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Image à la une. "El bosque humanizado" (Andalousie), un espace oléicole candidat au patrimoine mondial de l’UNESCO

Publié le 18/12/2023
Auteur(s) : Lina Le Bourgeois, masterante en géographie et géopolitique - ENS Paris Sciences Lettres (PSL)

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Le paysage oléicole de la province de Jaén en Andalousie, planté de plus de 66 millions d'oliviers et traditionnellement surnommé "mar de olivos" (mer d’oliviers), est progressivement qualifié de "bosque humanizado" (forêt anthropisée ou forêt humanisée) par les acteurs locaux. L'usage croissant de ce terme de marketing territorial s’ancre dans un contexte de candidature au patrimoine mondial de l’UNESCO en tant que paysage culturel.

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mer d'oliviers

Document 1. Le bosque humanizado au cœur de la plaine de la Loma. Cliché de Lina Le Bourgeois. Coord. 38°N ; 3,37W.

 

 

Localisation : Photographie prise en direction du sud, depuis le Parque de la Cava dans le sud de la ville d’Úbeda (province de Jaén en Andalousie).
Date de la prise de vue : 8 avril 2023
Droits d'usage : photographie libre de droits pour tout usage pédagogique, hors usage commercial.
Autrice de l'image : Lina Le Bourgeois

carte localisation

Le regard de la géographe

Derrière ce paysage de la plaine productive de la Loma (Úbeda, Jaén), se trouve l’histoire d’une industrialisation agricole. Depuis le XVIIIe siècle, où les oliveraies n’occupaient que 39 000 ha du territoire de la province de Jaén, l’expansion de la surface cultivée a été considérable, atteignant 200 000 ha au XXe siècle et 584 000 ha en 2007 (Paniza Cabrera, 2015) (document 2). Cette croissance s’explique par l’entrée de l’Espagne dans la Communauté économique européenne et son adhésion à la Politique Agricole Commune (PAC) en 1985. En effet, alors que le secteur traversait une crise dans les dernières années du régime franquiste, les aides européennes ont poussé les agriculteurs à intensifier la culture de l’olivier. Désormais première région exportatrice d’huile d’olive au monde, l’Andalousie emploie 19 millions de journaliers à l’année (ibid.). À Jaén, les chiffres sont encore plus importants puisque la province produit à elle seule 60 % de l’huile espagnole et un quart de l’huile mondiale. Ce secteur a donc un fort poids socio-économique.

carte hectares d'oliviers

Document 2. Empreinte spatiale de l’activité oléicole par municipalité d’Andalousie. Source : Servicio de Estudios y Estadísticas de la Consejería de Agricultura, Pesca y Desarrollo Rural (p. 3, 2017). NB. L’erreur de sémiologie graphique consistant à représenter des données discrètes avec des plages de couleur est contenue dans le document d’origine, et les données à l’échelle municipale n’ont pas pu être obtenues.

 

L’oliveraie, une « forêt humanisée » ?

L’idée d’une inscription sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO émerge dès 2014 au sein de la députation de Jaén ((La députation assure la coordination des services municipaux, la prestation de services publics d’échelle provinciale et elle assiste économiquement et techniquement les communes du territoire provincial.)). Il faut cependant attendre 2021 pour que le dossier soit soumis une première fois à la Junte d’Andalousie. Après plusieurs corrections et clarifications, son dépôt final à l’UNESCO est prévu pour début 2024. Le projet concerne dix zones précises réparties dans l’ensemble de l’Andalousie oléicole et choisies par le comité de rédaction pour imager le bosque humanizado. Ce comité – rassemblé par les pouvoirs publics de la ville – se compose d’élus locaux, d’universitaires spécialistes de l’oléiculture (membres du laboratoire de recherche INUO), de représentants des syndicats et coopératives agricoles (COAG, ASAJA ou UPA) ((Ces organisations agricoles ont pour rôle la représentation, la gestion, la défense et la promotion des intérêts professionnels du secteur agricole en général et de ses organisations membres.)) ainsi que d’acteurs du secteur touristique. L’objectif est de concilier les intérêts de chacun puisque la patrimonialisation est une « protection » qui s’effectue sur dix paysages agricoles productifs façonnés par le travail des oléiculteurs. De fait, les pouvoirs publics présentent cette candidature comme une réponse à des enjeux socio-économiques locaux dépassant les seules préoccupations patrimoniales ou environnementales. La valorisation de l’huile d’olive sert un objectif commercial en opérant une différenciation avec les autres espaces producteurs.

Ainsi, l’image idyllique des oliveraies formant une « forêt humanisée » est principalement relayée par le secteur touristique et les autorités locales pour souligner les caractères naturel, ancestral et culturel de l’oléiculture. Définie comme un ensemble de communautés végétales et animales dominé visuellement par des arbres, la forêt est un système socio-écologique fonctionnant et se reproduisant selon des règles qui lui sont propres (Michon, 2019). Au regard des relevés faunistiques et floristiques effectués dans ces oliveraies, l’espace oléicole de Jaén est bien un refuge de biodiversité comparable à une forêt. On y trouve 17 % de la biodiversité floristique d'Andalousie (estimée à un peu plus de 4 000 espèces), 165 espèces d’oiseaux ou encore 58 espèces de fourmis (Rey Zamora et al., 2017). Mais cette richesse varie en fonction de la gestion de la végétation herbacée et de la complexité du paysage. Cette dernière dépend de la présence ou non d’autres cultures (céréales, élevage) et d’éléments végétaux naturels (couverture végétale, bois, prairies). Les oliveraies les plus simples sont dites « homogènes ». Le document 3 permet de visualiser la différence entre les parcelles traditionnelles, à droite, et celles de gauche où les anciens oliviers ont été arrachés afin d’adopter une plantation plus dense. Cette image témoigne du processus d’intensification de l’oléiculture en cours dans la plaine de la Loma. Or, plus les oliveraies sont intensives, moins elles peuvent être assimilées à une forêt. Autrement dit, sans changement du modèle de production dans l’ensemble de l’espace oléicole, la « forêt humanisée » tiendra plus du mythe que de la réalité (ibid.)

contraste paysager oliveraies

Document 3. Contraste entre les oliveraies traditionnelles et intensives au sud d’Ubeda. Source : Google Earth (37,94°N ; 3,40W), 2023.

 

L’oliveraie, un espace candidat au patrimoine mondial de l’UNESCO

Une des spécificités de l’oléiculture andalouse, et particulièrement dans la province de Jaén, est d’avoir conservé un modèle traditionnel d’exploitation. Il s’agit de petites parcelles non irriguées où les oliviers sont plantés en carré de 10 oliviers par 10 oliviers et qui sont peu productives au regard des exploitations industrielles (intensives et super-intensives) où les oliviers sont plantés plus serrés et en ligne afin de permettre une plus grande mécanisation (document 4).

3 vignettes

Document 4. De gauche à droite, exploitation traditionnelle, intensive et super-intensive. Source : images extraites d’articles de presse : J. M. Pedrosa (El Pais, 14 janvier 2021), C. Dezfuli (Le Monde, 21 juillet 2021), P. Puentes (El Pais, 23 novembre 2022). Montage : Lina Le Bourgeois, 2023.

 

Les oliveraies traditionnelles constituent un géosymbole pour la population andalouse, à savoir un élément spatial qui incarne un rapport singulier entre une société et son territoire pour des raisons religieuses, culturelles ou politiques (Bonnemaison, 1992). Constitutives d’une identité locale, elles sont au cœur du projet de candidature à l’inscription sur la liste de l’UNESCO. Les paysages sélectionnés répondent à une composante esthétique et historique puisque l’objectif est de raconter, à travers dix moments-clés, l’histoire de la domestication de l’olivier depuis les Phéniciens. Il s’agit surtout de correspondre aux attendus de l’UNESCO et de l’ICOMOS en matière de paysages qui doivent incarner « l'évolution de la société et des occupations humaines au cours des âges, sous l'influence des contraintes et/ou des atouts présentés par leur environnement naturel, et sous l'effet des forces sociales, économiques et culturelles successives, internes et externes » (UNESCO, source). L’enjeu pour l’Andalousie est se doter d’une nouvelle image régionale valorisante en soulignant le caractère traditionnel de l’oléiculture. En ce sens, l’emploi des expressions bosque humanizado ou mar de olivos, qui convoquent un imaginaire plus positif que celle de « monoculture industrielle », permet un marketing territorial qui s’inscrit dans un objectif plus large de développement territorial.

>>> Sur la dimension culturelle de l'olivier, lire aussi : Stéphane Angles, « L’olivier dans les religions du Livre », Géoconfluences, octobre 2016.

Patrimonialiser : se saisir d’une institution internationale pour répondre à des enjeux socio-économiques et démographiques locaux

Le projet est pensé comme une stratégie de valorisation de la culture, des savoir-faire et des productions locales pour répondre à un enjeu de rentabilité imposé à l’oléiculture traditionnelle par un marché mondialisé hautement concurrentiel. Le Comité de rédaction conçoit la patrimonialisation comme un moyen de redynamiser un espace rural en difficulté qui bénéficierait alors d’une valorisation à rayonnement mondial (Prigent, 2013). L’objectif est d’utiliser, d’attirer et de fidéliser de nouveaux acheteurs d’huile d’olive avec le label UNESCO et d’opérer une différenciation avec les autres espaces producteurs du bassin méditerranéen comme l’Italie ou la Grèce qui exportent plus cher leurs productions que l’Espagne : respectivement 5,21$/kg et 4,31$/kg contre 3,76$/kg. S’y ajoute un autre concurrent émergent, la Tunisie, dont la surface oléicole a augmenté d’environ 300 000 ha entre 2016 et 2020 et qui s’impose progressivement sur le marché mondial grâce à une production peu coûteuse et un prix de vente attractif (3,05$/kg) ((Données pour la saison 2021-2022, FranceAgriMer, 2023.)). Au-delà de l’objectif commercial, à savoir augmenter la demande pour augmenter le prix de vente de l’huile d’olive de Jaén, la députation provinciale cherche à développer les activités d’oléotourisme afin de dynamiser les espaces ruraux (à l’image de l’œnotourisme dans d’autres régions comme la Rioja). Il s’agit d’inciter les touristes à s’éloigner des centres urbains pour visiter les exploitations oléicoles, découvrir le processus de fabrication de l’huile, participer à des dégustations et acheter les produits. Cependant, cela reste à l’état prospectif et, bien que l’UNESCO puisse avoir un effet attractif, la patrimonialisation n’entraîne pas nécessairement un développement touristique.

Autre problème majeur que les pouvoirs publics tentent de résoudre par cette candidature : maintenir les oliveraies traditionnelles pour maintenir sur place la population rurale. Même si la région a globalement perdu moins de population que le reste du territoire espagnol durant lexode rural des années 1950-1970, beaucoup de municipalités andalouses ont été durement touchées et présentent toujours une faible densité démographique. Jaén, qui ne regroupe que 7,4 % de la population andalouse, fait partie des provinces qui voient leur population totale chuter depuis les années 2010, passant de 670 000 habitants en 2012 à moins de 630 000 en 2021, soit –6 %. La concentration des activités agroalimentaires et des services dans les noyaux urbains amplifie le phénomène de départ des espaces ruraux les plus isolés : seul 6 % de la population de la province de Jaén vit hors du noyau principal de sa municipalité, contre 25 % en 1950. Pour autant, on observe des disparités face au déficit démographique selon le degré de spécialisation oléicole des municipalités (Rodriguez-Cohard, 2022). Celles dont l’espace est occupé à plus de 75 % par des oliveraies traditionnelles comme Úbeda, ne font pas face à un risque de dépeuplement, au contraire des exploitations intensives mécanisées qui génèrent moins d’emplois annuels et saisonniers.

>>> Sur l’exode rural en Espagne, lire aussi : Yannis Nacef, « Trajectoires des villages désertés des vallées de la Guarga et de la Solana (Haut-Aragon, Espagne) : de l’abandon à l’émergence de communautés villageoises alternatives », Géoconfluences, septembre 2023.

En choisissant de patrimonialiser les paysages façonnés par ce modèle oléicole, la députation de Jaén cherche à doter les espaces ruraux d’un moyen de se différencier des oliveraies industrielles et d'enclencher une nouvelle dynamique économique (Bonerandi, 2005). Au travers de la catégorie « paysages culturels » de l’Unesco, il s’agit pour les autorités locales de répondre, en faisant appel à une institution culturelle internationale, à des enjeux socio-économiques locaux. Le réemploi dans une optique de marketing territorial de l’expression bosque humanizado fait partie des outils utilisés pour façonner une nouvelle image positive de son terroir.

 


Liste des acronymes
  • ASAJA : Asociación Agraria Jóvenes Agricultores
  • COAG : Coordinadora de Organizaciones de Agricultores y Ganaderos
  • INUO : The University Institute of Research on Olive Grove and Olive Oil
  • UPA : Unión de Pequeños Agricultores y Ganaderos

Bibliographie

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : agriculture | exode rural | géosymbole | liste du patrimoine mondial | patrimonialisation | paysage | système de production agricole | UNESCO.

 

 

Lina LE BOURGEOIS

Masterante en géographie et géopolitique,  ENS Paris Sciences Lettres (PSL).

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Lina Le Bourgeois, « Image à la une. "El bosque humanizado" (Andalousie), un espace oléicole candidat au patrimoine mondial de l’UNESCO », Géoconfluences, décembre 2023.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/image-a-la-une/oliveraies-andalousie

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