Communs fonciers en conflit au Mexique : les ejidos dans l’économie mondialisée

Publié le 17/03/2025
Auteur(s) : Kelly Redouté, doctorante - École des hautes études en sciences sociales

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Les espaces ruraux mexicains se caractérisent par une originalité en Amérique latine : l’existence des ejidos, un régime de propriété collective issu d’une vaste et longue réforme agraire. Ces ejidos comprennent des communs, qui ont joué un rôle majeur dans la reproduction sociale paysanne tout au long du XXe siècle. Face aux mutations des espaces ruraux des "Suds" sous l’effet de la libéralisation économique et de la mondialisation, comment s’adaptent les communautés rurales mexicaines ?
Sommaire
  1. 1. Ejidos, communs, conflits… De quoi parle-t-on ?
  2. 2. Les trajectoires des communs ejidaux : un siècle d'évolution à travers deux études de cas
  3. 3. Les conflits pour les communs : révélateurs des défis des ejidos dans la mondialisation

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Les recompositions des espaces ruraux sont une constante depuis le milieu du XXe siècle, et en accélération depuis la fin du siècle sous l’effet de la mondialisation. Les transformations en cours semblent à bien des égards contradictoires, en particulier dans les pays des Suds. D’une part, la mondialisation intensifie la concurrence entre les territoires, ce qui conduit à convertir la terre en marchandise, et à affaiblir les dispositifs locaux de régulation foncière, tels que le droit coutumier ou les régimes collectifs hérités des réformes agraires. Ces régulations locales se trouvent d’autant plus mises à l’épreuve par l’évolution rapide des contextes économiques et des modes de vie, marquée par l’urbanisation des sociétés, l’exode rural et les migrations internationales.

D’autre part, la mondialisation encourage la participation des populations locales à l’aménagement des territoires dans le cadre de la « bonne gouvernance ». Dans les pays des Suds, ce principe prétend corriger les injustices socio-spatiales subies par les minorités et les groupes marginalisés, en valorisant des modèles de gouvernance inclusifs et sociaux plus justes, mais de manière déconnectée des terres. Dans ce contexte, la question foncière est revenue au cœur des débats politiques et scientifiques : le foncier est l’objet de politiques publiques, l’enjeu de convoitises et la source de disputes (Colin et al., 2022).

Le Mexique constitue un terrain particulièrement intéressant pour examiner ces dynamiques. D’abord, l’État a entrepris au lendemain d’une révolution de dix ans (1910–1920), une réforme agraire d’une ampleur inédite sur le continent. Cette réforme a impliqué l’expropriation des terres des haciendas, redistribuées sous forme d’ejidos en faveur de groupes de paysans. En 1992, un changement légal a marqué la fin de la réforme agraire, tout en autorisant l’individualisation et la privatisation formelle de la terre, laissant craindre la disparition des ejidos.

Cette réforme s’inscrit plus largement dans un tournant majeur dans les politiques rurales avec la fin de l’interventionnisme d’État. D’un côté, la libéralisation de la vie politique a affaiblit le parti-État au pouvoir depuis des décennies au profit du multipartisme et de politiques de décentralisation. D’un autre côté, la libéralisation économique, sous l’influence du consensus de Washington, encourage les paysans à s’orienter vers des cultures d’exportation dans un contexte d’ouverture commerciale, avec la signature en 1992 de l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA).

Ensuite, à la suite de ce virage néolibéral, les espaces ruraux ont connu des transformations rapides, mais leurs trajectoires ont été diverses. Certains  États fédérés ont misé sur l’agriculture mécanisée à grande échelle et l’industrialisation (maquiladoras). Ils connaissent une périurbanisation des campagnes, de plus en plus multifonctionnelles sous l’influence des centres urbains. Dans d’autres régions, les populations dépendent encore de l’agriculture de subsistance, principalement la culture du maïs et du haricot, mais aussi, de plus en plus, des remesas, ces revenus envoyés par les migrants à l’étranger.

Si l’ensemble de ces transformations légales et économiques n’ont pas définitivement éliminé les formes de propriété collectives, les ejidos ont toutefois muté, en particulier en ce qui concerne les communs, provoquant de nombreux conflits [1].

 

1. Ejidos, communs, conflits… De quoi parle-t-on ?

Les ejidos issus de la réforme agraire sont une construction originale en perpétuelle recomposition. Éminemment politiques, ils sont aussi des espaces de conflictualité.

1.1. Les ejidos mexicains, une entité juridique et territoriale singulière

Au Mexique, l’ejido est d’abord un régime de propriété foncière collective. Il a été la principale modalité de mise en œuvre de la réforme agraire, inscrite en 1915 dans le droit et dans la nouvelle Constitution fédérale en 1917, sous l’article 27. L’ejido fonctionne ensuite comme un gouvernement local chargé de la gestion des terres, de la médiation entre ses membres (les ejidatarios) et des interactions avec les instances publiques. Il désigne enfin un territoire qui se compose, selon le cadre légal, de trois espaces distincts : la zone urbaine, où résident les ejidatarios, les zones de culture, dont la possession et l’exploitation sont généralement individualisées, et les zones de possession commune, telles que les forêts, les pâturages et les maquis (Bouquet et Colin, 2009).

À l’origine, l’ejido avait une fonction sociale centrale. Les ejidatarios étaient recrutés parmi des paysans disposant de peu ou pas de terres. L’attribution de ce statut n’était pas définitive : les droits des ejidatarios étaient accompagnés d’obligations vis-à-vis de leurs familles, de l’ejido, mais aussi de la société villageoise dans son ensemble (Pérez Castañeda, 2002, p. 179). Par exemple, les ejidatarios devaient vivre dans le village et travailler personnellement la terre. Le non-respect de ces conditions entraînait la perte des droits et le retrait du statut d’ejidatario, alors attribué à un autre paysan sans terre. Tous les hommes du village qui remplissaient les conditions pouvaient donc potentiellement intégrer l’ejido.

Néanmoins, le nombre d’ejidatarios était fixé par l’administration et ne pouvait pas augmenter : seul l’un des fils de chaque paysan bénéficiaire pouvait hériter du statut politique de son père. La croissance démographique a ainsi mené à la formation d’un groupe de paysans dépourvus de droits formels sur les terres ejidales. Cette évolution a alimenté des controverses et relancé les débats sur le rôle social de l’ejido. Toutefois, dans la pratique, les restrictions d’accès pour les individus sans droit s’appliquaient souvent uniquement aux parcelles cultivées individuellement. Contrairement à ce que stipulait le cadre légal, certaines ressources demeuraient généralement accessibles à l’ensemble de la population. Cela leur conférait un statut de communs de village, en référence aux ressources régulées par des règles établies par une communauté d’usagers (Ostrom, 2015 [1990]).

Par ailleurs, contrairement à ce que suggère la loi, il est en réalité plus pertinent de distinguer les ressources plutôt que les « zones » affectées à des usages et clairement différenciées. Car, dans la pratique, les délimitations ne sont pas toujours précises, ce qui donne lieu à des formes de « propriétés simultanées » (Patault, 2003). Ainsi, sur les espaces de culture individualisés, on retrouve souvent des ressources communes, telles que les résidus de culture accessibles à la vaine pâture (c’est-à-dire le pâturage du bétail après la récolte), ou les bois morts pour les besoins de la cuisine. Plus rarement, la coupe de bois pouvait être autorisée. De plus, dans certaines régions, comme au Yucatan, les parcelles comme formes d’appropriation individuelle des lopins cultivés étaient temporaires, les paysans pratiquant l’agriculture itinérante sur abattis-brûlis. Précisons à présent le problème des communs en conflit dans les ejidos.

1.2. Le problème des ejidos en conflit

Les ejidos et leurs communs ont été en constante évolution, reflétant la transformation des contextes juridique, politiques, économiques et démographiques tout au long du XXe siècle. L’évolution la plus marquante a certainement été la réforme de 1992 concernant l’article 27 de la Constitution, qui transforme le régime de propriété ejidale. En substance, cette réforme autorise la parcellisation formelle des ejidos, y compris des zones communes, et l’inscription des parcelles au cadastre (auparavant, les parcelles étaient divisées et réparties en interne). Elle supprime en outre pratiquement l’ensemble des obligations associées aux droits des ejidatarios : dorénavant, un ejidatario peut posséder sa parcelle de manière inconditionnée et définitive. La réforme autorise par ailleurs la vente des parcelles au sein de la communauté et permet même l’adoption de la propriété privée. Autrement dit, la réforme de 1992 ouvre la voie au démantèlement des ejidos, promettant ainsi de stimuler le marché foncier et les investissements.

Les débats scientifiques qui ont suivi cette réforme se sont avant tout concentrés sur l’avenir des ejidos en tant qu’institution (voir par exemple Hoffmann, 1997), et moins sur la question des communs. À ce propos, le nouveau cadre légal laissait entrevoir trois principaux scenarios pour l’évolution des communs : leur maintien, leur réduction et/ou leur reconfiguration, ou encore leur disparition. En réalité les transformations des ejidos et de leurs communs ont commencé bien avant la réforme de 1992, ce qui s’est traduit, selon les règles locales, par un assouplissement des obligations positives comme négatives. Par exemple, les ventes de parcelles étaient déjà courantes, bien qu’illégales. De plus, toujours selon les normes locales, les ejidatarios n’étaient plus systématiquement tenus de travailler personnellement leur(s) parcelle(s).

Ces transformations, avant et après 1992, ont engendré de nombreux conflits dans les ejidos et les villages. Le conflit se définit communément comme un antagonisme entre forces opposées (Cattaruzza et Sintès, 2011, p. 15). On peut ajouter que des tensions locales évoluent en conflit lorsqu’elles éclatent au grand jour, nécessitant l’intervention d’un tiers dans la médiation (Chauveau et Mathieu, 1998). Les conflits sont des objets fort intéressants pour appréhender les trajectoires et les défis des communs ejidaux, et plus largement des espaces ruraux mexicains.

 

2. Les trajectoires des communs ejidaux : un siècle d'évolution à travers deux études de cas

Les deux ejidos étudiés présentent d’importantes différences, tant du point de vue de leur de leur milieu, de leurs ressources et de leur organisation territoriale, que dans leurs évolutions récentes et les formes prises par les conflits fonciers.

2.1. Les dynamiques des communs, une question quadridimensionnelle

Nous avons vu qu’un commun se définit comme une ressource partagée, dont l’accès et les usages sont régulés par des règles par et au bénéfice des membres d’une communauté. Cela pose la question de ce qui fait commun, c’est-à-dire du compromis social, en tension entre l’intérêt individuel à l’exploitation et l’intérêt collectif à maintenir la ressource dans le temps (Lavigne Delville et al., 2022). De ce compromis découlent les règles d’accès partagé à la ressource, les modes de gouvernance et les critères d’appartenance à la communauté.

Explorer les dynamiques des communs implique d’examiner quatre grands types d’éléments : (1) les reconfigurations des ressources communes, (2) les transformations des conditions de partage (notamment du type de bénéfices communautaires), (3) l’évolution des modes de gouvernance, ainsi que (4) les remises en question du périmètre des communautés. C’est ce que nous allons voir à partir de deux cas situés dans le sud du pays (document 1).

Le premier cas est l’ejido de San Lorenzo Albarradas, en Oaxaca, d’une superficie de 9 416 hectares, formé au bénéfice de 217 ejidatarios. Les terrains sont majoritairement accidentés et rocailleux, ce qui, dans ce contexte, ne permet pas l’utilisation de machines agricoles. Le second est l’ejido de Chocholá, au Yucatan, qui s’étendait à l’origine sur 14 642 hectares pour 493 ejidatarios. Il est presque entièrement recouvert de forêt tropicale basse sur un substrat rocheux calcaire, peu profond et très poreux. L’agriculture itinérante sur brûlis s’est révélée la technique la plus adaptée aux contraintes du milieu. Ces deux ejidos ont pris leur forme définitive dans les années 1930 et ont bénéficié, chacun, aux habitants d’un village établi à l’époque coloniale.

Document 1. Localisation des deux cas d’étude

Localisation des terrains San Lorenzo Albarradas se situe dans les vallées centrales de l’État d'Oaxaca, au cœur d’une région montagneuse, avec un important dénivelé. Chocholá se trouve dans le nord-ouest du Yucatan, dans une région plane à très faible altitude, pratiquement au niveau de la mer. Réalisation : Kelly Redouté, 2023.

2.2. Les communs de l’ejido de San Lorenzo Albarradas (Oaxaca)

À l’origine, l’ejido de San Lorenzo se composait de deux types de ressources : les parcelles de culture permanentes, réservées aux ejidatarios (bien que les paysans sans droit pouvaient cultiver des petits lopins avec l’accord des ejidatarios) et des ressources communes, à savoir le bois de chauffe (affouage), les pâturages, et des palmes (document 2).

Les communs généraient deux catégories de bénéfices communautaires. Accessibles à tous les villageois, ils subvenaient à leurs besoins, notamment ceux des individus les plus précaires. La coupe de palmes était en plus soumise à une contribution collectée par les autorités de l’ejido, qui finançait le fonctionnement du bureau ejidal, mais aussi des projets communautaires.

Au cours des années 1940, les paysans les plus précaires se sont tournés vers la fabrication de charbon de bois, accélérant l’ouverture de nouvelles parcelles dans la forêt (document 2), et la formation de hameaux. Cette activité était encadrée par un contrat entre l’ejido et un acheteur extérieur, qui versait au bureau ejidal les salaires des charbonniers, ainsi qu’une taxe. Celle-ci était réinvestie dans le développement communautaire, et a notamment permis la construction d’une école et l’électrification de San Lorenzo, le chef-lieu municipal et village des bénéficiaires de l’ejido.

Document 2. Les communs de l’ejido de San Lorenzo Albarradas avant les années 1990 (photographies actuelles)
Vaine pâture sur l'ejido palmeraie communautaire

Parmi les communs de San Lorenzo, on retrouvait le pâturage qui était autorisé sur l’ensemble de l’espace ejidal (en haut à gauche), en particulier dans le maquis et les lopins cultivés, après les récoltes (vaines pâtures sur résidus de culture). L’ejido se distinguait par une palmeraie communautaire, unique dans la région des Albarradas (en haut à droite). Cette ressource était exploitée par les habitants depuis la fondation du village : les palmes étaient utilisées pour le tissage d’objets du quotidien. L’exploitation du bois pour la fabrication du charbon a également été une activité importante, comme en atteste la quasi-disparition de la forêt, laissant les flancs à nu (en bas). Les bois constituaient une réserve de terres potentiellement cultivables pour faire face aux besoins liés à la croissance démographique. Ils étaient donc considérés comme des communs divisibles. Clichés de Kelly Redouté, 2022.

Progressivement, des familles des hameaux se sont regroupées pour former deux villages, qui se consolident, jusqu’à obtenir une représentation politique pour faciliter les échanges avec le chef-lieu et prétendre au développement d’équipements publics. Lors du peuplement des terres, des gisements de marbre ont été découverts, mais leur exploitation était réservée aux ejidatarios délégataires des droits exclusifs accordés par l’ejido pour un an renouvelable. En contrepartie, l’exploitant s’acquittait du paiement d’une taxe, également socialisée pour financer la fête du village, l’amélioration des écoles etc.

Après la réforme de 1992, l’assemblée des ejidatarios choisit de parcelliser la majorité de ses terres, à l’exception de la forêt (la loi l’interdit). L’exploitation des carrières de marbre et la fabrication de charbon sont désormais interdites par les pouvoirs publics pour des raisons environnementales. L’ejido interdit en plus le pâturage et la coupe de bois libre sur les parcelles certifiées. La culture de l’agave, auparavant pratiquée à petite échelle pour la consommation personnelle, se développe face à la demande croissante de tequila et de mezcal, deux distillés de jus d’agave.

Au même moment, le gouvernement de l’État d'Oaxaca cherche à renforcer la vocation touristique de la région. Il accorde à l’ejido une aide financière afin de valoriser les cascades pétrifiées de Hierve el agua, qui se trouvent sur ses terres (document 3). Les droits d’entrée du site deviennent rapidement la principale ressource économique de l’ejido. Comme par le passé, l’argent est réinvesti dans le développement communautaire du chef-lieu (mais une partie non négligeable est également détournée par les individus au pouvoir), ignorant les besoins des deux nouvelles localités, qui se trouvent pourtant dans le périmètre de l’ejido et où vivent des ejidatarios, dont une proche du site touristique.

Document 3. Le site de Hierve el agua

cascade pétrifiée

Source : cliché de Lavintzin, 2007, CC BY-SA 2.5, via Wikimedia Commons.

baigneurs

Cliché : Kelly Redouté, 2018.

Avec plusieurs centaines de visiteurs par jour, et jusqu’à deux mille pendant des vacances de Pâques, le site des cascades pétrifiées de Hierve el Agua est devenu une étape incontournable pour les touristes nationaux et internationaux en Oaxaca. L’eau, naturellement sursaturée en carbonate de calcium, donne l’impression d’être en ébullition, ce qui explique le nom de Hierve el agua (« l’eau qui bout »). La prise de conscience du potentiel touristique du lieu, tant par les habitants que par les pouvoirs publics, a abouti à sa qualification en tant que parc naturel protégé de l’État d'Oaxaca et, paradoxalement, à la réalisation de divers investissements tels que la construction de bassins pour la baignade, de gîtes et deux piscines. Peu de touristes séjournent toutefois sur place. Le site est surtout fréquenté par des tours opérateurs au départ de la capitale de l’État fédéré, Oaxaca de Juárez, qui l’ont intégré à leurs excursions d’une journée.

En 2003, soutenus par une personnalité politique influente de l’État d'Oaxaca, les habitants de la localité la plus proche du site touristique se sont emparés de celui-ci par la force, prenant le contrôle de son administration et percevant directement les droits d’entrée. Depuis, les revenus générés par l’activité bénéficient exclusivement à cette localité, écartant à leur tour le chef-lieu. Vingt ans plus tard, le conflit oppose toujours les deux villages et dépasse désormais le cadre des seuls ejidatarios.

2.3. Les communs de l’ejido de Chocholá (Yucatan)

Après sa formation, l’ejido de Chocholá se composait d’une vaste surface boisée, accessible à tous les paysans (avec ou sans droits). Chacun pouvait prélever du bois de chauffe et faire paître le bétail, mais aussi déboiser pour produire du charbon de bois, puis cultiver la terre (document 4). Tant que le lopin de terre était travaillé, il cessait d’être un commun. Après plusieurs années d’abandon, la forêt reprenait ses droits grâce à la régénération naturelle (phase de recrû), réintégrant ainsi les communs. L’ejido comptait également des champs de sisal, un agave dont la fibre était utilisée dans la fabrication de cordage. Seul les ejidatarios cultivaient ces champs dans le cadre d’une organisation du travail collective supervisée par l’État : ce n’était donc pas un commun.

Document 4. Le cycle des activités des communs de Chocholá
charbon

Sur la première photo (ci-contre), on constate l’essartage de la parcelle, la coupe du bois et son empilement en meule. Cette meule est ensuite recouverte de terre et soumise à une combustion lente, qui s’étend sur plusieurs jours. Les broussailles restantes sont brûlées sur place pour fertiliser le sol, puis la terre est mise en culture. On observe à l’arrière-plan de la deuxième photo un champ de maïs (en bas à gauche). Après trois années, la terre est abandonnée, marquant le début de la régénération naturelle de la forêt. C’est la phase du recrû (ci-dessous). Clichés de Kelly Redouté, 2018.

Abattis recrû

Dans les années 1970, les politiques économiques ont encouragé la diversification des activités, notamment l’élevage et la culture d’agrumes. Des groupes d’ejidatarios, nouvellement éleveurs et citriculteurs, obtiennent à cette occasion le contrôle exclusif de portions de l’espace ejidal, excluant le reste de la population. En parallèle, l’apiculture s’est développée à travers la forêt, réduisant un peu plus les terres du commun en raison du périmètre à respecter autour de chaque rucher.

Après la réforme légale de 1992 relative à la possibilité de parcelliser la propriété ejidale, l’assemblée des ejidatarios choisit de conserver l’intégralité de l’ejido en tant que zone d’usage commun au regard de la loi. Pourtant dans les usages et possessions de facto, une partie des terres est effectivement individualisée. Ce refus s’explique par la crainte des éleveurs, des citriculteurs et des apiculteurs de devoir redistribuer les terres qu’ils se sont appropriées.

En 2008, le débat sur la parcellisation resurgit dans un contexte de désagrarisation et de la pression urbaine sous l’effet de la métropolisation de la capitale régionale, Mérida, située à une trentaine de kilomètres. Des investisseurs manifestent leur intérêt pour acquérir des terres ejidales, que certains ejidatarios, qui ne sont plus paysans ou n’habitent plus le village, souhaitent vendre. En parallèle, des paysans non reconnus comme ejidatarios dépendent toujours de la fabrication du charbon. La première vente a finalement lieu en 2012 et concerne 612 hectares de forêt basse. Cette vente a eu lieu malgré le caractère illégal de la parcellisation des terres de forêts concernées.

Un collectif se constitue alors pour contrer la marchandisation du foncier ejidal. Sa stratégie vise à redéfinir les usages et les fonctions des terres jugées improductives suite au déclin des activités agricoles. Cette démarche s’appuie sur valorisation croissante des ressources dites territoriales (Gumuchian et Pecqueur, 2007). Celles-ci « s’activent » plus qu’elles ne s’épuisent (Pecqueur, 2022, p. 49), ce qui en fait une alternative crédible à l’exploitation des ressources naturelles, tout en s’inscrivant dans la logique de différenciation accrue des territoires sur le marché mondial.

Le collectif envisage des projets de développement touristique communautaires autour des cenotes — ces effondrements souterrains remplis d’eau douce — et des ruines précolombiennes, nombreuses (document 5). Il promeut également le rôle de l’ejido dans la protection environnementale. C’est une mission de plus en plus reconnue pour les ejidos vis-à-vis de la nation, qui peut donner accès à des financements publics. Si ces nouveaux discours ont été bien accueillis par une partie la population, en particulier les jeunes, le conflit se poursuit toutefois entre les partisans de la vente des terres et leurs opposants.

Document 5. Vers de nouvelles ressources territoriales
Ruine précolombienne Panneau

Certaines régions du Mexique abritent de nombreux sites précolombiens inexplorés (à gauche). La valorisation de ces vestiges représente un potentiel levier de développement économique pour les ejidos, comme Chocholá. Cet intérêt croissant pour les ressources territoriales ne concerne pas seulement le patrimoine culturel, mais aussi naturel : la forêt est ainsi de plus en plus envisagée comme un réservoir de biodiversité. C’est ce qu’illustre la photographie de droite : des habitants ont placé des pancartes réalisées par des enfants le long des principaux chemins de l’ejido, portant des messages tels que « Prenons soin de la forêt, elle appartient à tous ». Clichés de Kelly Redouté, 2018.

Les conflits de San Lorenzo et de Chocholá se sont donc cristallisés sur des objets distincts. Le premier concerne un commun touristique disputé entre le chef-lieu et un nouveau village. Le second porte sur l’avenir des communs forestiers et oppose les ejidatarios qui ne vivent plus du travail de la terre aux paysans qui dépendent toujours des ressources sans être nécessairement ejidatarios. Dans un cas, les communs se sont reconfigurés et ne sont pas menacés, tandis que dans l’autre, leur reproduction – et par extension celle de la communauté – n’est pas assurée. Pourtant, les deux situations présentent aussi des similarités.

 

3. Les conflits pour les communs : révélateurs des défis des ejidos dans la mondialisation

Tout au long du XXe siècle, l’organisation spatiale des ejidos n’a cessé d’évoluer, et avec, la structuration des sociétés villageoises. En dépit de trajectoires très différentes dans les deux territoires étudiés, les transformations récentes débouchent dans un cas comme dans l’autre sur des situations d’exacerbation des conflits locaux.

3.1. Le rôle de l’ejido et de ses communs dans l’économie de marché

Tout au long du XXe siècle, les communs ejidaux ont connu une diminution progressive de leur surface, en lien avec l’évolution des politiques économiques. Cette dynamique s’est aggravée avec la réforme légale de 1992, alors que la ruralité est en profonde mutation : les populations dépendent de moins en moins de la terre pour leur subsistance sous l’effet de l’urbanisation des campagnes, de la mobilité accrue et de la démocratisation de l’accès à l’éducation et aux formations professionnelles. Ce phénomène s’est traduit par une individualisation croissante de la propriété (déjà effective à San Lorenzo et en cours à Chocholá), qui laisse présager une accélération de la fragmentation de l’espace rural (en particulier au Yucatan : Geoimage, Redouté, 2021).

À San Lorenzo, cette réduction s’est accompagnée d’une disparition des « primo-communs » pour reprendre la terminologie de Le Roy (2016). Ces derniers font ici référence aux communs associés à des activités traditionnelles, intégrées dans une économie agricole prioritairement tournée vers la fourniture de biens de consommation simple. En parallèle, des « néo-communs » (toujours selon le termes de Le Roy) ont émergé, tel le site de Hierve el agua, parfaitement intégrés à l’économie de marché.

Cette requalification des communs est plus difficile à Chocholá, où des groupes socio-productifs ont procédé à des formes d’enclosure des primo-communs. Les oppositions locales ont par conséquent d’abord pris la forme d’un conflit d’usage, puis d’un conflit (socio-)environnemental. L’attribution de nouvelles fonctions environnementales et touristiques aux terres ejidales au regard de la société nationale apparaît dorénavant comme une stratégie pour les acteurs mobilisés.

L’existence des communs – et par extension celle de la communauté – semble, dans les deux cas, étroitement liée à leur capacité d’adaptation au marché. Cela se manifeste par la valorisation croissante de nouvelles ressources territoriales (et non plus naturelles). Ainsi, le paysage, le patrimoine naturel et culturel, dont les pratiques agricoles traditionnelles (palme tressée et distillation de jus d’agave pour San Lorenzo, charbonnage, apiculture et culture du maïs à Chocholá), deviennent des leviers de différenciation et d’attractivité touristique. La prise de conscience progressive du potentiel de patrimonialisation des éléments naturels et culturels contrastent avec l’émergence d’une « nouvelle ruralité » et la stigmatisation persistante de l’agriculture paysanne, historiquement associées à la pauvreté, à l’analphabétisme et à l’ethnicité.

Deux interrogations se dessinent pour l’avenir : la quête de viabilité financière, de croissance mais aussi de transparence finira-telle par remplacer les néo-communs par des entreprises sociales au profit de groupes de villageois formés à cet effet (dans le cas, par exemple, de Hierve el agua, mais aussi de la mise en tourisme des cenotes) ? Parallèlement, à Chocholá, la requalification en cours de la forêt, passant d’un primo-commun à un patrimoine national d’intérêt général, ne risque-t-elle pas de compromettre l’autonomie de la communauté dans son administration de la ressource ? Dans les deux cas, c’est la préservation des structures de gouvernance communautaire – et donc des communs – qui est en jeu.

Ces dynamiques soulèvent en résumé les questions centrales du rôle des ejidos vis-à-vis des communautés villageoises, d’une part, et vis-à-vis de la société nationale, d’autre part.

3.2. Les enjeux de la (re)définition du périmètre des communautés dans un monde urbanisé

Dès les années 1970, des fractures ont émergé au sein des communautés, au gré des reconfigurations des sociétés villageoises : elles résultent, à San Lorenzo, de la colonisation de l’espace ejidal, et de la diversification des activités productives à Chocholá. Elles donnent matière, après 1992, à de nouvelles revendications et logiques d’exclusion de pans de la population par les groupes au pouvoir, sur des critères socio-productifs, géographiques et statutaires, qui évoluent alors vers des conflits ouverts.

Au cœur des conflits se joue une réévaluation des limites de la communauté. Depuis la révolution mexicaine, deux conceptions se sont affrontées : d’un côté, un modèle d’ejido conforme à la loi, qui exclut les segments de la population qui ne sont pas reconnus comme ejidatarios par l’État (la communauté doit être ejidale) ; de l’autre, un projet communal fondé sur la communauté villageoise historique et le statut de résident, avec des primo-communs ouverts à l’ensemble des habitants, dès lors que ceux-ci vivent du travail de la terre.

Aujourd’hui l’évolution de ce projet communal pose question face à la diversité des situations professionnelles et des trajectoires au sein des communautés villageoises et à l’urbanisation des sociétés rurales. Dans un contexte de mutations socio-économiques et spatiales, sur quels critères redéfinir le compromis communautaire ?

3.3. L'influence croissante des acteurs extérieurs sur les dynamiques ejidales

Les deux conflits ont explosé dans leurs formes contemporaines après le changement légal de 1992, qui marquait en même temps la fin de l’interventionnisme fédéral. Le retrait de l’État a laissé un vide, qui tend désormais à être comblé par des acteurs extérieurs. Ces derniers attisent et tirent parti des fractures communautaires en soutenant un groupe face à l’autre.

À San Lorenzo, un avocat et ancien député tire profit de son capital politique pour fournir, depuis vingt ans, une protection politique et juridique au village qui administre actuellement le site touristique. Son influence dans l’arène politique régionale a notamment permis d’entraver l’exécution d’une décision de justice exigeant la restitution du site aux autorités ejidales, installées dans le chef-lieu. En contrepartie, il perçoit une part des bénéfices générés par l’activité. Sa présence a participé à bloquer toute possibilité de négociation entre les parties.

À Chocholá, les investisseurs régionaux cherchent à acquérir des portions de l’ejido tandis que la région est en proie à une forte spéculation foncière. À plusieurs reprises, d’anciens ou actuels fonctionnaires de l’administration agraire ont joué un rôle central, tant dans l’intermédiation entre l’ejido et l’élite économique régionale, que dans la validation de procédures pourtant illégales dans les espaces forestiers. Localement, ces investisseurs corrompent les autorités ejidales, financent la parcellisation (les avocats et les topographes), et offrent des aides matérielles ponctuelles à l’ensemble des ejidatarios, comme lors de la crise du covid-19.

Bien qu'ils ne soient pas à l'origine des conflits, ces acteurs ont largement contribué à attiser les oppositions locales et à les entretenir, agissant ainsi comme des « opérateurs des conflits ».

Conclusion

Les communs ejidaux font actuellement face à deux défis majeurs. Le premier concerne leur place dans l’économie mondialisée. D’un côté, les primo-communs, autrefois essentiels à la reproduction sociale, perdent aujourd’hui leurs fonctions dans un contexte d’urbanisation des campagnes. De l’autre, les néo-communs présentent quant à eux des risques de désagrégation des modes de gouvernance communautaire. Le second défi porte sur la (re)définition de la communauté, et les critères qui déterminent son appartenance.

Ces deux aspects contribuent à fragiliser les ejidos, vulnérables face aux acteurs extérieurs, régionaux comme transnationaux. Les orientations de développement et le partage des bénéfices associés sont autant d’incertitudes instrumentalisées par ces derniers, qui tirent parti des divisions communautaires pour servir leurs intérêts.


Bibliographie

  • Bouquet, E. et Colin, J.-P. (2009). « L’État, l’ejido et les droits fonciers : ruptures et continuités du cadre institutionnel formel au Mexique », in Colin, J., Le Meur, P. et Léonard, E. (eds.). Les politiques d’enregistrement des droits fonciers : du cadre légal aux pratiques locales, Paris, Karthala, p. 299–332.
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[1] Cet article est une synthèse du rapport Communs en conflit au Mexique. Reconfigurations des ressources de l’espace rural et de leur gouvernance dans un contexte néolibéral (2024) produit pour le Comité technique « Foncier & Développement » (consultable en ligne). Les principaux résultats ont été exposés en octobre 2024, lors du 35e Festival international de géographie. Je remercie Éric Léonard pour ses commentaires sur la première version de cet article.

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : communs | ejidos | espaces ruraux | foncier | fragmentation | recompositions | réforme agraire.

 

Kelly REDOUTÉ

Doctorante à l’École des hautes études en sciences sociales, UMR 8036 CESPRA, associée à l’UMR 268 SENS.

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Kelly Redouté, « Communs fonciers en conflit au Mexique : les ejidos dans l’économie mondialisée », Géoconfluences, mars 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/amerique-latine/articles-scientifiques/communs-ejidos

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