Image à la une. L’accrochage d’artefacts métalliques ou cadenas d’amour, à l’assaut de l’espace public parisien
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Document 1. Des milliers d’artefacts métalliques sur les marches de la basilique du Sacré-Cœur, sur la butte Montmartre (Paris, XVIIIe arrondissement). La basilique du Sacré-Cœur constitue le deuxième lieu touristique de l’Île-de-France, après la cathédrale Notre-Dame de Paris, mais avant la tour Eiffel. Quelle que soit la saison, les marches situées en contrebas de la basilique contiennent de très nombreux touristes. Ceux-ci sont visibles depuis le square d’Anvers et depuis la station de métro du même nom, situés sur le boulevard Marguerite de Rochechouart. |
- Lieu de prise de vue : Les marches situées au pied de la basilique du Sacré-Cœur (Paris XVIIIe arrondissement)
- Date : 2024
- Droits d’usage : photographie libre de droits pour l’usage pédagogique dans la classe
- Auteur : Jean Rieucau
Le regard du géographe
Les artefacts métalliques apparaissent au début du XXe siècle sur des ponts des Balkans et de l’Italie. Les artefacts sentimentaux puisent leur histoire au début du XXe siècle. Les premiers cadenas sont signalés en Serbie, sur le pont de Most Ljubavi, lors de la Première Guerre mondiale (Borraz, 2019). Puis, avec un saut dans le temps, dès 1980, les cadenas métalliques se multiplient en Hongrie, dans la ville de Pécs (ibid.). Cet art urbain contestataire s’oppose à l’idéologie soviétique qui prohibe les marques d’amour en public. Certains spécialistes y voient également un lien avec l’esthétique punk, un mouvement très populaire en Hongrie (ibid.). L’artiste Sid Vicious (1957-1979) portait un cadenas autour du cou. À Pécs, une grille de fer reliant la mosquée à la cathédrale, mais aussi des statues ou des ponts, servaient de support aux cadenas. L’Italie ensuite participe à ce rituel, d’une part à Rome à partir de 1992, sur le pont de Milvius, puis dans la ville de Merano, connue pour les cadenas des conscrits, issus de leur casier personnel, puis fixés sur le Ponte Teatro (ibid.).
La diffusion mondiale d’un rituel
Les lovelocks, ou cadenas d’amour, se diffusent en Europe Occidentale dans les années 2000. Venise, Paris, Florence, Vienne, Lisbonne, en Europe, constituent des destinations dites lune de miel (Bachimon et al., 2023). Ces villes, enveloppées d’une atmosphère romantique, sont reconnues par les « couples hétérosexuels traditionnels » comme des capitales propices aux amoureux (ibid.). À Paris, la fixation de cadenas d’amour commence en 2000 sur les parapets grillagés du pont des Arts. Elle bat son plein entre 2008 et 2015. La Mairie de Paris, après une politique accommodante avec les touristes fixateurs de ces talismans sentimentaux, adopte une démarche plus répressive, en raison des risques pour le patrimoine (document 2), et du caractère inesthétique de cet amas d’artefacts métalliques. En 2014, sur le pont des Arts, surnommé le « pont des amoureux », quarante tonnes de cadenas sont retirées des grillages protégeant les parapets. Ceux-ci sont ensuite modifiés et remplacés par des panneaux de verre, pour en empêcher leur fixation.
Document 2. La mairie de Paris tente de mettre en garde visiteurs et touristes parcourant la passerelle Simone de Beauvoir (XIIe arrondissement), contre l’accrochage de cadenas, dangereux pour la préservation du patrimoine. Le slogan « stop aux cadenas » a été barré au feutre. Cette passerelle, inaugurée en 2006, constitue le trente-septième et dernier pont construit à Paris. Elle est pour l’instant à l’écart du phénomène d’accrochage des artefacts métalliques, bien que les croisillons de ses parapets soient propices à cette pratique. Cliché de Jean Rieucau, 2024. |
Après les travaux sur le pont des Arts, les amoureux se sont déplacés vers le canal Saint-Martin (passerelle Riva et passerelle Arletty) (Rieucau, 2024), puis vers la Seine (pont de l’Évêché). Ils investissent également la butte Montmartre : marches au pied de la basilique du Sacré-Cœur (document 1), « mur des je t’aime » situé dans le square Jehan Rictus, sur la place des Abbesses.
L’impossibilité de fixer des cadenas sur le pont des Arts, à partir de 2014, a impacté négativement ce lieu, comme emplacement romantique, et comme cadre spatial d’une lune de miel. Dans l’imaginaire sentimental, il a été remplacé par la passerelle Léopold Sédar Senghor (ibid.). Mais, sur cette passerelle, les touristes étrangers, majoritaires, se contentent de fixer quelques cadenas d’amour, difficiles à implanter sur les parapets en plexiglas (document 3). Ils tournent surtout des vidéos, ou bien réalisent des selfies, voire gravent leur nom sur les bancs en bois.
Document 3. La mise en place de parapets en plexiglas sur la passerelle Léopold Sédar Senghor (VIIe arrondissement) empêche la fixation de cadenas métalliques. Cette passerelle, dans sa partie médiane, constitue le meilleur point de vue sur le Grand-Palais et sur le musée d’Orsay. Cliché : Jean Rieucau, 2024. |
Sur les passerelles, davantage que sur les ponts du centre historique de Paris, existe, à la fois chez les promeneurs et chez les touristes, mais surtout chez les artistes (graffeurs, publicistes, peintres, musiciens de rue…), une recherche d’imaginaire (Rieucau, op. cit.). D’une part, ces emplacements favoriseraient les rencontres, et de ce fait revêtent une dimension émotionnelle pour les couples amoureux. D’autre part, l’aspect mystérieux de cette forme urbaine (suspension au-dessus d’un fleuve, trait d’union entre deux rives fluviales, havre de lenteur au sein de la ville), lui confère un caractère spécifique (ibid.). On peut qualifier certaines passerelles d’espaces hétérotopiques, au sens de Michel Foucault : des espaces en rupture, en contradiction avec les autres lieux. Il s’agit de lieux réels, des sortes d’utopies réalisées, hébergeant l’imaginaire. https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/heterotopie
Les cadenas d’amour, une culture mondialisée, ubiquiste et laïque
Fixer un cadenas d’amour, tout en jetant sa clé dans un fleuve, quand cela est possible, constitue un rituel contemporain. Cette pratique s’apparente à des traditions profanes plus anciennes : graver ses initiales sur un arbre, jeter des pièces de monnaie dans une fontaine.
Accrocher un cadenas d’amour participerait de la laïcisation contemporaine des rituels. Cet acte sentimental s’accompagne d’un vœu, abritant un secret, autour d’une relation ou d’une union amoureuse. Ce marqueur symbolique précède ou suit un évènement conjugal, mais pas exclusivement. Les cadenas sont censés symboliser des sentiments éternels. Le nombre des fixations d’artefacts métalliques augmente ainsi à l’occasion de la fête de la Saint-Valentin. Mais ces ex-voto amoureux sont également déposés lors des jours ordinaires. D’autant que les significations données à ces marqueurs symboliques sont multiples : sceller une union (avec initiales gravées sur le cadenas), se jurer fidélité, célébrer une amitié, renforcer des relations familiales, honorer la naissance d’un enfant, célébrer un anniversaire, etc. Il existe également des cadenas commémoratifs, dédiés à des personnes décédées.
La fixation des cadenas d’amour mobilise des ressources limitées (documents 4 et 5). Il s’agit d’un objet banal et bon marché. Cependant, depuis l’essor du succès de ce rituel amoureux, les marques de joaillerie de luxe s’adaptent (Borraz, 2019). Elles proposent des collections de pendentifs et des bracelets avec cadenas. Elles élaborent des objets faits sur mesure, personnalisés, en plaqué or, ou gravés au diamant (ibid.).
Les supports d’accrochage de ces talismans sentimentaux, sur des équipements publics, sont quasi infinis (belvédères, grilles, balustrades, garde-fous, parapets, rambardes, palissades, réverbères, lampadaires, etc.). Ils se situent à l’intérieur des squares, des jardins, sur des marches et sur des ponts. Ces emplacements sont publics, ouverts à tous, gratuits et inclusifs.
Document 4. Vente de petits objets-souvenirs de Paris et de cadenas d’amour sur la passerelle Debilly à Paris, reliant le XVe au XVIe arrondissement. L’accrochage des cadenas d’amour, objet banal et bon marché, mobilise des ressources limitées : cadenas, marqueurs, petites Tour Eiffel. Cliché : Jean Rieucau, 2024. |
Document 5. Vendeur à la sauvette d’eau et d’artefacts métalliques, sur les marches du Sacré-Cœur. La vente des cadenas d’amour ne fait l’objet d’aucun contrôle ni interdiction. Seuls des panneaux explicatifs et incitatifs, situés sur les ponts, en déconseillent la fixation. Cliché : Jean Rieucau, 2024. |
De nouvelles relations aux lieux, de nouveaux imaginaires touristiques
Les sites touristiques recouverts de cadenas d’amour à Paris sont très recherchés pour la réalisation de selfies par les visiteurs internationaux. Les marches situées au pied du Sacré-Cœur (document 6), certains ponts enjambant la Seine, revêtent un caractère émotionnel. Dans ces lieux, les visiteurs effectuent des selfies, des photographies, des vidéos, réalisés sur des téléphones portables. Ces lieux sont connus et repérés à l’avance, avant le voyage, sur la plate-forme Instagram. Ils constituent des lieux incontournables pour les amoureux, et sont qualifiés de sites dits mustsee, voire dénommés des instagramable spots (Müller-Roux, 2021).
Ainsi, se met en place, une numérisation des pratiques touristiques, parfois qualifiée « d’instagramisation du monde » ou de « tourisme Instagram ». Il s’agit d’une association entre tourisme et pratiques photographiques. Le but des foules de photographes amateurs consiste à disposer de prises de vue précises, normées, afin de faire le plein de souvenirs. Ceux-ci seront partagés sur des blogs, sur la plate-forme Instagram, avec les proches, au retour à la maison (ibid.).
La réalisation de clichés numériques tendrait à recomposer les imaginaires touristiques. Ainsi, l’attraction touristique, le monument (tour de Pise, basilique du Sacré-Cœur, passerelle Léopold Sédar Senghor, etc.), deviennent accessoires matériellement et symboliquement, comme le montre la photographie du document 6. Ces aménités touristiques passent au second plan des motivations des touristes (Staszak, 2016). Le touriste devient le vrai objet de l’image, le site touristique est transformé en une scène, où le visiteur se donne en spectacle (ibid.)
Document 6. Fréquentation des marches situées au pied du Sacré-Cœur, sur la Butte Montmartre, en saison hivernale. Au sein d’un paysage métallique multicolore, les touristes internationaux, même en plein hiver, multiplient les selfies qui seront postés sur la plate-forme Instagram. Le monument (basilique du Sacré-Cœur) passe au second plan. Le visiteur se donne en spectacle. Cliché : Jean Rieucau, 2024. |
Conclusion
Paris est considérée comme une destination lune de miel. La ville est marquée par la profusion de cadenas d’amour dans certains espaces publics. Ces artefacts métalliques scellent et symbolisent une relation amoureuse ou une union. Sur les sites encombrés de lovelocks se déroulent d’étonnantes pratiques photographiques. Le touriste se met en scène au moyen de selfies. L’aménité touristique (monument, église, musée, etc.), passe au second plan. L’ensemble de ces pratiques participeraient de rituels post-touristiques (Staszak, op. cit.), qui tendraient à renouveler les relations aux lieux et les imaginaires induits. D’autre part, les principaux sites envahis par les ex-voto amoureux sont marqués par une hyper-fréquentation touristique. Celle-ci entraine une saturation de l’espace Ces emplacements posent les questions du droit à la ville pour les habitants, et du droit au tourisme pour les visiteurs étrangers (Ballester, 2018). Par contre, en enquêtant dans ces lieux surfréquentés, nous n’avons identifié aucune protestation dénonçant un excès de tourisme, à la différence des phénomènes observés à Barcelone et à Venise.
Bibliographie
- Bachimon Philippe, Graburn Nelson, Gravri-Barbas Maria, 2023, « Les destinations lune de miel : l’apparence et l’envers du décor », Via, Tourism Review, n° 24.
- Ballester Patrice, 2018, « Barcelone face au tourisme de masse : "tourismophobie" et vivre ensemble », Téoros, n° 37–2.
- Borraz Stéphane, 2019. “Love and Locks: Consumers Making Pilgrimages and Performing Love Rituals”, Research in Consumer Behavior, n° 20, p. 7–21.
- Foucault Michel, 1984, « Dits et écrits. Des espaces autres, hétérotopiques », Conférence prononcée au cercle d’études architecturales, le 14 mars 1967, Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, Gallimard, Paris, p. 46-49.
- Lazzarotti Olivier, 2017, « Photographier, se photographier. Les ballets des touristes », in Lazzarotti O., Mercier G., Paquet S. (dir.), La part artistique de l’habiter. Perspectives contemporaines, L’Harmattan, Coll. « Géographie et Cultures », Paris, p. 15–25.
- Müller-Roux Morgane, 2021, « Digitalisation des pratiques de la nature à Banff national Park, Canada », Géocarrefour, n° 95-2.
- Rieucau Jean, 2024, « Les nouvelles passerelles parisiennes. Hétérotopie, imaginaire, ciné-tourisme », Mappemonde, à paraître.
- Staszak Jean-François, 2016, « La tour de Pise et le smartphone du post-tourisme », Via, Tourism review, n° 10.
Jean RIEUCAU
Professeur émérite en géographie, Université Lyon 2.
Mise en page web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Jean Rieucau, « Image à la une. L’accrochage d’artefacts métalliques ou cadenas d’amour, à l’assaut de l’espace public parisien », Géoconfluences, juillet 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/image-a-la-une/artefacts-metalliques-cadenas-d-amour-a-paris