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Image à la une : Le jardin et la tente : « habiter » un camp de réfugiés

Publié le 15/03/2017
Auteur(s) : Louise Schreyers, agrégée de géographie - ENS de Lyon

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Dans le camp de réfugiés de Katsikas en Grèce, un habitant défie les conditions de vie difficiles en cultivant son jardin. Il pose la question de ce que signifie « habiter », au sens géographique, quand on vit un « hors-lieu » où tout semble voué à rester éphémère, et ce à l'échelle de la tente comme à l'échelle du camp, voire à celle des mobilités transnationales.

Bibliographie | citer cet article

 

photographie tente et jardin Katsikas

Jardin devant une tente de réfugié dans le camp de Katsikas en Grèce

Le premier plan montre la volonté de maîtriser l'espace minuscule du jardin privé devant la tente. D'autres tentes fournies par l'armée grecque et les silhouettes de leurs habitants sont visibles au second plan. La chaîne montagneuse visible à l'arrière-plan sont une portion des Alpes dinariques qui s'élèvent dans les Balkans parallèlement à la mer Adriatique.

 
Date de la prise de vue

Avril 2016

Auteur de l'image

Emma Kanter

Localisation

Camp de Katsikas, 15 km au sud-est de Ioannina, nord-ouest de la Grèce.

Le regard de la géographe

Cette image nous montre l’aménagement d’un jardin à l’extérieur d’une tente de réfugiés((Nous utilisons le terme de « réfugié », qui est employé à la fois par les habitants du camp et par les acteurs de l’aide humanitaire – même si les populations présentes à Katsikas n’ont pas encore obtenu le statut de réfugiés conventionnels (au titre de la convention de Genève de 1951).)) dans le camp de Katsikas, près de la ville de Ioannina, dans le nord-ouest de la Grèce. En avril 2016, suite au durcissement des contrôles aux frontières septentrionales de la Grèce, quelques 60 000 réfugiés((Le chiffre exact est sujet à débats entre le HCR, les autorités grecques, les institutions européennes, les ONG et les associations humanitaires. Il est particulièrement difficile de dénombrer la population dans les camps : la majorité d’entre eux étant ouverts, comme c’est le cas de Katsikas, plusieurs réfugiés tentent de passer les frontières malgré les contrôles accrus. L’aide versée par l’Union Européenne à la Grèce étant fonction du nombre de réfugiés, cette question du dénombrement est un enjeu financier particulièrement sensible.)) arrivés avant l’accord du 20 mars 2016 entre la Turquie et l’UE se retrouvent dans une situation d’immobilisation, ne pouvant poursuivre leurs trajectoires migratoires. Un basculement de nature et de fonctions s’opère alors : aux camps situés à la frontière, souvent informels, comme le très médiatique Idomeni((Le camp d’Idomeni a été évacué fin mai 2016 par les autorités grecques. Quelques 800 réfugiés s’y trouvaient au moment de son évacuation.)) se substituent des camps formels, gérés (du moins en principe, puisque la gestion en est très fréquemment déléguée à des ONG) par les autorités grecques et répartis sur l’ensemble du territoire. Ceux-ci ont pour vocation d’accueillir les réfugiés en attendant l’issue incertaine de leur procédure de demande d’asile auprès des autorités grecques. Situation d’exceptionnalité juridique et d’extraterritorialité, dans laquelle cependant « la vie réelle » reprend.

Habiter un « hors-lieu » banalisé : les camps de réfugiés

À l’alignement monotone et ordonné des tentes identiques, fournies par l’armée grecque propriétaire du terrain que forme le camp, les habitants de cette tente ont opposé le soin d’un petit jardin qui entoure, personnalise et identifie la tente. Celle-ci devient ainsi un lieu d’habitation et non plus seulement un abri précaire pour ses occupants. Elle est également un moyen de gagner physiquement du terrain : face à l’espace domestique réduit à sa plus stricte dimension, les réfugiés ont œuvré pour s’approprier une extension. La visibilité de cette tente est importante : située en premier « rang » c’est-à-dire à proximité immédiate de l’entrée principale du camp et des espaces communautaires, elle donne également sur l’allée principale de passage (warehouse, points de distribution de nourriture, tentes aménagées pour des activités pédagogiques ou autres, tentes médicales). Cette position en fait à la fois un symbole à l’échelle du camp et un lieu de resocialisation. La tente n’est plus uniquement un lieu où l’on s’abrite des intempéries, où l’on dort, elle est également un lieu où l’on reçoit des amis pour boire le thé et jouer aux échecs, où l’on discute. Paradoxalement, l’espace de la tente et du jardin est ici conçu pour faire hospitalité à l’autre, alors même que la relégation de ses habitants dans un camp est le fruit d’une politique de mise à l’écart de ces « indésirables » (Agier 2008).

Un habiter sous contraintes, entre éphémère et durabilité

Quelques mois plus tard, le jardin a poussé

Quelques mois plus tard, la pousse des plantes bloque presque complètement la vue du jardin et de la tente aux habitants du camp et autres passants. S'agit-il de marquer une fermeture entre le petit espace privé de la tente et du jardin et le reste du camp, investi jusqu'à saturation par des acteurs humanitaires, politiques et communautaires ?

Cliché : Muhammad Ali, septembre 2016, avec l'aimable autorisation de l'auteur.

L’aménagement d’un jardin pose aussi un défi à l’environnement hostile du camp : aménagé sur un pierrier, le jardin oppose sa richesse végétale à la dureté de l’élément minéral qui constitue le sol du camp. L’aménagement présuppose également une certaine durabilité dans l’installation, correspondant au temps d’attente de l’aboutissement de la demande d’asile. Quelques mois plus tard, le jardin a poussé, des plantes hautes font écran et ne laissent voir que le haut des deux tentes voisines, désormais réunies. Les palets en bois formant de petites barricades se sont étendus. Le jardin a t-il acquis une fonction de privatisation de l’espace domestique, en dérobant au regard des passants ses habitants et leur lieu de vie ?

Le jardin comme marqueur de distinction sociale

Habités par des réfugiés syriens et palestiniens, tous originaires de Syrie, cette tente et son jardin sont un marqueur de distinction sociale, à l’intérieur du camp. La présence du jardin raconte l’histoire personnelle de son habitant : Mahmoud((Le prénom a été changé.)), 52 ans, souhaite rejoindre sa femme, déjà en Allemagne. Jardinier de profession, il prenait soin de deux hectares de terrain à Homs, en Syrie. Dans l’impossibilité d’exercer son métier en Grèce, il attend que sa procédure d’asile et de relocalisation aboutisse et donne à voir ses compétences professionnelles en reproduisant, en miniature, son travail sur la terre qu’il a autrefois investi et dont il a été chassé. Cet aménagement opère également comme témoin de la richesse de cette famille (les plantes ont été achetées) et plus généralement de la communauté des réfugiés syriens, dont les ressources économiques et le capital culturel et social sont les plus élevés au sein du camp. Ce jardin pose aussi la question de la circulation économique dans le camp, puisque des inégalités de richesse existent entre réfugiés, certains d’entre eux emportant quelques économies ou recevant des transferts d’argents depuis leur pays d’origine. C’est un sujet très sensible parmi les habitants du camp, notamment à cause du risque de vol. 

Cohabiter à l’échelle du camp : tensions intracommunautaires et construction d’un espace public
Plan du camp de Katsikas fin 2016

plan du camp de réfugié de Katsikas avec communautés

Les différences de niveau de vie expliquent en partie les tensions de partage de l’espace, voire les luttes de pouvoir spatiales à l’intérieur du camp. Les communautés les plus démunies et pauvres sont situées à l’arrière du camp, plus éloignées des centres de distribution et de décision et également moins visibles. Peuplé d’un peu moins de 1 000 réfugiés en avril 2016, le camp s’apparente à un carrefour où se côtoient différentes nationalités (Syriens, Irakiens, Afghans), communautés (kurde, arabe, palestinienne, yézidie), religions et langues, auxquels s’ajoutent les volontaires venus du monde entier.

 
Le coûteux trajet d'un migrant, de la Syrie à Katsikas.

Katsikas trajet d'un migrant

« Une illustration réalisée par un réfugié du camp de Katsikas retrace les étapes de son périple vers la Grèce. Photo d'Andrew Huang, dessin de Kawa. » Source : Martin Waldman, Maéva Rose, « Pour les réfugiés du camp de Katsikas, l'horizon reste bouché », Global Voices, 2016 (Reproduction autorisée).

 

Les tensions entre communautés de réfugiés calquent en partie celles de la géopolitique du Moyen-Orient, notamment entre Kurdes et Arabes. Les affrontements sont fréquents, faisant parfois des blessés légers et sont les marqueurs de cette violence interne qui redouble la violence à l’origine de la migration forcée. Le camp est organisé en quartiers en fonction de l’origine des habitants (carte). Le terrain vague situé à l’arrière du camp, utilisé pour organiser des matchs de football et de volley-ball n’est fréquenté que par la communauté yézidie((Les Yézidis sont une communauté kurdophone, vivant principalement en Irak depuis des milliers d’années. Ils pratiquent une religion qui puise une partie de ses pratiques dans le zoroastrisme, et sont persécutés par Daech qui les perçoit comme des « adorateurs du diable ».)), même quand des invitations explicites aux enfants d’autres communautés sont formulées par les volontaires qui y organisent les activités. Les yézidis, persécutés par Daech en Irak, ont d’ailleurs quitté le camp en juin après avoir trouvé un graffiti formulant des menaces à leur encontre.

 
Le départ des familles yézidies

Familles yézidies quittant le camp de Katsikas, photographie

Familles yézidies d’Irak et de Syrie quittent le camp de Katsikas avec leurs effets personnels, se sentant menacées. À l’arrière-plan, les montagnes dinariques. Cliché : Lucas Bertoldo, juin 2016.

 

Au-delà de ces questions conflictuelles, les réfugiés vivent constamment l’altérité, le « cosmopolitisme ordinaire » du camp : ils apprennent des langues étrangères, s’adaptent à des codes culturels différents et vont même jusqu’à produire une culture de réfugiés.

Mais la cohabitation suppose également le partage d’un espace et ouvre dès lors la voie à des initiatives de repolitisation, quand il s’agit de transformer l’espace pour ne plus avoir uniquement à le subir. En septembre 2016, les manifestations se multiplient pour faire pression sur le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) afin de trouver des logements plus adaptés que les tentes canadiennes inondables : elles sont autant de protestations contre « le gouvernement humanitaire » (Agier 2008), forme de pouvoir que les organisations internationales exercent sur les populations « victimes » au nom de l’humanitaire. Elles permettent d’en dénoncer une gestion réduite aux processus biologiques en repolitisant l’espace qui leur a été attribué pour réclamer d’autres conditions d’hébergement et pour évoquer la question de leur accès à un autre espace, qui leur est nié. C’était le cas lors des manifestations open the borders à l’ouverture du camp, lorsque les refugiés ont bloqué l’autoroute Ioannina-Thessalonique en rejouant la symbolique du déni à la mobilité((http://livetickereidomeni.bordermonitoring.eu/2016/04/13/13-04-2016-protest-at-katsikas-camp/)).

L’arrivée de l’hiver 2016-2017 a eu raison du camp. Katsikas se situant sur un plateau montagneux, entouré des massifs des Alpes dinariques, les automnes sont très pluvieux et les hivers enneigés et froids. À partir de septembre 2016, les réfugiés ont été placés peu à peu en hébergement hôtelier par ordre de vulnérabilité. Personnes âgées, individus malades, famille avec enfants, femmes seules ont été les premiers à partir. Certains groupes ont été relogés dans des hôtels de station de sport d’hiver, dans des localités peu accessibles sans véhicule et par fort enneigement. Les enfants ne sont pas scolarisés et les services de santé ne sont généralement pas accessibles. La présence de volontaires y est plus sporadique puisque les organisations y trouvent difficilement les appuis logistiques et le logement, contrairement à la situation à Katsikas. Beaucoup se plaignent de ce nouvel hébergement, dont l’intention principale était d’améliorer les conditions de vie des réfugiés face au froid de l’hiver, mais dont ils estiment qu’il les place dans une position d’isolement socio-spatial forcé. Ces départs se font au compte-goutte, et beaucoup de réfugiés passent une partie de l’hiver dans le camp enneigé.

 
Katsikas en hiver

La tente abandonnée dans le camp sous la neige. Photographie L. Bertoldo 2016

Le camp de Katsikas sous la neige. Au premier plan, la tente au jardin, abandonnée. Cliché : Lucas Bertoldo, février 2017.

 

Le 29 décembre 2016, le camp s’est vidé de ses derniers 170 habitants, le dernier groupe ayant été relogé à Igoumenitza, un petit port et une station balnéaire de la côte Adriatique. C’est le cas de la famille vivant dans la tente avec jardin, qui a été définitivement abandonnée. Dépourvu d’habitants, le camp vit-il pour autant ses dernières heures ? Ce n’est pas certain, étant donné l’arrivée prévue à Katsikas de 400 réfugiés en provenance des centres et camps des îles, arrivée communiquée aux ONG par les autorités grecques. 

 

Pour compléter :
Filmographie : 
  • Bienvenue au Réfugistan, film documentaire d'Anne Poiret, Arte, Quark production, 71 min, 2016. Réflexion sur ce qu'est un camp de réfugiés, avec des exemples africains et jordaniens.
  • Les Arrivants, film documentaire de Claudine Bories et Patrice Chagnard, 110 min, 2010. Une référence sur le travail de quelques employés de l'OFPRA et les procédures administratives dans le contexte français.
  • Fuocammare, par-delà Lampedusa, film documentaire de Gianfranco Rosi, 109 min, 2016. Parmi les nombreux films sur les arrivées à Lampedusa, celui-ci a gagné plusieurs récompenses, notamment l'Ours d'or du meilleur film. 
     
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Louise SCHREYERS
agrégée de géographie, ENS de Lyon

Mise en web : Jean-Benoît Bouron

 

Pour citer cet article :

Louise Schreyers, « Le jardin et la tente : « habiter » un camp de réfugiés », image à la une de Géoconfluences, mars 2017.
URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/image-a-la-une/katsikas-jardin

 

Pour citer cet article :  

Louise Schreyers, « Image à la une : Le jardin et la tente : « habiter » un camp de réfugiés », Géoconfluences, mars 2017.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/image-a-la-une/katsikas-jardin

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