La cour de récréation à l’épreuve du genre au collège
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Le collège est l’espace majeur de la socialisation adolescente où les élèves se côtoient dans des lieux (salles de classe, espaces de détente, espaces à proximité du collège) aux temporalités emboîtées (heures de cours, temps de récréation, pause méridienne, journée, année scolaire, scolarité de la sixième à la troisième). Le collège est également un espace social où chaque sexe se donne à voir (Goffman, 2002), reproduisant et intériorisant leur rôle sexué respectif conforme à l’asymétrie sexuée (Ayral, 2011) du monde social, ce que Duru-Bellat nomme « la facette implicite du métier d’élève ». Cette expérimentation de soi et d’autrui à l’école se lit, pour un géographe, par les actes spatiaux des garçons et des filles, c’est-à-dire par des pratiques quotidiennes et routinières de maîtrise des lieux, ce qui renvoie à des registres bien identifiables de la spatialité des rapports sociaux de sexe. Par conséquent, la spatialité des rapports sociaux de sexe peut s’entendre comme l’ensemble des usages et des pratiques de l’espace par des opérateurs sociaux dont le genre agit sur l’espace. Combiner le concept de spatialité à celui du genre en s’intéressant plus particulièrement aux compétences spatiales que développent les adolescents et les adolescentes au sein de la cour de récréation questionne les rapports sociaux de sexe comme processus quotidiens de production d’inégalités sexuées dans un espace social. Dans quelle mesure la fragmentation des lieux scolaires participe-t-elle à la (re)production de rapports sociaux de sexe inégaux dans un espace social de co-présence corporelle entre filles et garçons?
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La cour de récréation est un lieu de socialisation majeur à l’âge de l’adolescence où la moindre pratique spatiale exige la maîtrise de l’espace, voire de portions de l'espace, de la cour de récréation dont l’âge (partie 1) et le sexe (partie 2) sont des facteurs d’appropriation déterminants. Les relations entre pairs se construisent et se déconstruisent dans cet espace définissant ainsi une hiérarchie de pratiques socio-spatiales marquées par des rapports sociaux de sexe inégaux (partie 3) où l’institution scolaire a un rôle à jouer (partie 4).
Document 1. L'espace de la cour de récréation |
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La cour de récréation est un terrain d’expérimentation de soi dans le monde social. Cet espace est alors approprié, non dans sa globalité, mais en différents îlots d’activités et de regroupements entre pairs. D’un espace cloisonné, il devient également un espace relationnel spécifique où plus d’un élève sur deux aiment « s’asseoir sur un banc ou un muret » et « discuter avec les copains/copines » (données issues des questionnaires). La cour de récréation est également perçue comme un espace fonctionnel, fragmenté en fonction du mobilier urbain (bancs, tables de pique-nique), des équipements sportifs à disposition (plateaux sportifs) et de l’architecture des bâtiments (coin, recoins, escaliers, couloirs, foyer). Ces objets sont autant d’unités spatiales affectées à une, voire à plusieurs fonctions socialisantes génératrices d’inégalités entre âge scolaire et entre sexes. Ci-contre : l’importance du « être-ensemble » dans la cour de récréation. Cliché : Emmanuelle Gilles, 2016. |
1. Une asymétrie d’appropriation spatiale, reflet des rapports sociaux liés à l’âge scolaire
L’appropriation des lieux de vie scolaire varie selon l’âge scolaire, répartissant de manière asymétrique la maîtrise de cet espace.
Document 2. Des micro-territoires selon leurs usages et l’âge scolaire |
Les représentations mentales cartographiées par les collégiens et collégiennes ont également fait apparaître des comportements socio-spatiaux par groupes d’âge scolaire qui fragmentent l’espace de la cour de récréation en micro-lieux. Par exemple, ci-dessus, deux garçons ont repéré sur le plan de leur collège les lieux qu’ils fréquentent et l’appropriation par d’autres groupes d’élèves. Remarquons que les lieux permettant la pratique sportive sont notés (basket et ping-pong) et appropriés par ces deux adolescents : l’un joue au tennis de table le midi et aime « bouger tout le temps pour rejoindre ses amis » (« plein d’amis »), l’autre joue au basket le temps du midi. Il aimerait jouer au foot mais « ce sont les troisièmes qui sont au terrain de foot ». Au cours de l’entretien, ces deux élèves ont expliqué leur positionnement géographique et celui des groupes. Par exemple, les sixièmes et les cinquièmes se positionnent aux tables de tennis de table tandis que les troisièmes et quatrièmes se retrouvent sur la pelouse et sous le préau. L’espace de la cour est un lieu où l’âge social détermine la position spatiale. Ainsi, les sixièmes parcourent l’espace sans lieu d’appropriation fixe mais au fur et à mesure des années collège et d’une expérience spatiale des lieux, ils utilisent leur capital spatial (expériences des lieux, avancée dans l’adolescence, connaissance des règles tacites par rapport aux primo-arrivants) pour imposer leur appropriation spatiale.
Document 3. Maîtrise de micro-lieux selon l’âge scolaire (d'après un entretien avec une assistante d’éducation et la carte mentale qu'elle a dessinée) |
Les acteurs scolaires observent une répartition de la cour de récréation par tranches d’âge. Comme ci-dessus, une assistante d’éducation d’un collège a représenté par des flèches allant de gauche à droite l’appropriation, année après année, des murets du préau qui est totalement clos par des baies vitrées. Chaque âge scolaire obtient tacitement l’usage d’une partie des murets, opposant spatialement les sixièmes et les troisièmes. Les élèves de sixième sont « très éparpillés, ils courent partout » parce qu’ils sont « encore en location » (CPE) tandis que les quatrièmes sont « en transition » vers le passage en classe de troisième. En effet, les cinquièmes et les quatrièmes, installés au centre du muret, se dotent peu à peu de « compétences de franchissement » par le biais de stratégies spatiales ou de changement de pratiques routinières au fur et à mesure de leur scolarité. Ces compétences de franchissement leur permettent de se rapprocher, année par année, de la place des troisièmes, c’est-à-dire à l’extrémité de cet espace clos, près des toilettes et des casiers : « ce placement est particulier pour les troisièmes, c’est le passage de relai tous les ans » (CPE). Les quatrièmes reproduisent ainsi les normes tacites qui survivent au renouvellement des élèves lorsque les troisièmes poursuivent leur scolarité après le collège. La scolarisation en classe de troisième correspond à l’appropriation exclusive des murets. Très clairement, le changement de place dans la cour de récréation correspond à un processus de construction identitaire de la sixième et la troisième durant laquelle l’acquisition de compétences spatiales, individuelles et/ou collectives (avec un groupe d’amis), grâce à des usages quotidiens et routiniers, permet une montée en compétence spatiale et en légitimation par rapport aux autres élèves. Ce nouvel habitus socio-spatial, qui commence avec l’entrée en sixième, participe à la construction des « compétences élémentaires de la spatialité » (Lussault, 2009) et aboutit au monopole du choix de la place en troisième car « ils sont chez eux », se comportant en « propriétaires des lieux » (CPE).
Pour les élèves dont la compétence spatiale n’est pas assurée et la maîtrise d’un micro-lieu n’est pas acquise, l’appropriation des lieux dans la cour évolue également au gré des rapports sociaux (amitiés qui se font et se défont, usage d’un micro-lieu remis en question à chaque récréation). Les interactions sociales sont corrélées à la capacité de maîtrise d’un lieu, comme cette adolescente qui ne va plus sur le banc où elle « s’engueule » avec ses amies et préfère être près du plateau sportif proche des garçons ou encore celle-ci qui précise que « L. n’est plus ma copine […] quand on s’est expliquées, vu qu’il y avait un groupe, les gens ont vu ce qu’il se passe […] alors maintenant, nous, on reste jamais au même endroit. » Les tensions entre pairs ont modifié les réseaux d’amitié, ce qui a eu une incidence immédiate sur le micro-territoire abandonné immédiatement au profit d’autres lieux. Ci-dessous, Alexandra et Mona ((Les prénoms ont été modifiés.)) ont cartographié leurs usages de la cour de récréation de leur collège tout en indiquant spontanément qu’ils étaient liés aux amitiés ou inimitiés survenues durant l’année scolaire. Ainsi, les tensions entre amies n’ont pas simplement remodelé les relations sociales mais elles ont également redéfini la place (Lussault, 2009) de ces adolescentes au sein de la cour de récréation. Leurs actes sont donc « toujours-déjà spatiaux » (Lussault, 2009, p. 46) dans le sens où les élèves investissent et réorganisent l’espace à chaque récréation en de multiples micro-territoires (Monnard, 2016, 2018).
Document 4. Usages routiniers de la cour de récréation par deux adolescentes |
Ainsi, la cour de récréation est composée d’une multitude de micro-lieux qui sont « par essence changeants » car « chaque nouvelle situation d’interaction des acteurs sociaux au sujet d’une question spatiale le modifie » (Lussault, 2009, p. 77) à l’exception notable des élèves ayant su établir un positionnement suffisamment dominant, c’est-à-dire les troisièmes qui ont le monopole du choix de leur place.
2. Centres et périphéries à l’épreuve des rapports sociaux de sexe : une répartition sexuée de la cour de récréation
L’âge scolaire ne suffit pas pour comprendre les interactions sociales et leurs empreintes spatiales dans la cour de récréation. Cet espace de vie constitue également un cadre de vie « ensemble-séparé » (Goffman, 2002) où les filles et les garçons se côtoient. S’y déploient des relations sociales spécifiques participant au processus de construction identitaire sexuée de l’adolescent. Par conséquent, cette répartition par âge scolaire des espaces de cour de récréation se double d’un effet de genre qui fragmente très distinctement les unités spatiales de cet espace commun.
Document 5. « Faire des tours dans la cour » pour une adolescente (Kelly) ou la difficulté à tenir sa place |
Discuter, marcher, faire des tours sont les principales activités décrites par les adolescentes, comme la jeune fille sur le document ci-dessus, pour qui l’appropriation de l’espace est en mouvement. Ce mouvement est répétitif (plusieurs fois au cours d’une récréation) et routinier (à chaque récréation). La mobilité lui permet de maîtriser l’espace qu’elle parcourt et d’en faire sien. La position statique l’obligerait à tenir sa place, mais étant peu sûre d’elle, se déplacer lui permet de jouer avec les agencements de la cour : casiers, bancs, pelouse. Or ces micro-lieux sont déjà appropriés par d’autres groupes, il lui est difficile d’y tenir sa place. De manière générale, les stratégies spatiales des filles ont pour objectif de se définir des ancrages spatiaux afin de rendre des micro-lieux habitables (Delalande, 2001). Nous observons une triple finalité des usages féminins : faire un usage socialisant d’un micro-lieu, c’est-à-dire support spatial de regroupement, d’échanges et de confidence entre pairs ; s’insérer spatialement dans la cour sans être vues tout en ayant la capacité de voir l’ensemble de la cour ; faire de ce micro-lieu un espace de reconnaissance et d’appropriation exclusive spatialisant l’identité individuelle à l’échelle de la cour. Marcher dans la cour est donc l’une des activités principales des filles ainsi que « s’asseoir si on trouve une place ».
Document 6. Une appropriation exclusivement masculine des tables de ping-pongCliché : Emmanuelle Gilles, 2016. |
La spatialisation de la virilité distribue la cour de récréation entre des espaces dominants, où le virilisme est au cœur de la socialisation masculine, et des marges pour des garçons et des filles exclus de ces espaces (Maruéjouls, 2011, 2014 ; Raibaud et Maruéjouls, 2012). La sexuation des lieux de la cour de récréation est très bien observée par les acteurs et actrices scolaires qui fournissent quelques éléments de justification de la pratique sportive comme expérience socialisante pour les garçons, nécessaire pour l’intégration dans le groupe de pairs. D’après un chef d’établissement, « les garçons sont plus demandeurs d’activités physiques, par exemple, il y a peu de filles aux paniers de basket… ils ont une façon de communiquer, de se socialiser qui est différente, les garçons se socialisent par le sport. Le sport est une façon de s’intégrer si un garçon ne connaît personne. » L’usage masculin des lieux sportifs se traduit spatialement par la territorialisation d’une appropriation exclusivement masculine, comme sur la photographie ci-dessus. Ces lieux de pratiques sportives deviennent ainsi des espaces producteurs d’inégalités de genre sans que les acteurs de l'institution scolaire n'en aient forcément conscience.
Les espaces scolaires répondent à une logique de sexuation des rapports sociaux. Les garçons et les filles se côtoient mais ne fréquentent pas les mêmes lieux : aux garçons les espaces de jeux collectifs, et aux filles les coins, les recoins, la marche. Les plans sur lesquels les élèves ont dessiné leur appropriation de l’espace illustrent ces expériences spatiales genrées : les filles dessinent des lignes pour tracer leurs parcours de marche routinière en contournant soigneusement les espaces de sport collectif ; les garçons s’illustrent dans le sport, exceptés ceux qui ne participent pas à aux jeux collectifs et préfèrent les recoins. À chacun son lieu répulsif, son lieu attractif. Par exemple, le document 7 nous montre comment une adolescente et ses amies marchent, « tournent » dans la cour de récréation en contournant les plateaux sportifs (terrains de foot et de basket). Sur le plan dessiné à la main, les équipements sportifs occupent plus de place sur le plan dessiné par cette fille (document 7) que sur celui des garçons du document 2. Ces situations relatées dans les entretiens et corroborées à l’aide de plusieurs récits sont révélatrices d’un arrangement des sexes (Goffman, 1977) où l’asymétrie sexuée d’appropriation se traduit spatialement, pour une majorité de filles, par des déplacements périphériques de contournement et d’évitement d’espaces centraux masculins. Ainsi, les garçons occupent l’espace par le mouvement et repoussent les filles aux marges jouant l’opposition des hommes au-dehors et des femmes au-dedans (Mosconi, 1999).
3. À la frontière des deux sexes, à la recherche de l’autre : du conflit d’usage à la séduction dans la cour du collège
Document 7. Centres et périphéries en tension, un usage différencié de la cour de récréation |
Les filles racontent leur exclusion de ces usages de l’espace, une exclusion parfois intériorisée puisque l’expression « ça ne m’intéresse pas » a été entendue à plusieurs reprises dans les entretiens. Les jeunes filles sportives sont également marginalisées des jeux sportifs : « avant il y avait une fille qui faisait du basket mais personne ne lui passait la balle alors elle a arrêté » (élève), « je suis trop petite pour faire du basket » (élève), « ils ne nous passent jamais la balle », « les surveillants privilégient les garçons, L. [un AED] dit aux filles de ne pas jouer parce qu’on est nulles » (élève). Sur le document 7, en écrivant « filles et garçons » dans le terrain de basket, l’adolescente a cartographié les frictions récurrentes avec un groupe de garçons pour s’approprier ce plateau sportif durant la pause méridienne. Effectivement, l’adolescente et ses amies, qui pratiquent du basket en activité extra-scolaire, ont évoqué, dans les entretiens, leur volonté du faire du basket au collège mais « les garçons essaient de prendre la balle, on les poursuit », ce qu’un camarade de classe confirme par « nous, on fait tourner les filles quand elles ne veulent pas nous passer la balle ». Ce que Dubet et Martuccelli observaient en 1996 (p. 154-155), ces adolescents, filles et garçons, l’expérimentent encore aujourd’hui : la remise en cause de l’appropriation spatiale masculine illustre une « affirmation exacerbée des stéréotypes » à la frontière desquels « les incidents et les agressions se multiplient ».
Il s’agit bien ici des luttes tacites ou explicites (Lahire, 2004) pour trouver sa place, c‘est-à-dire s’insérer dans un micro-territoire, le faire sien et y instituer des pratiques routinières établies et acceptées par le collectif. Cette lutte des places (Lussault, 2009) est bien décrite par Lila qui va au foyer sur le temps des récréations (encadré 2).
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Des garçons témoignent également de leur marginalisation des espaces centraux de la cour de récréation et préfèrent s’approprier des recoins du préau ou de la cour de récréation, comme Victor qui marche ou s’assoit sur le muret en brique pour lire parce qu’il n’aime pas le terrain de basket, ni les sports d’équipe, ni les tables de pique-nique (espace de regroupement des garçons de quatrième dans son collège). Dans un autre collège, Timmy, en classe de quatrième, s’est approprié des recoins du préau et de la cour de récréation afin de ne pas s’exposer en traversant la cour de récréation et ainsi être à l’abri des regards (document 8). Cet élève dessine par des symboles négatifs les lieux répulsifs : plateau sportif et les alentours (bancs), le foyer, le « coin des segpa ». Il considère l’ensemble de la cour de récréation, et plus particulièrement le plateau sportif, comme un espace répulsif parce qu’il a « déjà reçu des ballons en pleine tronche ». Cette exclusion des pratiques sportives, qu’elle soit volontaire ou subie, pose la question d’un isolement social particulièrement marqué pour ces deux garçons dont la stratégie spatiale est de trouver un micro-lieu (un recoin) aux marges de la cour de récréation pour ne pas être vus ni exposés. Or, l’importance du « être-ensemble » chez les adolescents renvoie aux travaux des sociologues qui ont démontré que l’appartenance à un cercle d’amis restreints détermine la place symbolique de l’adolescent au sein du groupe (Dubet, Martuccelli, 1996 ; Lahire, 2004). Par conséquent, la situation d’un élève seul dans la cour de récréation alerte souvent les acteurs scolaires, car le groupe de pairs chez l’adolescent est un objet de reconnaissance de sa propre identité vis-à-vis du reste des élèves. En effet, « pour tout, il faut être en groupe […] les filles et les garçons ne sont jamais seuls…quand il y en a un qui est tout seul, c’est qu’il y a soit un conflit, soit un problème, soit ça va pas. On va les voir pour voir ce qu’il se passe » (AED). Ces difficultés à trouver une place symbolique dans le réseau de relations sociales masculines, et, spatiale dans la cour de récréation, sont des signaux d’alerte d’un mal-être, voire de harcèlement de l’élève amenant alors à une prise en charge de la part de l’institution scolaire.
Document 8. « Un garçon des recoins », une appropriation des marges par Timmy |
La scolarité au collège est composée d’un emboîtement des temporalités (temps court d’une récréation, pause méridienne, une année scolaire, scolarité de quatre ans) faisant ainsi évoluer les relations avec les groupes de pair mais aussi avec l’autre sexe. Les rapports sociaux de sexe se modifient progressivement, au gré des saisons et de l’évolution de la puberté, se rapprochant sous le jeu de la camaraderie, de la séduction (la « drague ») et des échanges entre garçons et filles. Selon les acteurs scolaires, les élèves de troisième sont davantage des groupes de pairs mixtes, garçons et filles, du fait d’une interconnaissance qui s’est solidifiée au fur et à mesure des années. Des lieux spécifiques deviennent des micro-territoires propices à la rencontre de l’autre sexe. Il s’agit des espaces périphériques des équipements sportifs comme le relate un assistant d’éducation, « les filles en troisième sont sur le muret le plus proche des paniers de basket. Quand il y a des couples de troisième, les garçons jouent au basket et vont voir de temps en temps leur petite copine qui est assise sur le muret ». D’autres micro-lieux sont propices aux discussions, « le squattage des bancs […] les gars, c’est pour la drague » (CPE). Dans un autre collège, trois amies se rendent au plateau sportif « pour aller voir les garçons, c’est drôle d’être avec eux. » Les garçons participent à ce jeu de mise en scène, telle « une parade sexuée masculine » (Ayral, 2011), et d’attirance réciproque en invitant « celles qui ont des décolletés, qui draguent […] elles jouent pour draguer, les garçons jouent pour impressionner, montrer leurs muscles » (adolescente). La cour de récréation, où les relations sociales sont consubstantielles à la division inégalitaire des lieux, est également un lieu de rencontres, d’amitiés et de flirts.
Document 8. Cartographie des lieux selon Tony, cohabiter « ensemble-séparé » |
La dimension temporelle de l’âge scolaire modifie également les rapports sociaux de sexe. Cette spatialisation « ensemble-séparé » des sexes à l’adolescence est donc mobile. Par exemple, avec l’arrivée du printemps, l’accès aux pelouses est à nouveau autorisé. Elles deviennent alors, le temps de quelques mois, un lieu de redéfinition des relations sociales entre les garçons et les filles : « l’année les filles sont sur un banc, les garçons sur un autre banc : chacun est sur son banc dans l'année. L’été, on se mélange davantage, ça doit être les fleurs, on se mélange filles/garçons, il y a aussi moins de gens sur le stade de foot » (adolescente). Du reste, le collège est un temps long où les relations avec l’autre sexe se modifient progressivement durant l’année scolaire et pendant ces quatre années où les adolescents et adolescentes traversent plusieurs stades de la puberté. La dimension temporelle de l’âge scolaire est un élément explicatif des rapports sociaux de sexe car, selon les acteurs scolaires, les élèves de troisième sont davantage des groupes de pairs mixtes, garçons et filles du fait d’une interconnaissance qui s’est consolidée au fil des années aboutissant à une proximité entre les garçons et les filles où les conflits d’usage laissent place à la camaraderie, aux échanges et à la séduction.
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4. Le rôle de l’institution scolaire : imposer une nouvelle pratique des lieux
Ce positionnement socio-spatial dans ces micro-territoires hypersexués est parfois bousculé par des initiatives d’acteurs et d’actrices scolaires à la suite de plaintes de collégiennes qui ne pouvaient pas pratiquer une activité sportive sur les temps de récréation du fait d’une distribution inégalitaire des espaces sportifs. Dans l’un des collèges observés, notre enquête a eu lieu l’année où les filles disposaient pour la première fois de la pause méridienne pour jouer au football sans les garçons. Les photographies ci-dessous illustrent la façon dont les filles s’approprient les plateaux sportifs : les filles au centre et les garçons en périphérie du terrain, avec le soutien de l’institution scolaire. Elles sont « 10-12 filles […] elles sont plus mûres, elles jouent plus calmement à se faire des passes, des tirs au but » tandis que les garçons jouent aux récréations du matin et de l’après-midi, « ils sont super nombreux […] si on donne le ballon aux garçons de 12h30 à 14h […] ils sont plus énervés, excités, la récré est trop longue […] les garçons font des matchs, des matchs, des matchs » (AED). Cette différence de jeu ne plaît pas à certains garçons qui estiment que « les filles ne savent pas jouer au foot » (adolescent), certains interfèrent dans le jeu des filles. Ainsi, lors de notre observation de la cour de récréation sur le temps du midi, une élève de troisième nous a interpellée, alors qu’un garçon essayait de prendre la balle aux filles, afin de nous montrer comment les « gars s’incrustent pour faire chier » les footballeuses. Dans un autre collège, des actions ont été menées conjointement avec des élèves de troisième pour permettre un accès plus égalitaire aux espaces sportifs. Des filles « très sportives » ont demandé à ouvrir le plateau sportif pendant la pause méridienne. Le règlement a été défini avec le CPE, « foot, basket, hand et jeux libres le quatrième jour… parallèlement un éducateur sportif de la communauté de communes vient deux jours par semaine » (CPE). Les filles profitent davantage du handball que des autres créneaux. Cependant, ces exemples d’expérience sociale plus égalitaire, modifiant les rapports sociaux de sexe, n’ont lieu que dans deux collèges sur sept de notre enquête. La cour de récréation reste donc un espace relationnel spécifique de reproduction des comportements où les stéréotypes sexués sont dominants. Mais l’intervention des acteurs scolaires par la définition d’un cadre de règles visant un partage plus égalitaire de l’espace modifie la hiérarchie des rapports sociaux de sexe.
Document 10. Vers un partage égalitaire de l’espace par des mesures volontaristes de l’institution scolaire |
Document 11. « Papoter », discuter, à la recherche de l’autre |
Clichés : Emmanuelle Gilles, 2016. |
Pour conclure, les comportements sociaux par groupes sexués sont corrélés à une fragmentation spatiale de la cour de récréation déterminée par le genre et l’âge. Les rapports sociaux de sexe à l’âge de l’adolescence sont donc lisibles dans l’espace et modulent l’« être-ensemble » à la récréation, c’est-à-dire la socialisation horizontale, qui consiste en la recherche du bon arrangement spatial et trouver « la bonne place pour soi et les autres réalités, le bon mode de relation aux différentes réalités […] qui s’agencent en situation » (Lussault, 2009, p. 46). La cour de récréation est donc bien « une caisse de résonnance d’inégalités prévalant dans la société » (Duru-Bellat, 2008) du fait des usages des lieux, eux-mêmes porteurs d’inégalités sexuées par leur fonctionnalité même. Cependant, à l’initiative des acteurs scolaires dans certains établissements scolaires, un partage plus égalitaire des plateaux sportifs, avec des temps de pratique sportive exclusivement réservés aux filles, vise à modifier la hiérarchie des rapports sociaux de sexe.
Bibliographie
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Glossaire
Cet article contextualise les entrées de glossaire suivantes : Capital spatial | Genre | Micro-territoire | Territoire.
Emmanuelle GILLES
Professeure agrégée d’histoire-géographie, docteure en géographie, université de Caen Normandie
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Emmanuelle Gilles, « La cour de récréation à l’épreuve du genre au collège », Géoconfluences, janvier 2021. |
Pour citer cet article :
Emmanuelle Gilles, « La cour de récréation à l’épreuve du genre au collège », Géoconfluences, janvier 2021.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-espaces-scolaires/geographie-de-l-ecole/cour-recreation-genre