Image à la une. La laïcité dans l’espace public, de la théorie à la pratique : les carrés confessionnels dans les cimetières municipaux
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Localisation : nouveau cimetière de la Guillotière, 8e arrondissement de Lyon, 45,73N 4,85E.
Auteur de l’image : CNES et Géoportail (IGN), montage par Géoconfluences.
Droits d’usage : usage pédagogique en classe autorisé, usage commercial interdit.
Le regard du géographe
Ouvert en 1859, le cimetière de la Guillotière, à Lyon, est organisé en cercles concentriques bien visibles sur la photographie en vue zénithale. Avec ses dix-huit hectares et 40 000 tombes, il s’agit du plus grand cimetière lyonnais, et il accueille, à l’instar du Père-Lachaise à Paris, quelques tombes célèbres, comme celle des Frères Lumière. Dans le sud du cimetière, près du crématorium, on observe la présence de quatre carrés plus distinctivement enherbés, dont les tombes ne suivent pas l’alignement radioconcentrique du reste du cimetière : il s’agit du carré musulman, ouvert à la fin du XXe siècle. Les tombes musulmanes doivent être orientées vers la Mecque de façon à permettre l’installation du corps du défunt, le visage orienté vers le lieu saint. Si l’orientation des tombes rompt avec le dessin radioconcentrique qui organise la disposition générale des concessions, le carré musulman ne remet pas en cause la structure spatiale du cimetière, et s’intègre sans difficulté dans la trame viaire originale. Entre prise en compte des spécificités religieuses et intégration dans le cadre républicain, on peut dès lors voir dans ce tango organisationnel la traduction, dans le paysage funéraire, ou deathscape (Madrell & Sideways, 2011), du principe français de laïcité, et des difficultés liées à sa mise en œuvre.
La laïcité à l’épreuve de l’espace
En théorie, l’espace funéraire français est régi par le principe de laïcité depuis la fin du XIXe siècle. La loi du 14 novembre 1881 met fin à l’existence des carrés confessionnels au sein des cimetières, qui étaient obligatoires depuis la loi du 23 Prairial an XII. La loi de séparation des Églises et de l’État du 4 décembre 1905, si elle ne pratique pas explicitement un zonage des activités publiques et des activités religieuses, en impose un de fait. L’article 28, qui interdit l’élévation ou l’apposition de signes ou d’emblèmes religieux sur les édifices publics, crée une exception à cette interdiction pour les édifices servant au culte, les terrains de sépultures et les monuments funéraires. Dans le cadre d’un « cemetery system » (Rugg, 2022) français fondé à partir de la fin du XIXe siècle sur les concessions funéraires (quelle que soit leur durée), la loi du 4 décembre 1905 implique donc une séparation nette des espaces du symbolisme religieux, emblématique de la conception française de la laïcité : le cimetière doit être laïc en ses parties publiques, et peut être religieux dans ses parties privées, c’est-à-dire les concessions. Ce choix s’inscrit dans la continuité de la loi du 17 novembre 1887, qui consacre la liberté individuelle dans le choix des funérailles (document 2). Si les carrés voire les cimetières confessionnels (souvent juifs ou protestants) peuvent se maintenir, ils ont dès lors interdiction de s’étendre. Le cimetière républicain laïc devient donc le dispositif privilégié de captation de l’activité funéraire.
Document 2. Des Chambres aux acteurs locaux, le rôle du Journal OfficielExtraits du Journal Officiel du 18 novembre 1887. Sous la Troisième République, c’est dans la « Partie officielle » que sont publiés les actes officiels (lois, décrets, décisions…). Par convention, c’est à partir de leur publication dans le Journal Officiel que les lois deviennent effectives (sauf cas exceptionnels) ; cependant, lorsque l’on veut dater une loi, on mentionne plus souvent la date de son vote. Depuis 2016, le Journal Officiel est uniquement disponible en format numérique sur Légifrance : le « JO » est devenu un « JOE » (Journal Officiel Électronique). Source de l’extrait : Gallica, Bibliothèque de France. |
En pratique, le paysage funéraire narre une tout autre histoire. L’orientation des tombes vers la Mecque, pratique religieuse propre à l’islam, permet de deviner la concentration, dans une partie spécifique du cimetière, de tombes accueillant des défunts de confession musulmane. En apparence, donc, l’existence d’espaces de regroupement de personnes partageant une confession commune (ici, l’islam), autrement dit, de carrés confessionnels, visibles dans le paysage du cimetière, semble remettre en cause la réussite du projet laïc et républicain formulé à la fin du XIXe siècle.
En réalité, au fil des ans, et au-delà des principes théoriques portés par le droit, une science appliquée de la laïcité a fini par se constituer, reconnue et approuvée par le pouvoir exécutif, qui concède aux carrés confessionnels un droit de cité dans le cimetière. L’espace funéraire supposément produit par le droit, et organisé par le principe de laïcité, est ici mis à l’épreuve du terrain, et reconfiguré a posteriori par celui-ci, dans une logique d’apprivoisement mutuel – ou, du mot de Lisa R. Pruitt, « Space tames law tames space » (l’espace dompte le droit qui dompte l’espace, trad. de l’auteur) (2014).
Si les carrés confessionnels sont interdits en droit, un certain nombre de circulaires du ministère de l’Intérieur autorisent, voire encouragent, leur existence de fait. La dernière en date est celle du 19 février 2008, adressée par Michelle Alliot-Marie, alors ministre de l’Intérieur, aux préfets, lesquels sont chargés par la ministre d’effectuer des rappels aux maires. La circulaire, après avoir rappelé l’interdiction en droit du carré confessionnel, note, paradoxalement, l’importance de répondre favorablement aux demandes de création de carrés confessionnels, et ce pour deux motifs.
Le premier est l’importance, pour des raisons qui ne sont pas explicitement données, mais qu’on imagine d’ordre éthique, de répondre favorablement aux demandes des personnes venant de perdre un proche et souhaitant le ou la faire enterrer près de ses coreligionnaires.
Le second est plus spécifiquement lié à l’histoire démographique française récente : il s’agit de donner aux communautés musulmanes issues de l’immigration une alternative au renvoi du corps dans le pays d’origine, quel qu’il soit, en créant des espaces sur le sol national où les individus de confession musulmane pourraient être enterrés en accord avec leurs convictions religieuses. Si le carré confessionnel est donc interdit en théorie, il est permis et même justifié dans la pratique.
Du pouvoir du maire avant toute chose
Cette différence entre interdiction théorique des carrés et encouragement de leur création dans la pratique est importante, dans la mesure où elle clarifie la hiérarchie entre le principe de laïcité et la prise en compte des demandes locales. La circulaire du 19 février 2008, qui s’inscrit dans la continuité des circulaires du 28 novembre 1975 et du 14 février 1991, n’impose en aucun cas le regroupement forcé des individus au sein d’espaces délimités en fonction de leur religion (réelle ou supposée), comme elle n’impose pas non plus de prévoir des carrés confessionnels. Ce que les circulaires portent à l’attention des maires, ce sont les possibilités ouvertes par le pouvoir considérable que ceux-ci possèdent vis-à-vis de l’espace du cimetière et de son aménagement.
Si la circulaire rappelle un certain nombre d’obligations (la première d’entre elles étant « d’enregistrer la demande du défunt ou la demande de la famille ou la personne habilitée à régler les funérailles »), elle souligne également que le maire, dans la mesure où il dispose du pouvoir de police du cimetière, est libre de choisir l’emplacement affecté à chaque tombe. C’est en vertu de ce pouvoir que le maire peut, à la demande des individus, et seulement en raison de cette demande, procéder à un regroupement des tombes de personnes partageant la même religion. Les carrés confessionnels doivent donc être constitués de fait ; la présence d’un individu ne doit y résulter que de sa demande expresse ou de celle de ses proches, et non de l’avis du maire quant à sa supposée appartenance à telle ou telle confession. C’est donc, hypothétiquement, par une accumulation de demandes particulières que doit se constituer le carré confessionnel, et non par une décision préalable d’enterrer ensemble les individus supposément coreligionnaires. Plus que de carré, il faudrait donc parler d’agglutinement confessionnel.
Cet arrangement n’est cependant pas parfait, et il ouvre la porte à un certain nombre d’accommodements locaux avec le droit, qui visent à permettre une gestion facilitée et socialement apaisée du cimetière. Si le droit interdit en théorie toute séparation matérielle entre les carrés confessionnels et le reste du cimetière, la « géographie interne » (Bertrand, 1991) des cimetières implique souvent la constitution de facto de zones de séparation (trame viaire, plantations) entre les carrés confessionnels et le reste du cimetière, en particulier avec les carrés musulmans dont l’orientation spécifique implique souvent la création ou le réaménagement d’une partie dédiée au sein du cimetière, et ce à des fins d’optimisation de la place utilisée.
Document 3. Croquis d’une partie du carré musulman du cimetière de la GuillotièreLes photographies étant interdites dans l’enceinte du cimetière, un croquis permet de donner une idée de l’aspect d’un carré musulman. L’art funéraire musulman possède des traits caractéristiques, comme l’importance des jardinières et de l’enherbement (le corps ne devant pas être recouvert de pierre, mais de terre) ou la présence de nombreuses stèles en bois. Certains motifs sont également emblématiques des carrés musulmans, comme la coupole ou le croissant de lune. |
Conclusion
Le singulier fonctionnement des carrés confessionnels témoigne donc à la fois des ambitions du projet laïc français (la séparation nette entre faits publics laïcs et faits religieux privés) et des difficultés qui ne manquent pas d’apparaître dès lors qu’il faut mettre en œuvre ce principe. Si le cimetière public, communal, laïc et républicain est une parfaite illustration de la façon dont le droit et ses principes peuvent viser, souvent implicitement, à produire des espaces différenciés, il est également un excellent exemple des brouillages, des interférences et des patchworks qui résultent de la mise en œuvre concrète du travail du législateur. Au-delà du droit produit par l’activité législative, il existe une forme de « droit émique » (Santoire et al., 2020) des acteurs locaux qui ne recoupe pas nécessairement le droit national. Les carrés confessionnels, contrairement à ce qui est prévu, sont souvent séparés du reste du cimetière, aménagés à l’avance en prévision des demandes futures, et la différence entre regroupement en fait et en droit est rarement bien connue des agents eux-mêmes. Mais ces regroupements tirent leur origine du besoin de concilier l’exigence de neutralité portée par le projet laïc et les demandes des communautés locales, avec lesquelles les agents municipaux interagissent dans un moment difficile, celui du deuil, ce qui rend d’autant plus probables les écarts, volontaires ou non, vis-à-vis des règles du droit.
L’existence de carrés confessionnels n’est pas sans poser de problèmes tant sur le plan de la gestion des concessions (parfois encore partagée avec les Consistoires protestants ou israélites) que de la place disponible (l’orientation des défunts vers la Mecque impliquant souvent une rupture avec le plan orthogonal conventionnel du cimetière, et donc une perte marginale de place). Cependant, leur présence au sein du cimetière doit être vue moins comme le marqueur d’un échec du projet laïc que comme une des formes pratiques que celui-ci a fini par prendre. Au sein des cimetières, la laïcité se présente moins comme une force normative, dont l'application serait nécessairement conflictuelle, que comme un principe élastique et pragmatique, dont le jeu permet de satisfaire les demandes de familles qui viennent aux administrations communales dans un moment de besoin, tout en assurant une continuité dans les usages et les valeurs des autorités communales.
Bibliographie de référence
- Bertrand Régis, 1991, « Pour une étude géographique des cimetières de Marseille », Méditerranée, vol. 73, n° 2-3, p. 47-52.
- Madrell Avril et Sideways James, Deathscapes. Spaces for Death, Dying, Mourning and Remembrance, 2016, Taylor & Francis, 326 p.
- Pruitt Lisa R., 2014, "The Rural Lawscape: Space Tames Law Tames Space", in Braverman Irus, Blomley Nicholas et Delaney David (éd.), The Expending Spaces of Law: A Timely Legal Geography, Stanford University Press, p. 190-214.
- Rugg Julie, 2020, "Cemetery systems and social justice", Death studies, vol. 46, n°4, p. 861-874.
- Santoire Emmanuelle, Desroche Jean et Garcier Romain, 2020, « Quelles méthodes d’enquête pour les recherches géo-légales ? Retour d'expérience à partir de la mise en concurrence des concessions hydroélectriques en France », Annales de géographie, vol. 733-334, n° 3-4, p. 228-249.
Mots-clés
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Remerciements
L'auteur remercie Yves-François Le Lay et Lionel Laslaz pour leur relecture attentive et leurs conseils encourageants.
Louis DALL'AGLIO
Agrégé de géographie, doctorant à l'École normale supérieure de Lyon, UMR 5600 EVS (environnement, ville, société) et laboratoire EDYTEM (environnements dynamiques des territoires de montagne).
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Louis Dall'aglio, « Image à la une. La laïcité dans l’espace public, de la théorie à la pratique : les carrés confessionnels dans les cimetières municipaux », Géoconfluences, décembre 2022.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/image-a-la-une/laicite-cimetieres-municipaux