Sobriété
La sobriété désigne en sciences sociales deux idées reliées mais distinctes : un idéal proposé comme réponse aux crises environnementales et sociales découlant des changements globaux, d’une part, et l’ensemble des moyens concrets permettant d’atteindre cet idéal, d’autre part. La sobriété fait figure de contre-proposition par rapport au développement durable et se situe plutôt dans le champ des idéologies de la décroissance ; elle n’est pas incompatible avec la notion de transition mais son versant le plus radical affirme que l’urgence n’offre d’autre choix qu’une bifurcation, c’est-à-dire un changement rapide et non graduel.
Certains ingrédients d’une société sobre sont connus : agriculture biologique et permaculture, réduction de la consommation de viande, de la place de l’automobile dans les mobilités, de l’usage de l’avion... D’autres pistes sont moins souvent avancées, comme le rationnement et la planification : « le rationnement, par exemple, permettrait de maintenir l’égalité sociale avec un meilleur partage des ressources. Les quotas accordés à chacun diminueraient progressivement, dans une logique de sobriété » (Szuba citée par Guimont et Floch, 2023). Il s'agit de promouvoir une sobriété heureuse et de sortir le rationnement de l'imaginaire de la Seconde Guerre mondiale auquel il est encore souvent associé. André Gorz (2008, p. 57) appelait ainsi à « l’établissement d’une norme du suffisant », qu’il jugeait incompatible avec « la recherche du rendement maximal qui constitue l’essence de la rationalité et de la rationalisation économiques » (ibid.).
Les auteurs ayant travaillé sur la question (p. ex. Nicoloso, 2023) soulignent l’antinomie de la sobriété avec l’ivresse : les sociétés contemporaines, reposant sur la consommation immodérée de ressources fossiles (du pétrole et de gaz, mais aussi de façon toujours croissante depuis deux siècles à l’échelle mondiale, de charbon), seraient ainsi dépendantes, voire « accro » à ces ressources. La dépendance se caractérise par l’impossibilité ou la grande difficulté à l’abstinence ou à la modération, en l’absence d’aide extérieure. C’est ce qui expliquerait en partie l’impasse des injonctions à la « transition » : en dépit des bonnes intentions et des effets d’annonce politiques, par exemple lors des COP, l’humanité continue de consommer plus de ressources par habitant chaque année, en particulier dans les pays favorisés et émergents, sans que cette courbe de croissance ne semble en passe de fléchir.
La sobriété ne s’applique pas qu’aux énergies fossiles mais à l’ensemble des ressources consommées à l’échelle mondiale de façon croissante : électricité, foncier, eau, sable, pierre, bois, fer, métaux (courants, rares ou précieux)... L’ivresse est alors une hubris, une démesure, voire une passion morbide. Celle-ci s’étend aussi au vivant : les « ressources humaines », autrement dit la main d’œuvre ; les animaux domestiqués ou sauvages ; les plantes, leurs gènes et leurs principes actifs. La multiplication des grands projets urbains ou d’infrastructure (stades, conduites, autoroutes, aéroports, malls), voire de mégaprojets démesurés comme la nouvelle capitale égyptienne ou la « Ligne » (the Line) saoudienne, est une illustration évidente d’un « toujours plus » que rien ne semble pouvoir arrêter. Rien sauf peut-être, comme le soulignent les auteurs cités plus haut, une reprise de contrôle démocratique, par les citoyens, des processus décisionnels à toutes les échelles du politique : celle de la représentation, mais aussi celles de la consommation et de la production, ou encore celle de la planification métropolitaine.
(JBB), décembre 2023. Relecture (YFL), décembre 2023.
Références citées
- Guimont Clémence, et Floch Tin-Ifsan (2023). « Écologiser la démocratie », in Philippe Boursier et Clémence Guimont (dir.), Écologies. Le vivant et le social. Paris, La Découverte, « Hors collection Sciences Humaines », 2023, p. 414–426.
- Gorz André (2008), Écologica, Paris : Galilée, 159 p.
- Nicoloso Barbara (2023), « Sobriété = égalité ? », in Philippe Boursier et Clémence Guimont (dir.), Écologies. Le vivant et le social. Paris, La Découverte, « Hors collection Sciences Humaines », 2023, p. 459–467.
- Szuba Mathilde (2017), « Chapitre 4 – Le rationnement, outil convivial », in Agnès Sinaï et Mathilde Szuba (dir.), Gouverner la décroissance. Politiques de l’Anthropocène III, Presses de Sciences Po, Paris, 2017, p. 95–118.
Pour compléter avec Géoconfluences
- Magali Reghezza-Zitt, « Sociétés humaines et territoires dans un climat qui change. Du réchauffement climatique global aux politiques climatiques », Géoconfluences, avril 2023.
- Mobilisation de la notion de sobriété dans l'organisation des JO : Stéphane Merle, « Les Jeux olympiques de Paris 2024 et leurs effets territoriaux », Géoconfluences, juillet 2024.