien sûr du reblochon. Ce plat est un grand classique des soirées hivernales, des stations de sports d’hiver, et donc tout naturellement des restaurants savoyards, nombreux sur l’ensemble du territoire français. Loin de l’idée d’une cuisine gastronomique, à l’assiette, la tartiflette incarne l’idée d’un mets traditionnel convivial, chaleureux, « à partager »… Devenue symbole d’une cuisine savoyarde idéalisée, la tartiflette apparaît désormais sur les cartes des restaurants qui proposent ce plat aux côtés de la raclette et de la fondue. Elle est désormais plus commandée que ces dernières (Destève, 2019).

Le but de cet article est de montrer que ce plat ne témoigne pas tant d’un retour des traditions ou d’une muséification d’un patrimoine savoyard qu’on imaginerait menacé et donc à protéger, mais, a contrario de cette représentation, d’une mondialisation culturelle et économique, et de la capacité d’adaptation des industries de l’agroalimentaire et de la distribution. La tartiflette étant une invention très récente, c’est son succès fulgurant qui nous interroge : étudier sa diffusion, c’est donc analyser des réseaux (par quels biais ce plat s’est-il propagé ?), les acteurs de ce processus, voire comprendre une culture mondialisée : on mange désormais des tartiflettes aussi bien dans le massif des Aravis qu’aux États-Unis, au Pérou, au Maroc ou dans le désert koweitien.

De là découle la mise en évidence de deux phénomènes. En premier lieu émerge un paradoxe entre une alimentation qu’on idéalise dans son rapport à la proximité (une recherche du terroir et d’un plat « patrimonial », une quête d’authenticité), et un comportement alimentaire standardisé et de plus en plus mondialisé. En second lieu, le cas de la tartiflette met en exergue l’un des moteurs du processus de patrimonialisation : la conscience du lien entre un topos et un plat serait l’un des vecteurs de sa reconnaissance en tant qu’objet culturel, ici comme élément d’un « patrimoine alimentaire alpin » que d’aucuns aimeraient voir inscrit sur la Liste de l'UNESCO.

 

1. Le succès fulgurant d’une recette haut-savoyarde, adoptée et adaptée partout en France

Le premier constat est que la tartiflette connaît un succès à l’échelle nationale : en 2017, c’était la recette de cuisine la plus consultée en France sur le moteur de recherche Google ((Le phénomène s’est étendu au monde anglophone puisque plusieurs sites de cuisine titrent : « An ode to tartiflette: The most in demand recipe in France ». Notons cependant un changement de tendance en France en 2018 : la pâte à crêpe reprenait une première place qu’elle avait souvent occupée dans les années 2000-2010. Sources : Cuistolab.com et Reponse-conso.fr.)), devant le bœuf bourguignon, le gratin dauphinois et l’osso buco. Et c’est une évidence : on mange de la tartiflette dans toutes les régions, ne serait-ce que grâce aux restaurants savoyards présents aussi bien dans des villes moyennes comme Châlons-en-Champagne, Saint-Dié-des-Vosges, Vannes ou Bayonne que dans les métropoles. À Paris, dans le seul quartier très touristique centré sur les rues de la Huchette et de la Harpe (Ve arrondissement), au moins 20 restaurants proposent désormais ce plat et concurrencent de fait les restaurants de spécialités grecques, traditionnellement dominants dans ce secteur (document 1). Au menu de ces restaurants très fréquentés par les touristes du monde entier, la tartiflette apparaît ainsi comme le référent d’une identité culinaire : celle de la culture savoyarde. Conséquence mais aussi cause secondaire de ce succès, les chefs de restaurants étoilés (Alain Ducasse, Marc Veyrat…) et particulièrement les plus médiatiques du fait de la mode des émissions de cuisine à la télévision (Cyril Lignac, Philippe Etchebest…) publient, notamment sur Internet, leur recette personnelle et confirment ainsi le statut du plat, devenu incontournable dans la cuisine française.

Document 1. Le quartier de la Huchette à Paris : la tartiflette, au menu de 20 restaurants sur moins d’un hectare

Où manger une tartiflette dans le quartier Saint-Michel à Paris ?

Dans ces quelques rues très touristiques, au moins 20 restaurants proposent de la tartiflette. Si certaines enseignes évoquent la Savoie (« Saveurs de Savoie », « La luge »), la plupart d’entre elles revendiquent une cuisine traditionnelle française (« L’auberge du moulin », « Le jardin du Roy »…). Leur devanture est ainsi parfois surmontée des expressions « french cuisine », ou « cuisine traditionnelle ». Enfin, au moins une pizzeria pratique un « syncrétisme culturel » en proposant une tartiflette à base de mozzarella, pancetta, pomme de terre, oignon et mascarpone.

 
 
Encadré 1. Comment naît un plat ? Aux origines de la tartiflette dans les années 1980

Au contraire de la raclette qui daterait du Moyen-Âge, et très loin de l’idée d’une tradition « ancestrale », ce plat n’a fait son apparition qu’au milieu des années 1980 (Destève 2019, Rézeau 2004). Le terme « tartiflette », dérivé de tartifle / tartifla (pomme de terre dans le sud-est de la France), n’est d’ailleurs référencé par les lexicographes que depuis le début des années 1990 (document 3) et il fut un temps concurrencé par « reblochonnade » (Azanvi 2020, Rézeau 2004 p. 132). Plus ancienne, la pêla (littéralement la poêlée de pommes de terre) peut être considérée dans le massif des Aravis comme l’ancêtre de la recette actuelle. Cette fricassée avait surtout pour but d’écouler les reblochons trop faits : elle constituait un type particulier de matafan (ou mate-faim), d’utilisation des restes dans une économie montagnarde traditionnelle. Sa composition donc pouvait très fortement varier en fonction desdits restes.

Les origines exactes de la tartiflette actuelle sont discutées : pour Christian Millau (2008), c’est le Syndicat interprofessionnel des producteurs de reblochon qui a développé la recette pour écouler les stocks à une époque où le reblochon était passé de mode. Selon le syndicat en question, il s’agit plutôt d’une initiative individuelle d’un restaurateur ou, autre version, d’un affineur de La Clusaz souhaitant utiliser un surplus de vieux fromages. Toujours est-il que le succès fut immédiat (documents 1 à 4), tout d’abord dans les stations des Aravis, berceau de l’AOP Reblochon (document 2) puis dans les restaurants des deux Savoies, et notamment en Tarentaise.

Avec le succès de ce plat, le reblochon a connu une renommée nouvelle, mais aussi l’image dévalorisante d’un « fromage pour tartiflette » qui le met en concurrence avec des fromages industriels. Pour redresser la barre, en 2012, une campagne de publicité insistait sur le fait que « le reblochon, ça se mange nature » : revers de la médaille du succès mondial de la tartiflette…

Document 2. L’aire géographique de l’AOP Reblochon

aire de l'AOC AOP Reblochon


Document 3. Le terme « tartiflette » dans la presse francophone depuis 1970

Source : Mathieu Avanzi. 2020.

Document 4. Les ventes de reblochon depuis l’apparition du terme « tartiflette »

Production annuelle de reblochon

 

Ce succès s’est accompagné de nombreuses adaptations. Celles-ci ont pu se faire en fonction des produits locaux : le maroilles peut remplacer le reblochon dans des restaurants du Vieux-Lille (un plat parfois nommé « Chti’flette ») et le jambon de Bayonne prendre la place des lardons au Pays Basque. À Trouville, en Normandie, on peut manger des « tartiflettes au camembert, magret de canard sauce madère » et les « pizzas tartiflette » sont désormais proposées un peu partout en France par de très nombreuses pizzerias. Mutations sémantiques révélatrices de ce succès, ces adaptations ont parfois simplement gardé le suffixe « flette », garant d’une reconnaissance symbolique : en Savoie les « croziflettes » sont désormais une déclinaison à base de crozets (pâtes locales à base de sarrasin) ; des « crépiflettes » sont au menu de certaines crêperies d’Île-de-France, les « tartes-flettes » et les « tartines-flettes » ont fait leur apparition dans les boutiques de restauration rapide. Et les recettes postées sur Internet par les particuliers ne manquent pas d’imagination, allant des « sushiflettes » japonisantes aux « chou-flettes » végétariennes voire aux « tarniflettes » vegan au tofu et au « fromage végétal ». Cette mode n’épargne pas l’Outre-mer. En Martinique, la « christoflette » à base de christophine (une cucurbitacée) connaît un certain essor et « la tartiflette péyi », à la patate douce et au fromage à raclette se déguste dans un restaurant de Fort-de-France. Il n’y a donc plus vraiment de rapport entre une « vraie » tartiflette et ses multiples déclinaisons. Mais l’essentiel est que le terme se soit diffusé et que « tartiflette » se soit imposé comme synonyme de plat complet à base de fromage fondu.

 
Encadré 2. Méthodologie et quelques exemples de sources utilisées

D’un point de vue méthodologique, les données sont principalement issues d’une recherche Internet : nous avons relevé systématiquement l’intégralité des occurrences « tartiflette », « recette de la tartiflette » en français puis en italien, en espagnol et en anglais (les expressions exactes « french tartiflette » et « francesca tartiflette » ont également été dépouillées). Les 60 premiers sites par ordre d’apparition ont été examinés. Il s’agissait indifféremment de sites de restaurants du monde entier, de sites spécialisés dans la cuisine (par exemple, en France, marmiton.org), de revues dites « féminines » (journaldesfemmes.fr…), d’offices du tourisme (comme chartreuse-tourisme.com qui nous invite à manger une tartiflette dauphinoise) mais aussi et surtout de très nombreux sites de particuliers qui, dans une démarche de « food porn », sont soucieux de communiquer « la vraie recette » ou « la tartiflette de ma grand-mère ».

Voici quelques exemples de sites internet dont sont tirées les citations :

Tartiflette au camembert : Trip Advisor ; Pizza tartiflette : 1520 occurrences du terme ; sushiflette : YouTube ; chou-flette : Chef Simon ; tarniflette : Marmiton ; christoflette : Tatie Maryse ; tartiflette Péyi : Belle Martinique ; tartiflette et magret : Recettes du Québec ; tartiflette péruvienne aux ailes de poulet KFC : Recetinas ; tartiflette halal : La Cuisine marocaine ; variante grecque : Newsbeast.gr ; variante japonaise au chou-fleur : Kyounoryouri.jp ; variante russe sur pâte feuilletée : Gratin.ru ; tartiflette à Hô Chi Minh-Ville : Ơi Vietnam ; à Dakar : Les Nouvelles de Dakar ; tartiflettes de migrants savoyards : dans le désert koweïtien (Le Dauphiné), à Singapour (123 Savoie).


 

Le terme « tartiflette » n’étant pas protégé juridiquement, le secteur agroalimentaire s’est emparé de ce succès en réinterprétant la recette ; et ce d’autant plus que la fin des quotas laitiers en 2015 s’est traduite par une baisse des prix du lait. De ce fait, différentes sociétés proposent désormais des « fromages pour tartiflette » qui ne sont pas forcément du reblochon, car trois à quatre fois plus cher. C’est par exemple, parmi d’autres, le cas de la firme multinationale Lactalis qui produit le « fromage pour tartiflette » et le « délice pour tartiflette de chez Président ». Ce sont aussi à une autre échelle la CFR (Compagnie des fromages et RichesMonts) et la coopérative Ermitage (document 5) dont les sites de production ne sont pas en Haute-Savoie mais respectivement en Auvergne, en Lorraine, en Normandie (Gallay 2017) et dans les Vosges, ou encore la marque Chêne d’argent (issue d’un accord entre Lidl et des éleveurs laitiers de la Creuse) qui vend désormais du « Tartiflon ».

Le conditionnement du produit est également très varié : on recense des tartiflettes surgelées (par exemple chez Picard, réellement à base de reblochon, ou chez Findus « façon tartiflette » c’est-à-dire sans reblochon), en boîte de conserve (William Saurin, Casino…), des « lunchs box » (« Serpentini sauce tartiflette » Lustucru) et même de la « tartiflette lyophilisée (…) pour vous apporter les calories nécessaires au cours de vos expéditions » (source).

Document 5. La saisonnalité d’un plat : le rayon fromage (en juin et en décembre) d’un supermarché d’une ville moyenne (22 000 habitants, Isère).
Photographies : Serge Bourgeat, décembre 2020 et juin 2021.

2. La tartiflette à la conquête du monde : succès d’une recette ou d’un mot-valise ?

Ce succès a très largement dépassé les frontières, au point de devenir un des symboles des traditions culinaires « à la française ». Passons rapidement sur la Suisse, pays pour lequel les traditions fromagères mais aussi la proximité géographique jouent un rôle évident. On y propose des tartiflettes au vacherin… ou au « reblochon suisse » ((On y vend aussi du « reblochon de Moudon », du « reblochon léger », et la chaîne Migros distribue du « reblochon Val d’Arve » (la référence à l’Arve, partie intégrante de la zone de production AOP, est trompeuse car le fromage est bien fabriqué en Suisse…).)). Mais cette diffusion concerne tous les continents (document 6). Aux États-Unis, on recense de très nombreuses « french tartiflettes » dans lesquelles le brie ou le camembert, autres symboles de la France fromagère, remplacent largement le reblochon ; le « fromage pour tartiflette » est désormais distribué aux États-Unis par Walmart. Au Canada, on peut la manger « avec un magret de canard au sirop d’érable ». Au Pérou, des ailes de poulet KFC peuvent remplacer les lardons… Et on trouvera des « cheese naan tartiflette » en Inde, des « bricks tartiflette » au Maghreb, région dans laquelle les lardons disparaissent, remplacés par de la dinde voire du saumon fumé dans les tartiflettes halal. La tartiflette est également vendue dans les « cheese bars » d’Ho Chi Minh, à Mumbai (certes, ici dans un restaurant français) ou à Dakar (voir les liens vers les sites internet, encadré 2).

>>> Sur le fromage français au Japon, lire aussi : Sophie Buhnik, « Acheter et consommer du fromage français au Japon », image à la une de Géoconfluences, janvier 2022.

Le discours sur ces plats est instructif : « tartiflette » apparaît plus comme un mot-valise voire un mot-générique ((Symbole de ce succès : dans les langues étrangères, le terme « tartiflette » est la plupart du temps transcrit tel quel (ainsi, en russe : Тартифлет) et dans une prononciation proche du français (par exemple le japonais タルティフレット se prononce « Tarutifuretto », le « r » s’approchant de la prononciation du « l » en japonais).)) que comme un terme désignant une recette précise. Selon les sites Internet évoquant la tartiflette, il s’agit aux États-Unis d’une « recette […] mondialement connue » (Consulat de France à New York) ; « ce nom français suffit à susciter l’imagination » en Grèce (source) ; c’est un « plat traditionnel qui fait partie du patrimoine savoyard » en Belgique (source) ; « un plat traditionnel de la cuisine française que l’on mange après le ski » au Japon (source)… où la tartiflette semble être le comble du dépaysement. Il y a donc bien à la fois le même système d’adaptations locales déjà vu pour la France et des références à un territoire parfois clairement localisé (les Savoies) mais bien souvent plus large (la France) ou emblématique (la montagne). Les sites insistent sur les références à la France et sur la « subtilité » supposée du plat. Ils présentent ainsi sa confection comme complexe, conformément à l’imaginaire véhiculé à propos de la cuisine française. Mais, nuance rassurante, la recette est finalement qualifiée d’assez simple à réaliser à la maison (« easier than it looks »).

Document 6. Trois pays, trois adaptations

Tartiflette en Grèce, au Japon, en Russie

Sources : Grèce | Japon | Russie
 

3. Les ingrédients d’un succès, entre ancrage territorial réel ou supposé et convergence culturelle

Comment expliquer un tel succès et une telle diffusion ? Osons quelques pistes. Il s’agit d’un plat facile à faire, convivial : telle est l’explication immédiate donnée par les aficionados qui postent leur recette sur les sites spécialisés. De plus, contrairement à la raclette ou à la fondue, la tartiflette ne nécessite aucun appareil spécifique, ce qui la rend moins contraignante à réaliser. Ce dernier constat a pu également jouer un rôle dans son succès dans le secteur de l’agroalimentaire (une recette « à réchauffer en quelques minutes au micro-ondes ou au four et à déguster directement dans son contenant », Fleury-Michon sur le site d’Auchan), d’autant plus que, du point de vue des industriels, un argument économique s’est combiné avec le précédent : puisque l’on peut légalement faire des tartiflettes avec n’importe quel fromage (y compris avec du fromage bon marché), cela amoindrit  les coûts et garantit un large débouché au plat cuisiné. La publicité a donc joué un rôle. Signalons aussi le slogan « In tartiflette we trust » (document 7), créé dans l’été 2001 par Guillaume Lahure, le fondateur de skipass.com, un site web très populaire dans le milieu montagnard. Ce slogan est devenu très rapidement viral : des magazines nationaux le relayèrent, l'autocollant fut repris un peu partout et fut arboré non seulement par les skieurs et les snowboardeurs, mais aussi par des touristes en quête d’authenticité. De nos jours, on trouve également des T-shirts, des débardeurs, des sacs à dos, des magnets, tous à la gloire de la tartiflette (voir le site de la boutique en ligne). Pensé à l’origine comme une plaisanterie à l'allure de manifeste, le succès du slogan est un révélateur de cette popularité croissante.

Document 7. Le sticker, symbole d’une identification aux Alpes et aux sports d’hiver

autocollant In tartiflette we trust

Photographie : Serge Bourgeat, 2021. Cet autocollant arboré à l’arrière de nombreuses voitures a largement dépassé le cercle initial de ses créateurs. Revendiquant avec une certaine dérision une appartenance régionale voire possédant une connotation régionaliste savoyarde (à la manière du « à l’aise Breizh » breton), le slogan est aussi arboré comme une identification symbolique à la pratique des sports d’hiver.

 

Le lien avec le milieu d’origine est donc clairement affiché : très souvent les discours sur le plat évoquent la « montagne », le « ski », l’« hiver », le fait de se « réchauffer le cœur et l’esprit » (source). Le succès s’expliquerait ainsi en partie par l’engouement pour les sports d’hiver : rappelons que seuls 8 % des Français partent en vacances en station. Néanmoins le ski occupe « une grande surface médiatique. […] Il suffit qu’une fraction très réduite de la population se déplace pour alimenter en reportages la télévision et la radio, en complet décalage avec les pratiques de l’immense majorité de la population » (source Observatoire des inégalités, 2020). Or en France, ce tourisme est avant tout un tourisme savoyard : 11 des 15 plus grands domaines skiables de France sont localisés dans les deux Savoies, et ces deux départements comptabilisent 75 % des emplois des domaines skiables en France. En somme, les reportages sur la Savoie, les stations, l’ambiance des sports d’hiver… et la tartiflette auraient contribué à sa popularisation : manger ce plat, n’est-ce pas « skier par procuration » ? D’autant plus que la période de naissance de la recette correspond aux années précédant les Jeux olympiques d’Albertville de 1992, qui furent l’objet de très nombreux reportages donnant un coup de projecteur sur la Savoie.

Il faut alors mobiliser divers éléments relevant de données culturelles. Plusieurs auteurs affirment que nos choix alimentaires sont intimement liés à des symboles et à des processus identitaires (Borzakian, Fumey et Raffard 2016, Didelon 2009, Fumey 2007). Le lien au terroir et plus globalement au territoire s’est renforcé dans notre alimentation depuis les années 1980, époque à laquelle le goût pour la modernité a peu à peu laissé la place à un « retour du terroir » (Delfosse et Lefort 2011). Les qualificatifs associés à la tartiflette par le discours publicitaire (simplicité, chaleur, robustesse, convivialité) s'inspirent d'une image idéalisée et stéréotypée de la montagne qu'ils tendent en retour à confirmer et à renforcer. La Savoie serait ainsi le pays où l'on mange une cuisine simple et robuste voire transgressive (que l’on pense aussi à la scène des Bronzés font du ski en 1976 et à sa « fougne », certes plus proche de la pétafine dauphinoise que de la tartiflette). Mais le relevé de données a aussi montré l’indétermination du référent dans ces représentations. Car il s’agit finalement d’un territoire assez vague : fait-on référence au terroir précis de l’AOP reblochon (les Aravis et la vallée de l’Arve), à la Haute-Savoie, aux deux Savoies, ou à la montagne en général ? Ou même, vu de l’étranger, à la France dans son ensemble ? La tartiflette est donc à la fois représentative pour les Français d’un Habiter symbolique de la montagne, et pour les étrangers d'un produit « so french » : la tartiflette, c’est donc toujours et avant tout le triomphe d’une représentation.

À l’échelle mondiale, une explication concrète réside dans la présence de communautés de Savoyards dans le monde entier. Claire Delfosse (2012) a montré le rôle des mouvements de population dans la diffusion du goût pour le fromage, et d’abord dans les pays vers lesquels les Européens ont migré (États-Unis…). Dans le cas de la tartiflette, cette propagation peut ainsi sans doute s’expliquer par l’existence d’une « diaspora savoyarde ». Si le terme diaspora est évidemment excessif, il est approprié par ses acteurs du fait d’un sentiment régionaliste fort. Il témoigne donc tout de même d’une certaine réalité : celle de l’émigration de masse (Chavanon et Barou, 2015 ; Guichonnet, 1993) qui a touché la région et principalement la Haute-Savoie au cours des XIXe et premier XXe siècles. Ces départs, initialement saisonniers, puis définitifs à partir des années 1880, ont eu lieu principalement dans un cadre national et vers la région parisienne (le même phénomène a existé aussi pour les Auvergnats ou les Bretons par exemple) ; mais ils ont également eu pour destinations l’Argentine (4 000 personnes depuis 1857) (Bincaz, 2005), les États-Unis ou l’Afrique du Nord. Cette communauté est aujourd’hui mise en relation par des réseaux de solidarité divers dont certains sont très actifs ((Outre la Fédération des Savoyards du monde, on peut par exemple citer l’Académie salésienne, de nombreux sites Internet (comme https://www.lesbaugesetpaysdesavoieaparis.fr/) ou encore la chaîne de télévision TV8 Mont Blanc, créée en 1991 et incluse dans les principaux bouquets satellite.)) : fondée en 1933, la Fédération des Savoyards du monde compte 23 comités implantés principalement en Europe, mais aussi en Argentine, en Uruguay, au Canada, aux Émirats arabes unis, au Qatar, et à Singapour. Du fait de l’histoire, il existe donc une forte identité savoyarde. Ce phénomène migratoire est ainsi un puissant facteur d’explication de la multiplication des restaurants savoyards dans le monde, qui ont servi récemment de relais à la diffusion de la tartiflette. Les Savoyards se retrouvant à l’autre bout du monde célèbrent également parfois ces retrouvailles par des « tartiflettes géantes » (à Singapour, au Koweït…). Ce dernier exemple ne relève donc pas de l’anecdotique mais bien d’un processus secondaire de diffusion.

Notre alimentation repose enfin sur une proximité culturelle à l’échelle mondiale dont l’un des aspects, notamment chez les 20-30 ans, tient à la mode des fromages chauds. Leur consommation devrait connaître, en France, une croissance annuelle supérieure à 8 % sur la décennie 2018-2028 (Harel 2018) et une expansion à l’échelle de la planète ((Étude portant sur les « zones Amérique du Nord, Europe, Amérique centrale et du Sud, Asie-Pacifique et Moyen-Orient et Afrique » (Grand View Report 2020).)). On a pu donner plusieurs explications au phénomène : la diminution de la consommation de viande dans les pays en fin de transition alimentaire, la facilité de ces recettes et la baisse du temps consacré à cuisiner dans des sociétés de plus en plus urbaines, le caractère transgressif de ces plats face aux normes émergentes recommandant de manger moins gras et moins salé, ou encore une certaine américanisation des goûts. Gilles Fumey en 2007 constatait à propos de la pizza que « les États-Uniens ont transformé la mince galette napolitaine en une tourte, où les sauces et le fromage fondu abondent parce qu’on est dans une culture de l’élevage (lait et viande) [et nous ajouterons de l’abondance] et non potagère (comme celle de la Méditerranée) ». Toutes proportions gardées, l’analogie avec la pizza peut être approfondie : comme la tartiflette, elle était à l’origine un matafan, un « plat du pauvre », puis s’est diffusée grâce à la diaspora italienne tout en se modifiant : ces transformations ont pu se faire en fonction de produits locaux (pizza hawaïenne aux ananas…), de référents culturels (de la pizza basque à la pizza à la tartiflette) et des réseaux de l’agroalimentaire. La pizza est ainsi un aliment toujours associé symboliquement à un pays (l’Italie) et à une région (Naples et la Campanie), mais est aussi, selon les sites spécialisés et les historiens (Leclercq 2019) « le plat le plus consommé, ou au moins commandé, au monde ». La tartiflette reflète à la fois cette recherche inconsciente de symboles, la volonté d’ancrage territorial mais aussi une certaine convergence entre cultures : à ce titre, la présence d’oignon a pu contribuer à son succès du fait du goût légèrement sucré qu’il donne, témoin d’une mondialisation des goûts. Elle est donc un excellent révélateur de la dialectique entre le local et le mondial.

Notre alimentation dépend de notre environnement alimentaire (Pech, 2021). Nos préférences sont à la fois forgées par l’environnement social et culturel (pour la tartiflette, le goût pour la tradition, quitte à la recréer, et la recherche de plats considérés comme authentiques), religieux (les tartiflettes halal), par les disponibilités alimentaires, elles-mêmes dépendantes d’un environnement socio-économique (niveau de vie, forte présence ou non de l’agroalimentaire), par l’environnement physique (ici la présence d’un élevage laitier dans les alpages) et par des particularismes locaux. En ce sens, les adaptations des ingrédients composant la tartiflette sont symptomatiques des possibilités ou non de disposer des produits de base. Mais dans des sociétés de plus en plus mondialisées et urbanisées où l’approvisionnement se fait de plus en plus à l’échelle macro, l’alimentation s’inscrit aussi dans la recherche de la nouveauté et de l’exotisme, ce qui correspond bien au succès de cette recette récente. Le cas de la tartiflette est donc révélateur de cette résonance entre le proche et le lointain (document 8). 

Document 8. Processus de diffusion et de transformation d’un plat local devenu patrimonial
Frise origine développement et mondialisation de la tartiflette  

Conclusion. Un plat révélateur des processus de patrimonialisation 

Du fait de son histoire, la labellisation du plat est très récente : il a fallu attendre le 9 octobre 2014 pour que le Label rouge soit accordé à la « tartiflette au reblochon de Savoie » ((« Le reblochon doit être le seul fromage du plat, constituer au moins 20 % de la recette et l’ensemble doit être gratiné au four ». Journal Officiel. Arrêté du 18 septembre 2014 portant homologation du cahier des charges du label rouge LA n° 02-14 « Tartiflette au reblochon ou reblochon de Savoie ».)). Mais à l’heure où la tarte tatin est inscrite au Patrimoine mondial (il existe d’ailleurs aussi des « tatin-tartiflettes »), on assiste progressivement à une patrimonialisation de la tartiflette. Ainsi, depuis 2016, le projet transfrontalier Alpfoodway, regroupant 6 pays alpins, considère que le patrimoine culturel alimentaire « est, à l’échelle de l’Europe, une source d’identité forte pour les populations alpines » (AlpFoodway, 2019 ; Parc des Bauges, 2021). L’objectif est de faire inscrire ce « patrimoine alimentaire alpin » sur la liste du Patrimoine immatériel de l’UNESCO, car il combinerait :

« des éléments du patrimoine matériel spécifiques à la région (paysages productifs, bâtiments typiques, cultures, plats, appareils et ustensiles de cuisine) à d’autres éléments immatériels (agriculture, viticulture, élevage, chasse, pêche en eau douce et traditions apicoles, méthodes de cuisson et de conservation, recettes, coutumes alimentaires, normes sociales, relations familiales et communautaires, rituels et fêtes). La rencontre de diverses traditions a amené au développement d’une culture alimentaire variée et en permanente adaptation. ».

Encore en cours de réalisation, ce projet repose sur plusieurs enquêtes et recensements de plats susceptibles d’être inscrits sur cette liste. Parmi eux, les « plats et recettes liés au tourisme hivernal » : matouille baugienne… et tartiflette (Lapiccirella Zingari et Ala, 2017). Le paradoxe est donc patent : un plat en voie de mondialisation et en partie popularisé par l’agroalimentaire mais aussi par les réseaux sociaux se verrait inscrit sur une liste promouvant le « maintien de la diversité culturelle face à la mondialisation croissante » (UNESCO).

L’étude de la mondialisation de la tartiflette est donc révélatrice d’une tendance de fond. En effet, le contexte actuel est celui d’un élargissement de la notion même de patrimoine. Les listes de l’UNESCO en sont un excellent révélateur : elles sont passées depuis les années 1990 d’un strict patrimoine matériel (architectural, artistique…) à la notion de patrimoine immatériel. Et dans cette dernière catégorie, l‘on trouve aussi bien des musiques qu’un « patrimoine culturel et [des] pratiques alimentaires » : des plats (le couscous, la tarte tatin) tout autant que des savoir-faire, des connaissances, des rituels culinaires (la diète méditerranéenne). Tous ces biens immatériels acquièrent une reconnaissance internationale par le biais de cette liste.

Le processus de patrimonialisation repose sur une mondialisation culturelle, et plus précisément sur la reconnaissance institutionnelle d’une culture en voie de mondialisation : c’est parce que le couscous s’est diffusé, s’est mondialisé, tout en s’adaptant à des sociétés variées, et en restant en même temps clairement identifié à un territoire (le Maghreb), qu’il a été patrimonialisé. Et sa reconnaissance institutionnelle par l’UNESCO n’est que l’étape ultime du processus. La tartiflette, malgré son caractère très récent, s’intègre logiquement dans la demande internationale de classement Alpfoodway du « patrimoine culinaire alpin » à l’UNESCO. Mais son rayonnement va bien au-delà. Car dans le même temps, l’UNESCO a labellisé le « repas gastronomique à la française » qui insiste, quant à lui, sur la dimension sociale du repas, sur sa structure et sur l’« achat de bons produits, de préférence locaux »… La tartiflette, éminemment associée à un territoire, même imprécis (la Savoie ? la France ?), fait écho à cette réputation de la cuisine française (le choix minutieux des ingrédients, la nécessité de réaliser une recette, le partage convivial d’un moment social) : elle apparaîtrait ainsi aux yeux du monde, et de façon visiblement très déformée, comme un condensé de la cuisine française. 

 


Bibliographie

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : alimentationappellations | Liste du patrimoine mondial de l'UNESCO | mondialisationmultinationale | patrimoine | patrimonialisation | terroir.

 

 

Serge BOURGEAT
Agrégé et docteur en géographie

Catherine BRAS
Professeure agrégée de géographie

 

 

Avec une contribution de Sophie Buhnik
Mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :

Serge Bourgeat et Catherine Bras, « Entre ancrage local, mondialisation culturelle et patrimonialisation… Une géographie de la tartiflette », Géoconfluences, décembre 2021.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/patrimoine/articles/geographie-de-la-tartiflette

Pour citer cet article :  

Serge Bourgeat et Catherine Bras, « Entre ancrage local, mondialisation culturelle et patrimonialisation… Une géographie de la tartiflette », Géoconfluences, décembre 2021.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/patrimoine/articles/geographie-de-la-tartiflette