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Regard géographique. Les liens entre la fonction marchande et la valorisation patrimoniale : au-delà du tourisme

Publié le 15/02/2024
Auteur(s) : Nicolas Lebrun, maître de conférences HDR en géographie - Université Picardie Jules Verne

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Une question géographique traitée par les images : c’est notre rubrique « regard géographique ». Ce parcours dans les lieux associant fonction marchande et valorisation patrimoniale permet d’explorer la façon dont elles s’alimentent mutuellement.

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Les relations entretenues entre la valorisation patrimoniale et la fonction marchande sont multiples. Appréhender leur diversité devrait permettre de mieux comprendre les enjeux qu’elles suscitent dans la mise en valeur des espaces, notamment en milieu urbain.

En effet, qu’ils soient pensés ou impensés, ces liens témoignent d’une imbrication forte de la thémathique « patrimoine » et de la thématique « commerce ». Je propose ici d’en faire un aperçu, en m’appuyant sur une douzaine de situations illustrées par des photographies.

1. La relation basique commerce / patrimoine touristique : le commensalisme marchand

La relation la plus évidente lorsqu’on parle du binôme patrimoine-commerce, c’est lorsque l’activité marchande est présente uniquement parce qu’elle peut bénéficier des flux générés par la présence d’un élément patrimonial attractif. C’est ce que j’ai qualifié, il y a plus de 20 ans, de relation commensale, empruntant ainsi un terme du champ biologique ((Le commensalisme désigne une association d'organismes d'espèces différentes, profitable pour l'un d'eux et sans danger pour l'autre ; il se distingue du parasitisme pour lequel le développement de l’un est permis par l’autre mais se fait au détriment de ce dernier.)) (Lebrun, 2001).

sainte-sophie acropole

Commerces de souvenirs adossés à la basilique Sainte-Sophie à Istanbul, Turquie (à gauche, 1998) et sur une voie piétonne d’accès à l’Acropole d’Athènes, Grèce (à droite, 2017). Le commerce doit sa présence à la proximité (immédiate ou en capture de flux) de monuments générateurs de flux touristiques massifs. C’est une situation de commensalisme marchand puisque le commerce n’est là que grâce aux monuments, mais sans avoir un quelconque impact sur la fréquentation touristique de ceux-ci. Clichés de Nicolas Lebrun, 1998 et 2017.

2. La valorisation patrimoniale, élément de maintien d’une offre gentrifiée

La valorisation patrimoniale peut être une condition de la réussite marchande. Elle l’est d’autant plus lorsque l’offre se veut qualitative, et que la mise en valeur patrimoniale participe au standing de l’espace marchand et de ses abords. Le maintien de la qualité patrimoniale est la condition du maintien d’une offre marchande qualitative. Elle permet de maintenir le standing du lieu de vente.

st lawrence à Toronto

Marché couvert St Lawrence à Toronto (Canada). Cliché de Nicolas Lebrun, 2016.

brasserie à Séville

Brasserie historique du centre de Séville (Espagne). Cliché de Nicolas Lebrun, 2019.

3. Le réinvestissement marchand par le luxe : élément de valorisation des friches marchandes d’exception

À l’inverse, la réussite marchande peut être un moyen de permettre la pérennisation patrimoniale. C’est particulièrement vrai lorsqu’un secteur marchand (commerces ou services) dispose de moyens importants : services bancaires qui réinvestissent d’anciens bâtiments remarquables ou commerces de luxe disposant de la puissance de grands groupes internationaux.

Bonn frères huitriere

Afin de miser sur la centralité générée par des éléments patrimoniaux forts, Louis Vuitton réinvestit des bâtiments au passé marchand glorieux et à la qualité architecturale certaine. On échappe ici à la vacance commerciale du fait du pouvoir d’investissement de l’enseigne de luxe dans des locaux aux coûts prohibitifs du fait de leur qualité architecturale, de leur emplacement et de leur surface.

À gauche : Luxembourg-Ville. Louis Vuitton réinvestit le Palais du meuble Bonn Frères, occupé par l’enseigne locale de renom, spécialisée dans la décoration, des années 1885 à 2020.
A droite : Lille. Louis Vuitton réinvestit en 2021 l’immeuble art déco de l’Huitrière occupé par le restaurant étoilé de 1928 à 2015. Clichés de Nicolas Lebrun, 2022.

4. La mise en patrimoine comme outil de mise en tourisme

Parfois le commerce est un outil de la mise en tourisme d’éléments patrimoniaux. Cela ne veut pas dire que le patrimoine n’existait pas auparavant, cela veut dire que sa mise en valeur accompagne la mise en tourisme.

rabat médina Médina Rabat

Médina de Rabat. Les artères qui accueillent le commerce à vocation touristique ont bénéficié les premières d’une profonde rénovation (à gauche), alors que le commerce alimentaire populaire demeure dans des rues non rénovées (à droite). La valorisation patrimoniale accompagne la mise en tourisme, et vice-versa. Clichés de Nicolas Lebrun, 2023.

5. Le commerce objet de mise en tourisme d’une identité : le commerce de l’identité

Le patrimoine n’est pas que matériel, il peut renvoyer à des référents identitaires variables. Lorsqu’on marchandise l’image d’un territoire, on mise sur une extraversion marchande pour laquelle le maintien de l’identité patrimoniale est nécessaire. C’est le commerce de l’identité, pour reprendre l’expression de l’anthropologue Sophie Corbillé (Corbillé, 2017). La difficulté va être alors que l’identité locale ne soit pas diluée dans les intérêts touristiques, entraînant une forme de muséification, voire de disneylandisation, des lieux.

Camden camden

Le quartier de Camden (Londres, Royaume-Uni). Initialement centralité populaire, siège d’une culture alternative, le quartier est devenu une caricature de lui-même : l’architecture est muséifiée pour marchandiser l’image originelle de l’espace. Image sous licence Pixabay par Jori Samonen (gauche) et sofiascheltinga (droite).

6. Le réinvestissement patrimonial par le commerce : une opportunité de réinvestissement de friches non marchandes

La fonction marchande peut parfois prendre le relais d’une autre fonction, qui elle-même a généré des éléments patrimoniaux forts. La démarche n’est pas désintéressée : il s’agit le plus souvent de réinvestir d’anciens bâtiments industriels témoins d’une période faste de l’économie de la ville, afin que la nouvelle utilisation du lieu soit associée à cet élément mémoriel (Lebrun, 2006). La période de friche est alors mise entre parenthèses, en créant un lien direct avec une période au passé florissant. On pense par exemple au gigantesque centre commercial Manufaktura de Łódź (Pologne) ou encore à L’Usine à Roubaix, créée en 1984. Parfois il s’agit simplement d’éviter la friche, la fonction marchande étant plus à même qu’une autre d’assurer cette reconversion.

halle et marché

depeche du midi

À gauche, le marché de la Puerta de la Carne (quartier San Bernardo, Séville, Espagne). Des halles alimentaires et un complexe sportif réinvestissent l’ancienne gare du quartier San Bernardo à Séville, dite gare de Cadiz. Ce fut une gare ferroviaire jusque 1991, date à laquelle une nouvelle gare est construite à quelques centaines de mètres. La halle de la gare est devenue le nouveau marché de la Puerta de la Carne en 1999, marché qui, lui, était installé sur un autre site depuis 1929. La gare de Cadix a connu un réaménagement en 2018 pour pérenniser la fonction. Dans l’ancien site du marché de la Puerta de la Carne, un autre projet à dominante alimentaire s’est soldé par un échec. En revanche, le réinvestissement de la gare de Cadix constitue le nouveau pôle structurant du quartier péricentral de San Bernardo et constitue une reconversion réussie. Cliché de Nicolas Lebrun, 2019.

À droite, l’ancien siège de la Dépêche du Midi. Situé au 42bis rue d’Alsace-Lorraine, principale artère de l’hypercentre de Toulouse, le bâtiment est aujourd’hui occupé par une boutique Orange, après l’avoir été par Nature & Découvertes (2006 à 2013). Cet immeuble, œuvre art déco de l’architecte Léon Jaussely, orné de mosaïques de Gentil et Bourdet, a été construit en 1926 pour le quotidien La Dépêche du Midi, pendant son âge d’or. Il abritait à l’origine en rez-de-chaussée le hall d’exposition du journal. Preuve que le réinvestissement s’opère dans les deux sens, le bâtiment remplaçait alors une construction plus ancienne occupée par « Aux Dames de France » un grand magasin qui venait de faire faillite. Cliché de Nicolas Lebrun, 2023.

7. Le réinvestissement patrimonial par le commerce : l’activité marchande opportunité de requalification urbaine

Le commerce peut contribuer à la mise en valeur du patrimoine existant, y compris lorsqu’il ne le réinvestit pas lui-même. C’est le cas lorsque la fonction marchande s’insère dans un grand projet urbain comprenant des monuments dédiés à d’autres fonctions : l’idée est alors de créer une nouvelle polarité fonctionnelle ayant vocation à faire centre (Bourdin, 2019). C’est le principe du mall (Ghorra-Gobin, 2023).

palais Iași palais Iași

Le centre commercial Palas Mall à Iași (Roumanie). Le Palas Mall a été construit dans les années 2010 face à un important édifice de la ville, le Palais Culturel, datant de 1930. Les deux bâtiments se font face, séparés par un grand parc arboré bordé de terrasses de cafés et de restaurants. L’ensemble constitue une nouvelle polarité qui permet de générer un centre-ville bis, à l’allure bien plus moderne et avantageuse que celle du centre-ville historique marqué par une architecture vieillissante de la période communiste. Clichés de Nicolas Lebrun, 2019.

8. Le commerce-évènement : quand le lieu marchand est une production patrimoniale monumentale

On peut parler de commerce-évènement (Lebrun, 2023) par analogie avec le concept de musée-évènement (Fuentenebro, 2009). L’idée est de considérer que le contenant du bâti est aussi important que le contenu et qu’il doit à lui seul susciter l’attractivité. L’archétype du musée-événement est le musée Guggenheim de Bilbao, à l’architecture fortement reconnaissable. Le modèle du commerce-évènement est beaucoup moins répandu, notamment parce que les acteurs économiques partent souvent du principe que l’offre marchande se suffit à elle-même.

On est dans une démarche de patrimonialisation offensive ((Processus de mise en patrimoine ayant vocation à générer un « effet patrimoine » pour des éléments fonctionnels neufs ou récents (Lebrun, 2006 et 2023).)), puisqu’on produit du patrimoine pour faire commerce.

Las Setas Las Setas Las Setas

Las Setas de Sevilla, archétype du commerce-évènement. Si le commerce-évènement est beaucoup moins répandu, c’est aussi en Espagne qu’on en trouve un des plus importants. L’archétype en est Metropol Parasol, à Séville, marché couvert coiffé d’une structure monumentale conçue par l’architecte Jürgen Mayer et inaugurée en 2011. Cet ensemble marchand a été rebaptisé Las Setas (les champignons), du nom que lui ont donné les Sévillans. Il est en effet devenu un lieu de rendez-vous de nombreux locaux, alors même que le marché qu’il accueille est un échec commercial. Clichés de Nicolas Lebrun, 2019

9. Le bâti commercial, expression de la réussite socio-économique

Le bâti marchand est le témoin d’une époque (Bistindou, 2023) et d’une réussite urbaine ou entrepreneuriale (Belasri, 2022). Ou du moins il a vocation, que ce soit dans la cadre d’un grand projet urbain ou d’une initiative privée, à véhiculer une image valorisante. Dès lors la qualité architecturale a son importance pour se différencier d’une concurrence plus standardisée.

Rabat Rabat

Centre commercial Arribat Center à rabat (Maroc). Doté d’une qualité architecturale travaillée, le mall Arribat Center est destiné à la portion la plus aisée de la population de la capitale. Il compose un ensemble avec un centre de conférences Mariott et un multiplexe Megarama. Pour le Arribat Center de Rabat, le modèle est double : les villes européennes dotées de grand centre commerciaux, et les villes du golfe Persique pour lesquelles le centre commercial haut de gamme est la vitrine de la réussite économique. Le centre commercial devient monument en ce sens qu’il est l’expression de la réussite économique du pays et de sa bonne insertion dans la mondialisation. Clichés de Nicolas Lebrun, 2023

10. L’authenticité marchande permise par le lien discret à l’historicité

Le patrimoine peut être utilisé pour légitimer l’« authenticité » (Zukin, 2008) marchande. Il n’est pas nécessaire d’avoir du commerce très qualitatif pour avoir besoin du patrimoine. L’utilisation du bâti ancien, ou la proximité de celui-ci, sont des témoins discrets de l’ancienneté de l’activité en ces lieux.

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À gauche : Marché du samedi à Arras, place des Héros, 2018. À droite : Concessionnaire automobile multimarques dans un garage datant du début du XXe siècle, 2019. Ces deux exemples témoignent du lien discret commerce/historicité. Ainsi le marché d’Arras est sur cette place depuis le Moyen-Âge, avant même que les façades baroques qui l’entourent ne soient construites. De même ce garage du centre-ville de Béthune témoigne d’une présence ancienne (près d’un siècle) de l’activité du commerce automobile à cet endroit. Clichés de Nicolas Lebrun, 2018 et 2019

11. L’artifice patrimonial au service du marketing et du story-telling

Et quand on n’a pas cette historicité, on la crée par une mise en scène du lieu marchand qui permette d’assurer la légitimité ou le niveau de gamme du lieu de vente. C’est la volonté de « consommer de l’authenticité » pour reprendre la formule de Sharon Zukin (2008).

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À gauche : Eaton Center de Toronto (Canada), 2016. À droite : Arribat Center de Rabat (Maroc), 2023. Deux combis Volkswagen (l’un étant un vrai aménagé, l’autre un factice) dans deux centres commerciaux chargés de véhiculer (si on peut dire) une image d’authenticité de la street food qu’ils produisent (tacos pour l’un, gaufres belges pour l’autre). Clichés de Nicolas Lebrun, 2016 et 2023.

12. La rémanence marchande au service de l’ancrage patrimonial

Et même lorsque le commerce est fermé depuis longtemps, les traces de sa présence peuvent contribuer à requalifier le lieu. La trace marchande est un reliquat de l’historicité de la présence marchande : la friche, si elle a un intérêt patrimonial, devient porteuse d’épaisseur historique. C’est ce qu’on va constater pour certaines friches dans des lieux à image patrimoniale forte, par opposition avec d’anonymes friches d’entrées de villes, éminemment négatives dans l’image véhiculée.

Huitrière Huitrière

Le 6 rue Basse dans le Vieux Lille, 2015 et 2021. Le 6 rue Basse à Lille, en plein cœur du chic Vieux Lille (Mermet, 2013), était occupé par la poissonnerie À l’Huitrière de 1882 à 1928, comme mentionné sur la photo de 2015 (à gauche). La boutique a alors déménagé quelques mètres plus loin, dans un local bien plus grand, étant déjà une véritable institution lilloise et devenant la plus grande poissonnerie de la ville doublée d’un restaurant référencé au Michelin dès 1930. Néanmoins, cette nouvelle boutique a fermé en 2015, avant même la réoccupation du local précédent. Fait rare au regard de la pression immobilière, le 6 rue Basse est, en effet, resté en l’état de 1928 à 2020, date à laquelle une créatrice parisienne a ouvert une boutique lilloise (d’ailleurs remplacée par une autre enseigne dès 2023). L’ancrage patrimonial s’incarne alors tour à tour, dans cette façade témoin historique (ancrage rémanent) et dans cette boutique de décoration en adéquation avec l’offre du moment dans ce quartier (ancrage actif, Lebrun, 2023). Clichés de Nicolas Lebrun, 2015 et 2021.

Bibliographie

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : effet Guggenheimdisneylandisation | friche | mallmuséification | patrimoine .

 

 

Nicolas LEBRUN

Maître de conférences HDR en géographie, UR Habiter le Monde, Université de Picardie Jules Verne

 

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Nicolas Lebrun, « Regard géographique. Les liens entre la fonction marchande et la valorisation patrimoniale : au-delà du tourisme », Géoconfluences, février 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/patrimoine/articles/regard-geo-patrimoine-commerce