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Introduction : patrimoine et espace

Publié le 21/06/2021
Auteur(s) : Jean-Benoît Bouron, agrégé de géographie, responsable éditorial de Géoconfluences - DGESCO, ENS de Lyon.
Florence Nussbaum, maîtresse de conférences en géographie - université Jean-Moulin Lyon 3

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Au cœur de l’été 2019, le projet de nouveau programme de terminale pour la spécialité « histoire, géographie, géopolitique et sciences politiques » connaissait une inflexion majeure avec le remplacement d’un chapitre prévu sur la pauvreté et les inégalités dans le monde par un chapitre sur le patrimoine. Effet de l’émotion suscitée par l’incendie de Notre-Dame de Paris au printemps précédent ou non, un thème jusque là peu exploré dans les enseignements de géographie faisait son entrée dans les programmes du secondaire.

La décision d’ouvrir un nouveau dossier, qui voit le jour près de deux ans plus tard, vise à répondre aux besoins de mise à jour scientifique des enseignants de spécialité confrontés à ce programme, mais pas uniquement. Il apparaît en effet que les sujets traités par les articles dépassent largement la question du patrimoine.

Ils permettent d'abord de démontrer les liens étroits qui peuvent relier l’histoire et la géographie, à travers la dimension mémorielle du patrimoine, le dialogue entre les héritages du passé, les choix présents et les legs futurs arbitrant entre ce qu’il faut conserver et ce qu’on peut oublier, ou bien n’arbitrant pas et aboutissant à une inflation patrimoniale qui viserait à tout conserver, au risque de la muséification de l’espace. Pour le dire autrement, le patrimoine serait la conservation du temps dans l’espace, et la projection de l’espace dans le temps à venir, mais au prisme de ce que les sociétés actuelles jugent digne d’être conservé. Les autres disciplines de la spécialité sont également fortement concernées, tant le patrimoine est politique (au sens où il est le résultat d’une série de choix collectifs, conscients ou non) et géopolitique (au sens où ces choix sont le fait d’acteurs dont les décisions ont des effets sur l’agencement de l’espace, et où ces acteurs peuvent entrer en conflit les uns avec les autres). L'écart entre le legs d'une société passée et celui des aspirations de la société actuelle est flagrant dans la question des noms de rue rendant hommage à des personnalités coloniales aujourd'hui controversées.

Parmi les thématiques transversales, tous les articles du dossier sont en relation avec la question du tourisme et des loisirs. De même que le paysage n’existe que par l’œil qui le regarde, on pourrait dire que le patrimoine n’existe qu’en tant qu’il est visité. Maria Gravari-Barbas a évoqué un changement de paradigme patrimonial, ou de régime de patrimonialité : il ne s’agit plus de sortir les objets de la logique du temps, mais de les collecter selon une logique de capitalisation patrimoniale ; ils ont une valeur marchande (documentée par le regard géographique de Nicolas Lebrun). Ici, les logiques d’acteurs jouent à plein : obtenir une labellisation (locale, nationale, mondiale), affronter la concurrence d’autres acteurs (comme le montre l'exemple de Djerba dans la Tunisie postrévolutionnaire, étudié par Mathilde Bielawski), coopérer et s’associer pour gagner à ce jeu de la mise en compétition des sites touristiques et des territoires, user des ressorts du marketing territorial et de la cartepostalisation en adoptant les outils et le langage de la communication territoriale fondée sur l’affirmation d’une exceptionnalité… Ces ingrédients ont par exemple contribué à la mondialisation et à la patrimonialisation d'un plat pourtant très récent, la tartiflette, étudiées par Serge Bourgeat et Catherine Bras.

Aux logiques d’acteurs se superposent des jeux d’échelle, depuis le site touristique (les sites miniers mis en valeur par le cinéma dans l’article de Nicolas Marichez, Sainte-Sophie dans celui de Violante Torre), en passant par le quartier urbain ou la ville (Berlin et Détroit étudiés par Aude Le Gallou) ou par le rôle de l’État (ainsi la Chine analysée par Quentin Biville), jusqu’à l’échelle mondiale du jeu d’acteurs mettant en scène une institution internationale, l’UNESCO et des États-parties poursuivant chacun des logiques propres (les articles de Mélanie Duval, Christophe Gauchon et Ana Brancelj sur le processus d’inscription à l’UNESCO, les plaques commémoratives ou les sites palafittiques autour des Alpes). Les questions de gouvernance mondiale, d’arbitrages internationaux et de puissance apparaissent en filigrane de plusieurs articles. Ainsi la Chine utilise-t-elle le patrimoine comme l’un des leviers d’affirmation à la fois de son rôle historique mondial et de hiérarchisation interne du patrimoine culturel (han et central) et du patrimoine naturel (des autres ethnies et périphériques).

Les articles du dossier permettent aussi d’évoquer le rétrécissement urbain, ou déclin urbain, et les « shrinking cities » : l’exemple de Détroit étudié par Aude Le Gallou montre que le déclin génère de nombreux bâtiments désaffectés qui sont le support de formes originales de pratiques touristiques et de loisirs (notamment l’urbex). Lorsque cette mise en valeur s’institutionnalise, certains acteurs locaux portent un regard critique sur la façon dont la désindustrialisation et ses effets collatéraux peuvent devenir le support d’un voyeurisme déplacé, voire d'un tourisme morbide, occultant les conséquences individuelles et collectives de cette histoire parfois conflictuelle.

Deux ressources dans la rubrique « à la une », en marge du dossier, complètent notre offre sur la question du patrimoine. La « notion en débat » de Julie Deschepper offre une vision des questionnements actuels concernant le champ du patrimoine en géographie. Faisant état des travaux des études critiques de patrimoine, elle aborde notamment de manière claire et détaillée le problème de l’inflation patrimoniale et les questions actuelles autour de la dépatrimonialisation. Son article est l’occasion de décentrer le regard par rapport aux logiques de l’UNESCO pour insister sur la variété des formes de patrimoine. Par ailleurs, notre « carte à la une » sur Khartis prend prétexte d’un jeu de données sur le patrimoine mondial pour proposer un guide d’utilisation pas à pas d’une application de cartographie en ligne.

 

Merci à Yves-François Le Lay pour la relecture de la version initiale de ce texte.

 

Jean-Benoît BOURON
Responsable éditorial de Géoconfluences

Florence NUSSBAUM
Responsable scientifique de Géoconfluences

 

Dernière modification : novembre 2024.

Pour citer cet article :

Jean-Benoît Bouron et Florence Nussbaum, « Introduction : patrimoine et espace », introduction du dossier Acteurs et espaces du patrimoineGéoconfluences, juin 2021.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/patrimoine/intro

Pour citer cet article :  

Jean-Benoît Bouron et Florence Nussbaum, « Introduction : patrimoine et espace », Géoconfluences, juin 2021.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/patrimoine/intro