De la chambre à l’établissement scolaire, pluralité des expériences spatiales adolescentes
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Cet article rend compte d’un examen des spatialités adolescentes, autrement dit des manières de faire avec l’espace d’adolescents français et suisses romands.
L’adolescence a déjà été reconnue comme une étape clé de prospection plus autonome d’espaces nouveaux, notamment à l’intérieur des interstices temporels soustraits aux contraintes scolaires ou familiales, ou des pratiques urbaines (Kokoreff, 2005 ; Zaffran, 2003, 2010, 2016 ; Oppenchaim, 2016, Rivière, 2012, 2017 ; Ramos, 2018). Les différents savoirs de l’enfant articulés à l’espace intéressent plusieurs champs de recherche (Danic et al., 2017) et seraient facteurs de socialisation (Cayouette-Remblière et al., 2019).
La relation spatiale à l’intérieur du logement, les espaces-temps des intercours dans l’établissement scolaire, les trajets quotidiens entre le domicile et l’établissement scolaire, les déambulations à l’occasion des temps libres, ceux du samedi par exemple, les lieux de vacances, les voyages d’études voire plus exceptionnellement les voyages, contribuent sans aucun doute à l’autonomisation spatiale et sociale. L’adolescence serait donc une période particulièrement féconde dans la construction du rapport à l’espace et aux autres.
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Il ne s’agit pas ici de proposer un nouveau panorama des mobilités autonomes, déjà bien documentées, mais plutôt de tenter de comprendre quelle implication les actions spatiales des adolescents ont dans leur manière de voir le monde. C’est ainsi l’habiter des jeunes enquêtés qui est radiographié principalement à partir de leurs actions spatiales ordinaires, des lieux et des mobilités du quotidien mais aussi les lieux rêvés et ceux des voyages. Selon différents termes, cette recherche se situe dans l’écho de travaux de recherche récents à propos des spatialités adolescentes (Monnard, 2017 ; Didier-Fèvre, 2015), en croisant des champs encore assez peu explorés en géographie.
L’objet de cette étude a donc été de mieux connaître la construction du rapport à l’espace en s’attachant aux pratiques spatiales ordinaires ou plus exceptionnelles des adolescents, de les examiner à la loupe (voir encadré 1). L’étude a ainsi documenté empiriquement les relations matérielles et idéelles que les adolescents ((NDE. L’usage du masculin comme genre neutre dans ce texte ne signifie pas que les garçons soient majoritaires. L’expression « les adolescents » désignera ici les adolescentes et les adolescents. Géoconfluences suit les recommandations du guide d’écriture inclusive distribué par la fédération Walonnie-Bruxelles et intitulé Inclure sans exclure.)) établissent avec les espaces du quotidien ou ceux plus exceptionnels, les lieux intimes ou publics, les endroits proches ou lointains. L’hypothèse est que ces pratiques ordinaires pourraient contribuer de manière significative à la construction du rapport au monde, à un âge de prise d’autonomie à l’égard de l’espace.
Au-delà des actions, l’intérêt est ainsi de tenter d’en saisir les intentions, le sens et leur rôle, autrement dit, comme une science herméneutique qui interpréterait les faits spatiaux pour mieux comprendre la relation, la présence et l’attention au monde.
Comment les adolescents et adolescentes d’aujourd’hui, font-ils avec l’espace ? Comment par leur habiter s’inscrivent-ils dans un processus relationnel au monde ?
1. Spatialités et habiter : deux concepts centraux en géographie
La connaissance de l’espace vécu (Frémont, 1999 [1976]) se présente comme une étape fondamentale, qui a permis de questionner les relations des habitants à leur espace de vie, suivie de celle de la géographie des représentations (Bailly, 1995). Mais ces cadres ont été renouvelés avec les concepts de spatialité et d’habiter.
La spatialité serait « une expérience individuelle et sociale qui engage la personne, son corps, ses capacités, ses sens, et la met à l’épreuve de l’espace, qui est à considérer comme un environnement de l’action » (Lussault, 2015, p. 409-410). Les spatialités seraient ainsi considérées par certains géographes comme premières, l’espace serait second (Lussault, 2013, p. 43). En articulant toutes les dimensions de sa relation à l’espace à la fois corporelle et matérielle d’une part, immatérielle, idéelle et symbolique d’autre part, la spatialité pourrait se présenter comme un concept intégrateur, à l’échelle de l’individu (Lussault, 2007, p. 147).
C’est principalement dans l’habiter et ses mobilités que l’individu instruit sa spatialité en propre. En habitant, des expérimentations matérielles et immédiates de l’espace alimentent parallèlement des références idéelles et médiates, c’est-à-dire indirectes, qui affectent la mémoire, les imaginaires géographiques et les représentations spatiales, par exemple. L’imaginaire géographique est l’expression qui convient pour désigner un ensemble de références mentales qui influence l’individu dans sa manière de se représenter le monde (Debarbieux, 2013). L’imaginaire peut aussi être suscité par la littérature, le cinéma, les séries télévisées, les jeux vidéo. L’expression de « représentation spatiale » établit et exprime la confrontation entre « les modalités d’appréhension du monde et le statut du réel, c’est-à-dire le problème de l’adéquation entre la réalité, ce que nous en percevons et nos discours sur la réalité » (Bailly, 1995, p. 372). La géographie s’intéresse au monde et aux lieux parce que des hommes et des femmes y habitent, c’est-à-dire se placent et se déplacent. L’habiter serait ainsi « la spatialité typique des acteurs individuels » (Lussault, 2007, p. 45).
Depuis deux décennies de nombreux travaux explorent le concept d’habiter selon plusieurs directions. La dimension existentielle de l’habiter (Hoyaux, 2002 ; Berque, 2010 ; Besse, 2013) héritée de l’orientation phénoménologique, peut être privilégiée. Une autre voie consiste à s’attacher aux pratiques spatiales des individus pour faire l’hypothèse d’un habiter poly-topique (Stock, 2006) par des individus « géographiquement pluriels » (Stock, ibid). Les déterminismes des lieux de naissance et d’habitat principal et les idéologies d’identité spatiale qui y sont associées sont ainsi remis en cause. Autrement dit, des critiques fortes ont été formulées (Stock 2007, p. 109-111 ; Lazzarotti 2006, p. 142-143 et 178-185) à l’encontre du modèle de Moles et Rohmer (Moles & Rohmer, 1978), avec le gradient de familiarité du proche au lointain. Stock préconise de retenir le concept de pratique (Stock, 2015) pour mieux appréhender l’habiter : faire quelque chose dans un lieu est au centre de sa conception (ibid., p. 426). C’est par ce faire que les lieux seraient investis de sens et de significations, que des processus d’apprentissages se réaliseraient et que « l’étrangeté » se transformerait en familiarité (ibid., p. 429). Il s’agit pour cet auteur de proposer une rupture avec le « tout symbolique » afin d’enregistrer les dimensions matérielles et corporelles également. La relation habitante serait « biographique, sociale et spatiale […] au gré des expériences vécues et se traduit aussi bien sur un plan idéel (l'habiter et la sensibilité) que concret (le mode d'habiter) » (Morel-Brochet, 2006, p. 391).
Ce que nous proposons est une articulation entre ces deux orientations : le faire avec l’espace y compris dans les gestes les plus quotidiens, mais également un faire déterminé par des rapports sociaux, des valeurs, des imaginaires, une territorialité, une éthique, issus des expériences, de l’éducation, des discours sociétaux. Le concept de spatialité semble favoriser cette articulation. Habiter ce serait donc, dès lors, doter l’espace de dimensions référentielles, pratiques, quotidiennes ou irrégulières, mais aussi symboliques et immatérielles, voire politiques.
L’espace de vie se configure ainsi sous plusieurs aspects, il se donne une morphologie à partir de nos lieux fixes, habituels mais aussi de nos trajets et lieux exceptionnels. « Habiter, c’est donner à l’espace une physionomie. Pas seulement une organisation, des centres, des directions et des rythmes : un visage aussi. » (Besse, 2013, 162). Il est apparu d’emblée la nécessité d’avoir recours à une notion plus fine et plus opératoire que celle de pratique spatiale. En effet, en dépit de la similarité des pratiques, telle que le trajet domicile-école par exemple, ce qui est vécu et intériorisé, n’est absolument pas identique entre les individus, c’est ce qui sera déchiffré à partir d’expériences d’espaces quotidiens et cela tient à des facteurs pluriels. La notion d’expérience spatiale s’est ainsi imposée.
2. Habiter : des lieux et des mobilités
La géographie de l’habiter des adolescents passe par une microgéographie, en particulier de la chambre, haut lieu de l’habiter adolescent. Le mot « chambre » désigne originellement en français une pièce au sens large, même on l’utilise dans le langage courant pour désigner la chambre à coucher. En fait, la multifonctionnalité de la chambre des adolescents en fait une « pièce à vivre » autant qu’une pièce à dormir.
2.1. Chambre campement ou chambre refuge ?
Les caractères matériels et les attributs des chambres des enquêtés sont relativement similaires. La chambre se présente globalement comme un espace d’environ 10 à 20 m², la surface moyenne serait de 12 m² en France (Didier-Fèvre, 2015, p. 111). Les équipements principaux sont le lit, un bureau, des étagères, éventuellement une armoire, une commode ou un placard, un chevet et dans certains cas des éléments de décoration. Cependant, sous un format normé, les chambres sont diversement habitées ; l’espace lui-même ne joue pas le premier rôle et les acteurs font évoluer les agencements. Ce sont bien les spatialités des acteurs qui font la chambre et non l’inverse. Au prisme des pratiques spatiales des adolescents dans leur chambre à coucher, il a été justement possible de discriminer les chambres entre elles et de proposer une typologie de ce lieu important dans leur vie : chambres refuge, ou campement.
La chambre de Léon
Léon ((Tous les prénoms cités dans le texte ont été modifiés.)) est âgé de dix-sept ans et fréquente, au moment de l’enquête, un gymnase de Lausanne en classe de 2e maturité. Ses parents sont séparés. Lorsque je l’ai rencontré la première fois, il résidait les lundi, mardi, mercredi chez sa mère dans un bourg au nord de Lausanne, et les jeudi soir et vendredi matin chez son père, à l’ouest de Lausanne, la moitié du week-end chez sa mère et l’autre moitié du week-end avec le père, mais toujours ensemble avec le frère et la sœur. Une demi-sœur est née du côté maternel, elle a quatre ans au moment de l’interview. Léon habite le domicile maternel depuis l’âge de trois ans. Dans cette maison, il dispose d’une chambre individuelle ; en revanche, chez son père, il partage une chambre collective avec son frère et sa sœur. La chambre dans laquelle il nous accueille, située au domicile maternel, est donc individuelle. Léon rappelle qu’il a laissé sa chambre précédente plus spacieuse à sa demi-sœur. La chambre actuelle est aménagée avec un mobilier qu’il a choisi. Léon met l’accent sur l’intimité qu’il juge très importante, il ne ferme pas sa chambre à clé mais il faut frapper pour entrer. Il ne souhaite pas être entendu lorsqu’il parle au téléphone, par conséquent il se place près de la fenêtre ouverte. C’est la seule occasion pour lui d’observer le paysage extérieur. L’objet le plus estimé est l’ordinateur (document 1).
Document 1. Chambre campement. L’ordinateur, l’objet central dans la chambre de Léon. Cliché : Sylvie Joublot Ferré. |
La faible personnalisation par Léon de sa chambre et la rareté des éléments décoratifs pourraient suggérer une appropriation limitée de cet espace. Sommes-nous en présence plutôt d’une sorte de bivouac ? Un lieu de passage ? Un campement ? En effet, cet endroit n’est que temporairement occupé, y compris à cette micro-échelle temporelle de la semaine, puisque celle-ci est fractionnée en quatre temps, du fait de l’alternance itérative entre les deux domiciles. Cet aspect est corroboré par ce que rapporte Léon à propos de la gestion de ses affaires personnelles, vêtements et nécessaire scolaire :
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Si l’on ajoute que Léon dort aussi chez un de ses amis à Lausanne ou au chalet de son beau-père, il faut remarquer sa capacité à être nomade. Léon semble être en permanence en voyage, entre plusieurs lieux.
Au premier abord, dans sa chambre, l’accent serait plutôt mis sur la fonctionnalité́, comme en témoigne la centralité accordée à l’ordinateur. L’ordinateur devient en lui-même un espace individuel de liberté et d’intimité, l’endroit des liens avec l’extérieur et notamment avec les amis, mais aussi celui des liens entre plusieurs lieux de vie. L’ordinateur figure ainsi l’ultime coquille, transportable d’un domicile à l’autre, qui contient l’essentiel de la vie intime. Léon occupe ce que nous appelons une chambre campement.
La chambre de Myriam
Myriam habite depuis huit ans dans un pavillon avec jardin à trois kilomètres de Bourg-en-Bresse. L’installation dans cet endroit correspond à la séparation de ses parents ; elle est fille unique. Le père a occupé successivement plusieurs logements où Myriam a aussi habité. Myriam réside chez son père un week-end sur deux et la moitié des vacances.
Myriam s’exprime à propos de l’organisation de l’espace dans sa chambre chez sa mère :
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La gestion de l’espace dans la chambre de Myriam est contrainte par l’étroitesse des lieux et les positions de la porte et de la fenêtre. Toutefois il paraît étonnant que l’adolescente n’ait pas tenté d’autres agencements, alors même qu’elle énonce une relation sensorielle à l’espace, en deux endroits, à la fois tactile avec l’idée suivante « pas que je sois trop serrée » et visuelle à propos de la vue depuis sa fenêtre.
Depuis sa chambre, au rez-de-chaussée, sans le savoir, Myriam expérimente et formule un conflit d’usage autour des ressources spatiales. Auparavant elle bénéficiait d’une vue sur un champ cultivé qu’elle préférait. Dès lors, avec l’installation des voisins, elle se trouve confrontée à beaucoup plus de promiscuité et a perdu l’accès à une vue paysagère, plus panoramique et surtout plus « naturelle ». Quelques aspects montrent ainsi que tout n’a pas été choisi par l’adolescente : l’organisation spatiale, la tour Eiffel, la vue.
La chambre de Myriam n’est ainsi pas tant investie par les activités ou par un agencement élaboré que par la présence forte des liens affectifs avec les nombreux clichés familiaux ou amicaux et les affiches de l’école de cirque, un loisir très aimé mais qui s’opère à l’extérieur. Le lieu de centralité de la chambre est clairement le panneau des photographies, plus petit d’abord et devenu immense peu à peu. De même la tenture Peace and Love nous renseigne sur les aspirations de Myriam. La chambre semble être ainsi un espace transitionnel au sens de Winnicott (cité par Rabain, 2002), une sorte d’espace de remémoration, dans laquelle les repères affectifs sont présents, comme un miroir du monde social et l’endroit des liens avec l’extérieur. La chambre de Myriam présente donc un agencement spatial différent de celle de Léon, que nous qualifions de chambre refuge.
Les chambres adolescentes éclairent la manière dont certains lieux bien que familiaux sont plus ou moins investis, plus ou moins impliquants. L’étude de la chambre est intéressante car elle illustre les degrés d’attachement et de territorialisation avec l’exposition ou non de marqueurs familiaux, culturels, mais également une forme d’ancrage plus ou moins actif. Une partie des rapports sociaux à l’intérieur de la maisonnée sont également mis à jour. Enfin la capacité à maîtriser l’espace et le rapport à l’espace sont aussi documentés.
2.2. Des mobilités quotidiennes
L’axe principal des déplacements est sans surprise le trajet domicile – établissement scolaire. Les établissements scolaires figurent ainsi comme centraux au sein des pratiques spatiales des adolescents. Toutefois, les adolescents explorent aussi la ville à l’occasion des périodes ou des activités extra-scolaires notamment sportives. Les aménités (bord du lac, commerces, bars) constituent le motif majeur de reconnaissance de l’espace, seul ou entre amis.
Nous présentons ci-dessous la carte des mobilités d’Alix (18 ans) en classe de 3e (équivalent de la terminale en France) (document 3), qui illustre bien cette importance du trajet domicile – établissement scolaire. Le père est entrepreneur, il se déplace beaucoup à l’étranger (en Malaisie par exemple), la mère est suisse et ne travaille plus depuis qu’elle est en couple. La famille a vécu principalement en France, à Lyon et à Paris avant de s’installer dans une maison à Belmont-sur-Lausanne, dans la banlieue aisée de Lausanne.
Léo (17 ans) réside en appartement en famille à Lutry, une autre commune de la banlieue aisée de Lausanne située en bord de lac. Il fréquente un gymnase (lycée) à Lausanne et c’est un navigateur régulier en voilier sur le Lac Léman. Son père est pompier. Les cartes successives de Léo mentionnent le nom des lieux importants pour lui (document 4), sa cartographie est originale en ce qu’elle enregistre ses nombreux déplacements en voilier sur le lac (document 5).
Document 3. Carte d’Alix. L’axe principal des mobilités adolescentes : le trajet domicile – établissement scolaire. On voit de nombreux axes secondaires, et une polarité secondaire au centre-ville de Lausanne. Les mobilités quotidienne d'Alix sont alternativement pendulaires et triangulaires. |
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Document 4. Carte de Léo. On distingue bien ses quatre pôles spatiaux : le domicile à Lutry, l’établissement scolaire à Lausanne, le bar « Le lapin vert » et le club nautique de Pully. L’axe principal domicile-établissement scolaire est concurrencé par les flux liés à la pratique de la voile. |
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On distingue deux représentations de l’espace assez différentes entre les deux adolescents. Alix se dit casanière, alors que Léo se représente toujours en mouvement. À l’occasion de son entretien, il a confirmé sortir souvent y compris pour les régates. Par conséquent les contraintes de déplacements sont davantage exprimées par Léo qui reste tributaire des transports publics. L’application a rendu plus conscients les trajets à pied d’une part, les pratiques routinières d’autre part. L’espace semble une ressource plus accessible mentalement pour Léo que pour Alix, qui semble limiter ses déplacements extra-scolaires au tennis et aux sorties en centre-ville ou au lac avec ses amies. On discerne une intériorisation des différences de genre entre le discours d’Alix, qui ne se voit pas comme « une fille qui sort beaucoup », et celui de Léo qui se présente comme ayant une motilité élevée. Les cartes confirment qu’il s’agit d’une représentation et non d’une réalité factuelle, les déplacements d’Alix étant aussi longs et diversifiés, voire plus, que ceux de Léo.
2.3. L’établissement scolaire, un lieu de l’habiter plus ou moins marquant
L’expérience de l’établissement scolaire est d’abord clairement corporelle, la différenciation entre les salles s’effectue à travers les sens : la vue sur le lac, le toucher avec la sensation de froid ou de chaud, le fait d’être serré ou non. Les expériences sensibles et sociales sont aussi mentionnées : la cafétéria pour se retrouver, l’ambiance. En somme, à l’intérieur des établissements, ce sont les espaces interstitiels (comme les couloirs), ou les espaces dont la fonction n’est pas pédagogique (comme la cafétéria) qui semblent importants dans le discours des adolescents : là où ce n’est plus tout à fait le temps des cours mais celui des sociabilités. La préférence à l’égard des espaces extérieurs ou de convivialité confirme les observations de Muriel Monnard à l’endroit des petits lieux voire des places qui sont élus par les élèves (Monnard, 2017, p. 210).
Document 5. Vue sur le lac Léman depuis le bâtiment C au gymnase de Pully, fréquenté par Alix, et plan de l’établissement. Cliché : Sylvie Joublot Ferré. |
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Conclusion. Singularité de l’expérience spatiale adolescente
Habiter consiste à faire au quotidien avec des espaces souvent normés, banals, communs, partagés. Chacun qualifie, au fur et à mesure de ses expériences et par l’intermédiaire de médiations différentes, ces lieux dans lesquels la majorité cohabite. On remarque que si l’expérience corporelle induit une relation immédiate à l’espace, l’expérience spatiale se complexifie à l’aune de la dimension sensible et sociale. Les contraintes rendent ainsi l’espace plus ou moins disponible selon les individus. La gestion de la chambre témoigne d’une capacité à optimiser ou agencer l’espace, de le territorialiser ou non, par des marqueurs familiaux ou culturels. C’est l’espace qui se trouve également au sein d’arbitrages familiaux (affectation des chambres) ou de contraintes socio-économiques (chambre partagée à plusieurs) voire aux prises avec le voisinage. C’est un espace d’ancrage et de remémoration familiale ou plutôt un camp de base depuis lequel on s’évade. Mais il y aurait aussi une capacité à la maîtrise et à l’extériorisation spatiales, à laquelle certains garçons semblent plus conditionnés par l’intériorisation de stéréotypes de genre. Un repli sur la chambre, la maison ou les lieux familiaux apparait dans les discours et pratiques de Myriam et dans le discours, plus que dans les pratiques, d’Alix.
Ainsi, l’expérience spatiale mobilise simultanément une série de schémas d’appréhension spatiale spontanés ou plus complexes, et construits progressivement. Le corps, s’il est au centre de l’expérience, n’est toutefois pas le seul médiateur. Il nous semble ainsi possible de proposer deux registres de l’expérience spatiale :
- un premier registre, perceptif, repose sur une expérience avec l’espace qui engage le corps, les sensations, les émotions et les affects ;
- un second registre, représentatif et symbolique, est déterminé par des expériences et facteurs sociaux, culturels et idéels. Il peut s’agir de médiations liées aux repères, à la reconnaissance, à l’ancrage et à la familiarité ; à l’ambiance ; aux normes culturelles, esthétiques et patrimoniales, aux souvenirs, aux interactions sociales, aux valeurs voire aux convictions socio-politiques, mais également aux conditions de possibilités spatiales (genre, pratiques familiales, compétences spatiales).
L’expérience positive s’édifie ainsi en lien avec le bien-être, les affects, la qualité de l’expérience sociale voire affective, la qualité du lieu évaluée en fonction de schémas culturels, de valeurs accordées au lieu lui-même, son emplacement, sa plus-value, et ce qu’il représente d’un point de vue patrimonial, culturel ou familial. En définitive, l’expérience spatiale est une expérience corporelle, sensible et sociale.
Il faut retenir que l’implication de certains lieux est plus importante que d’autres dans la biographie spatiale de l’individu. Certains lieux, pour différentes raisons, mais pas nécessairement la durée de l’occupation, laissent ainsi une marque importante pour la relation corporelle, sensible voire sociale au monde. Cela semble éclairer la construction du processus relationnel entre l’individu et le Monde.
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Sylvie JOUBLOT FERRÉ
Docteure en géographie, ENS de Lyon et Haute école pédagogique du canton de Vaud, laboratoires EVS UMR 5600, LirEDD, Chôros.
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Sylvie Joublot Ferré, « De la chambre à l’établissement scolaire, pluralité des expériences spatiales adolescentes », Géoconfluences, mars 2022. |
Pour citer cet article :
Sylvie Joublot Ferré, « De la chambre à l’établissement scolaire, pluralité des expériences spatiales adolescentes », Géoconfluences, mars 2022.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-espaces-scolaires/geographie-de-l-ecole/ancrage-mobilites-adolescents