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De la désindustrialisation à la vitrine métropolitaine : un quartier du Havre à l'heure néolibérale

Publié le 25/03/2022
Auteur(s) : Antonin Girardin, docteur en géographie - université de Caen

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Le quartier de l'Eure, au Havre, comme de nombreux autres fronts d'eau industrialo-portuaires dans le monde, a connu d'importantes transformations depuis les années 2000. Renommé quartier Saint-Nicolas, l'ancien faubourg ouvrier et populaire a d'abord accueilli des projets publics visant à assurer une reconversion vers les fonctions commerciales et récréatives, facilitant une seconde phase d’investissements privés dans des programmes de logements neufs qui excluent les classes populaires, selon un cycle néolibéral de production urbaine.

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Dans la lignée de nombreuses villes dans le monde (Chevalier, 2004), la municipalité et la communauté urbaine havraise ont impulsé, depuis le début des années 1990, une politique de grands projets de réhabilitation des quartiers portuaires dévalorisés dans les années 1980, suite à la fermeture des industries et aux déplacements des activités portuaires vers l’aval de l’estuaire. L’analyse de la trajectoire de réaménagement du quartier de l’Eure (aujourd’hui renommé quartier Saint-Nicolas), ancien quartier populaire à l’est du centre-ville et centre de l’activité portuaire havraise du début du XXe siècle, permet d’illustrer les évolutions du rapport à l’espace urbain dans de nombreux anciens quartiers industriels français et européens. Fondée sur l’objectif de faire du quartier le « nouveau cœur métropolitain havrais » (Communauté de l’agglomération havraise, 2015), cette stratégie de réaménagement est intégralement basée sur des objectifs d’attractivité urbaine et de rentabilité immobilière, ce qui se traduit par la réalisation d’aménagements élitistes et inégalitaires qui favorisent la réappropriation du quartier par les classes supérieures. Ce processus de subordination de la production urbaine à la génération de plus-value symbolique et marchande est exemplaire des transformations néolibérales du champ de la production et de la gouvernance urbaine (Girardin, 2020). Revenant sur les temporalités longues (1990-2020) des transformations du quartier de l’Eure, cet article interroge les formes et les objectifs de son réaménagement, montrant une stratégie spécifique, en plusieurs phases, de mobilisation des capitaux et de l’expertise publique au service de la rentabilisation de l’investissement privé, dans une optique explicite de montée en gamme sociale du quartier.

Document 1. Localisation du quartier de l'Eure au Havre

carte de localisation 4 échelles

 

1. La stratégie d’aménagement : une articulation des moyens publics et de l’investissement privé dans la construction résidentielle

Au Havre comme ailleurs, la néolibéralisation de la production urbaine ne se caractérise pas par un effacement de l’action publique au profit d’une implication dérégulée du secteur privé (Peck et Tickell, 2002). Dans le cas havrais, ces transformations urbaines sont même avant tout impulsées via une mobilisation très importante de moyens publics dont le but est de générer des valeurs d’entraînement afin de favoriser un mouvement de construction résidentielle pris en charge par les acteurs privés.

1.1. Les origines du projet : transformer les usages de l’espace urbain portuaire

Influencés par des transformations déjà à l’œuvre dans d'autres villes portuaires européennes (Liverpool et Bilbao notamment), les acteurs publics de l'aménagement havrais conceptualisent dès le milieu des années 1990 l'idée d'une transformation du rôle de la ville du rôle de production industrielle vers l'usage résidentiel et d’une affirmation du cadre de vie comme outil de puissance politique et économique. Actant le déclin des activités portuaires, la municipalité havraise organise la prise de contrôle politique et foncière sur le quartier de l’Eure, en bonne partie détenu, dans les années 1990, par le grand port maritime autonome du Havre (GPMH) et des propriétaires d’industries en faillite, afin d’y installer « des fonctions plus urbaines » (entretien, responsable du service des études urbaines au Havre, 2018).

L’État joue un rôle majeur dans l’impulsion de ces transformations par l’intermédiaire de deux aménagements pionniers réalisés dans les années 1990 : un institut universitaire de technologie (IUT) et une école supérieure de logistique. Ces deux aménagements, effectués sur des ressources foncières récupérées au GMPH, auront pour effet d’entériner le changement de fonction du quartier portuaire, permettant une reprise de contrôle du quartier de l’Eure par la municipalité havraise.

La municipalité adopte ainsi en 2002 un plan directeur intitulé « Le Havre, vision 2020 » dont l’objet est l’installation de « fonctions urbaines à forte valeur ajoutée » (ville du Havre, 2007, p. 108) dans les anciens quartiers portuaires havrais. Tête de pont de cette stratégie de grands projets urbains, le quartier de l’Eure (renommé dès cette époque quartier Saint-Nicolas) est destiné au développement de « fonctions mixtes, logement, tertiaires et tertiaires supérieurs » (ibid., p. 111) et à l’installation « d’équipements structurants d’intérêt d’agglomération » (ibid., p. 112) et il est désigné comme une vitrine des futures transformations métropolitaines de la ville du Havre.

1.2. 2005 - 2010 : la production publique de nouveaux usages et l’amélioration du cadre de vie comme levier du réaménagement du quartier

À la suite de l’IUT et de l’école supérieure de logistique, les premiers aménagements issus de ce plan directeur se concentrent sur l’effacement des usages industriels et des traces de leur déclin par la promotion de nouveaux usages économiques du quartier et la transformation de sa structure urbaine afin de l’identifier auprès des habitants et des éventuels investisseurs comme un espace d’extension des dynamiques récréatives et résidentielles du centre ancien.

La période 2005-2010 se caractérise ainsi par une mobilisation très importante de moyens publics destinés à la production d’un environnement favorable au réinvestissement du quartier. Cette dynamique commence par la construction de bâtiments publics comme la chambre de commerce et de l’industrie à l’extrémité est du Bassin Vauban (2005), la construction par l’architecte Jean Nouvel d’une piscine nommée Les Bains des Docks (2007) (document 2) et l’installation d’une antenne de Sciences Po Paris à proximité du bassin de l’Eure (2007). Profitant d’incitations publiques très fortes, de nouvelles structures économiques s’installent à la fin des années 2000 dans des espaces réhabilités à cet effet sur maîtrise d’ouvrage publique. Les deux opérations les plus importantes dans ce domaine sont la reconversion des anciens docks Vauban en un centre commercial (2009) et des docks Dombasle en pépinière d’entreprises et en bureaux (2008). Dans le même temps, l’intégralité du parc de logement ancien du quartier est rénové par l’intermédiaire d’un programme ANRU et d’une Opération programmée de l’Amélioration de l’Habitat qui prévoient également la construction d’espaces publics, comme une promenade au bord des quais nommée le jardin fluvial (2007), et la réfection des routes et de l’entrée du quartier (2008) dans l’optique d’une « transformation de la trame industrielle en voies urbaines qualifiées et pacifiées [qui doivent la mettre] en adéquation avec les nouvelles fonctions et vocations du territoire et en favorisant les modes de déplacement doux » (ANRU, 2008, p. 8).

Document 2. Les premières infrastructures publiques et commerciales aménagées entre 2005 et 2009
cci les docks
bains des docks jardin
En haut à gauche : la nouvelle chambre de commerce et d’industrie au bord du bassin Vauban. En haut à droite : le complexe commercial des docks Vauban. En bas à gauche : la piscine municipale les bains des Docks. En bas à droite : la promenade le jardin fluvial sur le quai de la Saône. Voir les documents 1 et 6 pour la localisation. Clichés : Antonin Girardin, 2016.

L’ensemble de cette première phase d’aménagement est strictement piloté par la puissance publique dans l’optique de générer des premiers usages commerciaux et une amélioration du cadre de vie. Elle a pour objectif explicite de générer des valeurs fonctionnelles et esthétiques qui conduisent au réinvestissement du quartier par les habitants de l’agglomération et les investisseurs privés. Ces aménagements d’espaces publics et d’équipements métropolitains découlent d’une négociation directe avec les investisseurs privés des docks Vauban et des futurs programmes résidentiels (encadré 1).

 
Encadré 1. Un investissement privé conditionné à la réalisation d’aménagements publics

À propos de l’aménagement du centre commercial des docks Vauban :

« Il fallait cependant des garanties aux promoteurs concernant l’avenir du reste du site. […] Les promoteurs demandaient une passerelle sur le Bassin Vauban, l’assurance de la fin des activités logistiques sur la presqu’île (à cause des camions) et la prévision de construction d’un nouvel équipement métropolitain pour renforcer encore l’attractivité du site ».

À propos des espaces publics créés dans le sud du quartier :

« Nous avons donc mené une réflexion avec les promoteurs sur la faisabilité de programmes de logements de bon niveau. Ces derniers souhaitaient (en plus de la réfection des rues déjà entamée depuis plusieurs années) la construction d’une nouvelle passerelle au-dessus du bassin Paul Vatine en prolongement de la rue Bellot et la constitution d‘espaces publics de qualité ainsi que le fait de dégager une vue sur les bassins pour les nouveaux appartements ».

Extraits d’entretien avec le responsable (depuis 1986) du service des études urbaines de la ville du Havre, Mairie du Havre, 2018.


 

Les discours publics qui accompagnent ce moment d’aménagement traduisent d’ailleurs cette volonté d’identification du quartier couplée à la glorification de l’action politique d’une équipe municipale présentée comme « bâtisseuse » (entretien, vice-président de l’agence d’urbanisme de la région du Havre, 2016), investie dans la production d’un espace urbain désirable au bord de l’eau. Ces discours servent principalement à la commercialisation des parcelles destinées à la construction résidentielle.

1.3. 2007 – 2020 : implication du secteur privé et intensification de la production résidentielle

À partir de 2007, le réaménagement du quartier se réoriente ainsi autour de la production de nombreux programmes résidentiels privés dont les conditions de commercialisation ont été garanties par le niveau de l’investissement public de la phase précédente. Près de 1 200 nouveaux logements sont construits rien qu’entre 1999 et 2016, soit une augmentation de près de 114 %.

Document 3. Une forte augmentation du nombre de logements entre 1999 et 2016

Nb logements

 

Les premières opérations sont concentrées autour des bassins portuaires et des espaces publics générés lors de la phase précédente d’aménagement. Près de 763 nouveaux logements sont ainsi construits entre 2007 et 2010, en priorisant les emplacements les plus proches de l’eau.

Document 4. Les premiers programmes résidentiels avec vue sur les bassins

nouveaux batiments

Prise de vue de la rue Bellot depuis le quai de la Meuse (coord. 49°29'02.7"N 0°07'39.3"E). Cliché : Antonin Girardin, 2016.

 

Cette phase s’est intensifiée depuis 2010 avec la production d’au moins 900 nouveaux logements entre 2010 et 2018. Cette période se traduit par un comblement de la quasi-intégralité des espaces vacants du quartier avec la construction d’une seconde génération d’opérations résidentielles plus proche du cœur du quartier et une densification foncière des aménagements comme en témoigne l’opération en cours de la ZAC Dumont d’Urville qui prévoit la construction de plus de 500 logements et la réalisation d’une tour en bois de 14 étages qui souligne la forte pression foncière aujourd’hui à l’œuvre dans le quartier.

Document 5 : une seconde génération de logements plus denses au cœur du quartier
boites empilées
À gauche, des nouveaux logements inaugurées en 2013 rue Robert Fulton. À droite, un immeuble résidentiel en chantier au croisement des rues Aviateur Guérin et Louis Eudier. Bien que ces nouveaux immeubles soient de taille plus modeste, leur architecture en « boîtes empilées » rappelle beaucoup celle des immeubles résidentiels réalisés dans d’autres projets de reconversion d’anciens espaces portuaires ou au bord de l’eau en France et Europe comme Lyon Confluences (Adam, 2020, photographies 3 à 5), l’île de Nantes ou Plagwitz à Leipzig (Girardin, 2020). Clichés : Antonin Girardin, 2016.

Au fur et à mesure de la commercialisation de ces parcelles et des nouveaux appartements, les discours des acteurs publics sur les transformations du quartier évoluent vers un lexique plus entrepreneurial à destination des acteurs économiques et des touristes nationaux et internationaux. Plus qu’une localisation résidentielle, le quartier Saint-Nicolas de l’Eure sert désormais de principal élément d’affirmation d’une image de ville patrimoniale entreprenante, destination idéale pour les touristes du monde entier, et propices à des investissements capitalistiques de haute intensité, notamment dans l’économie tertiaire.

Document 6. Des valeurs esthétiques et d’usages au service de la valorisation marchande

plan du quartier de l'eure saint nicolas le havre

Pour voir la carte en grand, cliquez ici. La carte des aménagements réalisés dans le quartier de l’Eure depuis 1996 illustre les deux moments de la stratégie de transformation du quartier présentés dans cette première partie. Le réaménagement du quartier de l’Eure est bien directement tourné vers une intensification résidentielle dont le but est la rentabilité immobilière et la mise en scène du dynamisme économique de la ville du Havre. Toutefois, celle-ci est conditionnée à une phase préalable de production de valeurs d’usages et esthétiques, par la construction de nouveaux services, commerces, et d’espaces publics ouverts sur les bassins, qui doivent faciliter l’appropriation du quartier par les investisseurs privés et les futurs habitants. L’articulation sur une période très courte de ces deux moments stratégiques est rendue possible par une maîtrise d’ouvrage publique stricte et une négociation programmatique en amont avec les investisseurs privés. Ainsi, plus qu’une somme d’actions d’aménagement dérégulées, le réaménagement du quartier de l’Eure se lit comme un projet global dans lequel les pouvoirs publics prennent en charge la majorité des investissements non-rentables afin de créer des marges de profit pour les acteurs privés.

 

2. Une stratégie méthodique de mise en place des conditions de la gentrification

Pensés explicitement comme les supports d’une politique de repeuplement du quartier de l’Eure et d’effacement de sa structure urbaine industrielle héritée, les aménagements réalisés à partir du milieu des années 2000 créent une fracture sociale importante au sein du quartier.

2.1. Une montée en gamme résidentielle par la construction de logements neufs

L’étude de l’ensemble des transactions d’immobilier résidentiel opérées dans le quartier entre 2015 et 2018, par le biais du registre de demande des valeurs foncières de 2020, montre que la revente des appartements récents se fait sur la base d’un tarif élevé, bien supérieur à la moyenne havraise. C’est particulièrement le cas des premiers programmes résidentiels réalisés dans le secteur Bellot, à proximité des bassins, entre 2007 et 2010. Ces appartements sont revendus à une moyenne de 2 628 euros/m2, soit 1,5 fois plus cher que le prix moyen des appartements sur l’ensemble de la ville du Havre qui est de 1 742 euros/m2 aux mêmes dates. Les programmes résidentiels issus de la phase suivante d’intensification foncière, plus éloignés des bassins et des principaux espaces publics, sont moins valorisés, mais se revendent quand même à une moyenne élevée de 2 343 euros/m2. Les logements les plus récents (ancienne maison des marins et surtout ZAC Dumont d’Urville) se vendent presque au double de la valeur moyenne du m2 havrais. À l’inverse, le bâti ancien, concentré au cœur du quartier, se maintient à des tarifs inférieurs à la moyenne havraise malgré l’ensemble des opérations de rénovation connues depuis le début des années 2000.

Ainsi, les aménités esthétiques et les espaces publics comme le jardin fluvial, générés par la mobilisation de moyens publics durant la phase de transformation des usages et de valorisation esthétique du quartier des années 2000, ont directement servi à la valorisation immobilière des premières opérations de logements, comme le réclamaient les promoteurs dès le début de la mise en œuvre du plan directeur. Alliées à la mobilisation d’un discours public basé sur la construction publicitaire d’une localisation résidentielle d’exception, elles ont servi de « produit d’appel » à la rentabilisation de l’implication des promoteurs privés dans le quartier, ce qui a conduit à la construction d’une première génération de programmes résidentiels de haut standing dans le secteur Bellot. Ces programmes ont ensuite servi de levier pour la construction d’îlots plus denses, de moins bonne qualité, dans le secteur Molière entre 2012 et 2015. Enfin, alors que les ressources foncières se raréfient, les opérations les plus récentes font figure de dernière chance pour les promoteurs et sont vendues à des tarifs très élevés.

Document 7. Une gentrification par le logement neuf

new build gentrification

 

2.2. Un changement progressif de la composition sociale du quartier

La construction de ces nouveaux programmes résidentiels entraine ainsi une transformation de la composition sociale du quartier, selon des modalités de New build gentrification déjà largement analysées (Clerval, 2011). La population du quartier a en effet augmenté de 52 % entre 1999 et 2015, passant de 2 771 à 4 211 habitants (INSEE, 2016), alors que la ville du Havre n’a cessé de perdre des habitants (diminution de 10 %) sur la même période.

L’analyse de l’évolution de la composition sociale du quartier entre 2006 et 2016 permet de montrer que les nouveaux arrivants sont principalement issus des catégories sociales supérieures. En effet, le poids des cadres et professions intellectuelles supérieures et des professions intermédiaires a augmenté de manière significative, la proportion évoluant de 3,5 % des actifs en 2006 à 10,4 % en 2016 pour les premiers et de 13,4 % à 25 % pour les seconds. Sur la même période ces proportions n’ont augmenté que très légèrement à l’échelle de la France, les cadres et professions intellectuelles supérieures ainsi que des professions intermédiaires passant respectivement de 8,3 % et 13,6 % des actifs en 2006 à 9,4 % et 14,1 % en 2016 (INSEE, 2018). En revanche, la proportion des classes populaires a diminué continuellement dans le quartier de l’Eure depuis 2006. Cela se traduit par une forte baisse du nombre d’ouvriers dont les proportions passent de 45,9 % des actifs en 2006 à 27,3 % en 2016, signe d'un changement fonctionnel autant que social connu par le quartier de l’Eure depuis les débuts du projet de réaménagement, même si cette proportion reste largement supérieure à la moyenne française de 12,2 % des actifs en 2016. Elle connait cependant une diminution bien supérieure à la baisse connue sur cette période pour l’ensemble de la France (13,8 %, des actifs en 2006).

Document 8. Un espace approprié par les catégories supérieures
horizontalBar

 

true

2006;2016

Année;Part en %

true

 

Ouvriers 

43.9;27.3 

 

#E61570

 

Employés

32.8;30

 

#47B9B5

 

Professions intermédiaires 

13.4;25

 

#F8B900

 

Cadres et professions intellectuelles supérieures 

3.5;10.4

 

#029F7E

  Artisans, commerçants, chefs d'entreprise 2.6;3.2   #EE7168
  Agriculteurs 0.4;0   #CACA00

 

Autre

3.4;4.1

 

#B1B0B2

Sources : INSEE, 2016

Ces évolutions illustrent bien le rôle des projets urbains dans les transformations sociales du quartier. Les nouveaux logements sont appropriés par les catégories supérieures tandis que les caractéristiques du parc de logement ancien, concentré au cœur du quartier, restent largement populaires, même si certaines analyses récentes pointent un phénomène d’équilibrage progressif des prix locatifs du logement ancien du quartier de l’Eure sur la moyenne havraise (Orillard et al., 2018, p. 12).

>>> Sur le même thème, lire aussi : Matthieu Adam, « Confluence, vitrine et arrière-boutique de la métropolisation lyonnaise », Géoconfluences, novembre 2020.

2.3. L’élimination du passé populaire de l’Eure au profit d’un quartier Saint-Nicolas destiné aux usages élitistes

Cette stratégie consciente de New Build gentrification ne se contente pas d’organiser l’arrivée de nouvelles populations plus aisées dans le parc de logement neuf, mais se caractérise également par une stratégie de longue date de transformation des marqueurs sociaux ouvriers du quartier, progressivement mis au service d’une stratégie revanchiste (Smith, 1996) d’attractivité résidentielle à destination des populations aisées. Celle-ci prévoit la destruction quasi-systématique du bâti industriel afin de libérer le foncier nécessaire à la production des nouveaux programmes de logements, tandis que les rares éléments conservés sont dédiés aux pratiques professionnelles, marchandes, ou résidentielles, à destination des classes supérieures : les Docks Vauban sont reconvertis en centre commercial attirant les plus grandes enseignes françaises, les chantiers navals Caillard, marqueurs des luttes ouvrières des années 1970 et 1980, sont transformés en supermarché, les docks café au Sud du bassin Vatine sont transformés en palais des congrès… Ils deviennent ainsi les marqueurs d’une dépossession symbolique des classes populaires de leurs propres repères sociaux historiques du quartier. On retrouve trait pour trait les éléments de la banalisation paysagère des docks de Liverpool qui ont conduit l’UNESCO à les retirer de la liste du patrimoine mondial, jugeant que les motivations justifiant leur inscription n’étaient plus réunies (encadré 2).

 
Encadré 2. Le cas de Liverpool : quand l’UNESCO sanctionne les transformations urbaines d’un quartier portuaire

Située à l’embouchure de la Mersey, dans le Nord-Ouest de l’Angleterre, Liverpool fut, à l’époque moderne, l’un des principaux ports anglais du commerce atlantique et de la traite des esclaves. Au XIXe siècle, c’est le premier port industriel britannique voire européen et le fleuron industriel de l’empire. Au XXe siècle, la ville et ses habitants restent imprégnés par le passé portuaire et industriel de Liverpool, qui a aussi occupé une place de choix dans l’histoire sportive (avec son club de football) et musicale (avec les Beatles). Sous Thatcher (1979-1990), la réorientation économique brutale du pays de l’industrie vers la finance frappe durement la ville, bastion travailliste qui devient rapidement une shrinking city, avec tous les stigmates de la désindustrialisation et du déclin urbain.

Dès les années 1980, et plus encore au cours des décennies suivantes, parallèlement à la désindustrialisation, la ville connaît les débuts d’une reconversion fonctionnelle du quartier du port, suivant une trajectoire aujourd’hui classique : démolition du bâti ouvrier populaire, réhabilitation des bâtiments les plus prestigieux, reconversion fonctionnelle depuis les fonctions portuaires et industrielles vers les fonctions commerciales, culturelles et touristiques. La reconversion des friches portuaires reprend les mêmes ingrédients que ceux observables dans la plupart des villes disposant d’un front d’eau, de Baltimore à Shanghai en passant par plusieurs métropoles régionales françaises (Nantes, Marseille ou Lyon notamment). Parmi ces ingrédients figure notamment l’injection d’art contemporain : c’est ainsi que les sculptures « superlambananas » de Taro Chiezo sont devenues emblématiques de la ville, et qu’ouvre en 1988 une « Tate Liverpool » (musée d’art moderne et contemporain) sur les docks, dans un ancien entrepôt (Bailoni, 2021). Le fait de miser sur l’art et la culture pour effacer le passé industriel est constitutif de la recherche d’un « effet Bilbao », un modèle copié, avec des succès très inégaux, dans de très nombreuses villes du monde. On retrouve un autre ingrédient incontournable de cette trajectoire urbaine post-industrielle typique, la labellisation, avec le label « capitale européenne de la culture » en 2008 et surtout l’inscription du port en 2004 sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco sous le titre « Liverpool – port marchand ».

Réhabilitation des docks de Liverpool

Les docks de Liverpool depuis une cabine de la grande roue, juillet 2012, cliché de Lovestruck sur FlickR, sous licence CC (source).

Or cette inscription jette un regard cruel sur la façon dont les autorités municipales ont mené la rénovation du quartier portuaire : jugeant que les aménagements réalisés, tant sur le port que dans ses environs immédiats, étaient de nature à menacer son caractère patrimonial, l’UNESCO a inscrit le site sur la liste des biens en péril en 2012, avant de le désinscrire de la Liste du patrimoine mondial en juillet 2021. Le signal est d’autant plus fort que seuls deux autres biens avaient fait l’objet d’une désinscription avant Liverpool (Duval et al., juin 2021). Cette désinscription rejoint le sentiment de certains habitants que, si l’héritage industriel et la musique des Beatles sont un argument publicitaire pour le marketing territorial de la ville, les mémoires ouvrières ont en fait été largement occultées dans les discours pour attirer des populations jugées plus désirables que les habitants historiques (Bailoni, 2021) autre point commun avec ce qu'on observe au Havre (voir encadré 3 ci-dessous).

(Jean-Benoît Bouron)

Pour compléter

Mark Bailoni, « Liverpool », in Nicolas Escach et Benoît Goffin (dir.), Atlantique, ENS éditions, coll. « villes-portrait », 2021, p. 43 à 53.

[sur le fonctionnement de la désinscription à l’UNESCO, mais publié un mois avant celle de Liverpool] Mélanie Duval, Ana Brancelj et Christophe Gauchon, « Élasticité des normes et stratégies d’acteurs : analyse critique de l’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO », Géoconfluences, juin 2021.

Daniel Florentin, « Shrinking city », Géoconfluences, rubrique « notion en débat », novembre 2016.


 

De même, les bassins portuaires sont transformés en éléments esthétiques destinés à vendre une localisation résidentielle au bord de l’eau, dans un environnement qui joue sur des rappels cosmétiques du passé ouvrier et portuaire du quartier de L’Eure, toujours sorti de son contexte social historique. Le caractère architectural industrialo-portuaire est mis en avant via certains nouveaux aménagements « à travers, par exemple, l’utilisation d’un mobilier urbain métallique, de quais pavés ou d’une végétation interstitielle évoquant la friche » (Grimaud, 2015, p. 27).

Document 8. Le patrimoine portuaire comme instrument de la mise en scène des transformations du quartier de l’Eure en Saint-Nicolas

transformation du quartier de l'eure au havre

Prise de vue du quai de la Saône depuis l’entrée de la chaussée Pondichéry. Cliché : Antonin Girardin, 2016.

L’aménagement du quai de Saône au sud du quartier illustre cette mise du patrimoine portuaire au service du projet urbain de transformations des usages du quartier. Ancien espace de stockage portuaire et chemin de l’embauche des dockers durant la première moitié du XXe siècle, cet espace a été transformé en parc urbain en 2007, dès le début de la mise en œuvre du plan directeur.

Cette prise de vue illustre les différents jeux architecturaux pour mettre en scène les anciens espaces portuaires comme aménités environnementales. Au premier plan, le bassin portuaire abandonné (endiguement au premier plan) est destiné à mettre en scène une certaine « authenticité » grâce à la conservation des quais en pierre d’origine. Au second plan, la promenade du jardin fluvial conserve la structure aérée des anciens espaces de déchargement portuaire, tout en permettant un verdissement de l’environnement urbain. Enfin, à l’arrière-plan, les docks Dombasle, anciens entrepôts de stockage de vrac, ont été reconvertis en espace de bureaux destinés à des entreprises tertiaires. Ici encore, si le Havre fait figure de pionnier relatif en France, on retrouve aujourd’hui ce type de reconversion dans de nombreux autres projets de ce type comme les Docks 76 à Rouen ou encore le projet « Les Docks » dans le quartier de la Joliette à Marseille où d’anciens entrepôts du XIXe siècle sont reconvertis en bureaux et commerces.

 

L’ancien environnement portuaire est ainsi transformé en infrastructures élitistes et marchandes ou en aménités environnementales instrumentales destinées aux habitants des nouveaux programmes de logements. Cette transformation sociale est également formalisée dans les discours par la volonté de la municipalité de changer le nom du quartier de l’Eure en quartier Saint-Nicolas. Pour certains anciens habitants, ce changement fait polémique, car il est vécu comme une négation de l’histoire ouvrière et portuaire du quartier. L’Eure et Saint-Nicolas cristallisent ainsi des représentations différentes, parfois opposées, que cela soit pour les promoteurs du projet ou pour certains anciens habitants. D’un côté, le toponyme Eure est souvent présenté par les promoteurs des projets urbains, mais aussi par certains anciens et nouveaux habitants comme le nom d’un quartier populaire vieillissant marqué matériellement et culturellement par les friches et la disparition de l’activité portuaire, un quartier pauvre, dégradé et dangereux, un stigmate d’un autre temps qu’il faudrait corriger. Au contraire, certains habitants de longue date le considèrent comme porteur d’un récit de solidarités, de rapport de fierté avec la culture docker et ouvrière (encadré 3). Au contraire, Saint-Nicolas apparaît comme un quartier moderne et pacifié, progressivement approprié par des « nouveaux », dont l’identité est déconnectée du passé ouvrier et portuaire et qui considèrent les bassins portuaires comme un élément positif du cadre de vie.

 
Encadré 3. L’effacement de l’histoire sociale d’un quartier ouvrier

Pour certains habitants de longue date, notamment les associations de dockers retraités, les processus de transformations ne prennent pas suffisamment en compte la conservation des marqueurs identitaires du quartier de l’Eure.

La controverse autour de la destruction de la halle des chantiers Caillard, ancienne usine spécialisée dans la production d’équipements pour les grues et les bateaux, puis de son remplacement par un supermarché et des immeubles de bureaux en 2012, illustre cette opposition de logiques. D’un côté, la majorité municipale considérait le bâtiment de cette ancienne usine en friche comme une « verrue » (Le Havre Presse, 23/09/2010) qui nuisait à la qualité du quartier et avait vendu le terrain pour la production d’un programme de logements, de bureaux et d’un supermarché. De l’autre, un collectif d’anciens salariés, soutenus par l’Institut d’histoire sociale de Seine-Maritime* et un descendant de la famille Caillard ainsi que les groupes d’opposition au conseil municipal, considéraient la halle comme « un édifice emblématique de l’histoire sociale du quartier » (ibid.) qu’il faudrait préserver pour « garder une trace de la mémoire de l’activité métallurgique au Havre » (Le Havre Presse, 24/06/2011). Ces derniers proposent à cet effet de reconvertir ce bâtiment en musée de l’histoire industrielle havraise. Pour les associations d’anciens ouvriers et dockers du quartier de l’Eure, ce lieu est particulièrement emblématique de l’histoire du quartier de l’Eure puisqu’à son apogée, l’usine occupera près de la moitié de la superficie du quartier. Elle est aujourd’hui présentée comme l’un des principaux foyers des luttes ouvrières havraise durant le XXe siècle (Bastide et al., 2015).

La halle sera finalement démolie en 2012. La Mairie invoque alors les coûts de préservation trop importants et le danger représenté par l’état du bâtiment comme principaux arguments pour justifier cette destruction. L’Institut d’histoire sociale de Seine-Maritime écrit, suite à cette destruction, que « le quartier Saint-Nicolas a effacé pour toujours les derniers vestiges de ce que fut cette grande usine du quartier de l’Eure, qui a tant marqué, pendant 150 ans, la vie de ce quartier industriel et portuaire. » (ibid., p 12).

Cette controverse autour de la destruction d’un bâtiment affirmé et incarné localement comme un symbole de l’identité industrielle du quartier de l’Eure par des habitants du quartier, anciens ouvriers et cadres, relayés par les groupes d’opposition au conseil municipal, montre le caractère sélectif de la valorisation architecturale du patrimoine ancien dans le processus de revalorisation havrais. D’un côté, ces héritages sont mis en avant comme des atouts identitaires pour justifier certains projets à but lucratif comme la reconversion des docks Vauban et Dombasle ou dans des discours de présentation du quartier vers l’extérieur. De l’autre, la valorisation des espaces identitaires et de l’histoire sociale industrialo-portuaire, réellement incarnée localement par certains habitants de longue date, reste très faible.

*L’Institut d’histoire sociale de Seine-Maritime est un institut de promotion de la mémoire ouvrière émanant de la Confédération Générale du Travail (CGT).


 

Conclusion

Comme ce fut le cas de nombreux autres projets urbains de transformation des anciens espaces portuaires péricentraux, la reconversion urbaine de l’ancien quartier de l’Eure s’est donc opérée autour de la transformation économique et symbolique des anciennes infrastructures portuaires en valeurs esthétiques destinées à rendre le nouveau quartier attractif pour de nouvelles populations. Cette transformation s’opère autour d’une politique de l’offre caractérisée par une articulation méthodique de moyens économiques et discursifs publics et privés. Dans une telle stratégie, l’action publique de la municipalité havraise est explicitement tournée vers la génération de valeurs d’usage et esthétiques et la production d’images urbaines idylliques à destination des populations aisées, afin de garantir la rentabilité de l’investissement privé, et en particulier la viabilité des futurs programmes résidentiels.

En ce sens, elle marque la reproduction d’un modèle dominant de l’urbanisation néolibérale contemporaine de transition entre des espaces tournés vers la production industrielle et des quartiers qui privilégient l’économie tertiaire, résidentielle et récréative. Ces espaces ont pour rôle de mettre en scène vers l’extérieur une ville qui se renouvelle autour de l’économie tertiaire et touristique, tout en mettant à distance les activités traditionnelles de production. La trajectoire du quartier de l’Eure illustre également un processus de génération progressive des conditions de comblement du Rent Gap (Smith, 1987), c’est-à-dire de la génération d’une demande résidentielle suffisante pour rentabiliser le comblement des friches industrielles par la production de logements. La production urbaine est ainsi directement subordonnée à la génération et l'affirmation de la valeur marchande et des pratiques urbaines des populations les plus aisées selon un cycle néolibéral d’aménagement précis de destruction/création (Brenner et Theodore, 2002) que l’on retrouve dans de nombreux anciens quartiers industriels et dont l’exemple du quartier de l’Eure est l’occasion de proposer une modélisation.

Document conclusif. Un cycle néolibéral de production urbain

cycle néolibéral de production urbaine

Conception et réalisation : Antonin Girardin, 2016.

 

Bibliographie

Sur Géoconfluences

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : densification | frichesgouvernance urbaine | grands projets urbains | new build gentrificationproduction urbaine | réhabilitation | urbanismeville néolibérale | ZAC.

 

 

Antonin GIRARDIN,
Docteur en géographie, chercheur associé au laboratoire ESO-Caen

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :

Antonin Girardin, « De la désindustrialisation à la vitrine métropolitaine : un quartier du Havre à l'heure néolibérale », Géoconfluences, mars 2022.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-france-des-territoires-en-mutation/articles-scientifiques/desindustrialisation-metropolisation-le-havre

Pour citer cet article :  

Antonin Girardin, « De la désindustrialisation à la vitrine métropolitaine : un quartier du Havre à l'heure néolibérale », Géoconfluences, mars 2022.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-france-des-territoires-en-mutation/articles-scientifiques/desindustrialisation-metropolisation-le-havre