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Image à la une. Paysage de rond-point : territorialisation et surpatrimonialisation

Publié le 24/03/2023
Auteur(s) : Serge Bourgeat, agrégé et docteur en géographie
Catherine Bras, professeure agrégée de géographie - académie de Grenoble

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Les ronds-points, de plus en plus nombreux en France, jouent un rôle actif dans la mise en récit des territoires périurbains. Ils sont un outil à la fois de territorialisation et de transmission patrimoniale. L’image à la une illustre cette effervescence patrimoniale, au risque d’une survalorisation voire d’un détournement patrimonial.

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Document 1a. Le rond-point d’une commune périurbaine : la rencontre de l’aménagement routier et de la mise en scène du patrimoine local

rond-point

Lieu de prise de vue : entrée du bourg de Saint-Étienne-de-Crossey, département de l'Isère, PNR de Chartreuse, région Auvergne-Rhône-Alpes.
Date : 11 juin 2021.
Droits d’usage : photographie libre de droits pour l’usage pédagogique dans la classe.
Auteur : Serge Bourgeat.

 

Document 1b. Croquis d’interprétation de la photographie

Rond point croquis

 

Le regard des géographes

La photographie représente un des très nombreux ronds-points du territoire national, qui en compterait environ 50 000. Nous sommes dans le département de l’Isère à la sortie de Saint-Étienne-de-Crossey, un bourg de 2 500 habitants environ, situé à l’orée du parc naturel régional de Chartreuse. Le rond-point, inauguré en 2019, a été créé à l’initiative de la municipalité pour réguler le trafic dans ce village-rue traversé par une route à grande circulation. Face à la périurbanisation (on est à 30 km de Grenoble, 38 km de Chambéry, 85 km de Lyon) et à l’augmentation de la population, la commune a fait comme tant d’autres : elle s’est dotée d’un plan de circulation comprenant, entre autres, deux ronds-points situés à deux extrémités du village (document 3).

À l’extérieur de ce rond-point (document 2 et arrière-plan du document 1), la maquette d’une locomotive évoque la voie de chemin de fer secondaire à voie métrique (ou « tramway à traction mécanique ») qui reliait autrefois les communes de Voiron (Isère) et de Saint-Béron (Savoie) via Saint-Laurent-du-Pont. Cette maquette est située sous une arche qui rappelle que le tramway empruntait les gorges de Crossey, visibles à l’arrière-plan du document 1, et les franchissait au prix d’un tunnel. Une photographie de grande taille en noir et blanc, visible depuis les véhicules empruntant le rond-point, représente le véritable tramway qui fonctionna de 1894 à 1953. À l’intérieur du rond-point, des rails sont bordés de rochers qui symbolisent l’étroitesse des gorges. Un espace arboré complète le tout, en écho à la prégnance du milieu forestier dans les environs, et parce qu’ici, comme ailleurs, la gestion des espaces verts faisant partie des compétences de la commune, la végétalisation des ronds-points est un des points d’orgue de la gestion communale.

La décoration du rond-point est complétée par celle de ses alentours, créant ainsi un dispositif mémoriel. Le terme de « dispositif » est à comprendre ici comme un ensemble d’éléments fonctionnant en réseau autour d’une thématique dans un espace donné (Gonzales 2015, Foucault 1977). Ce dispositif mémoriel n’est pas une exception puisque le même constat peut être dressé pour de nombreux ronds-points (Bourgeat et Bras, 2023).

Document 2. La maquette, l’arche et la photographie du train

Rond point arche et photo

Cliché : Serge Bourgeat, Saint-Étienne-de-Crossey, janvier 2022. 

Document 3. Le rond-point, dispositif clé d’un plan de circulation à l’échelle communale

plan communal

 

Le but de ce texte est, par la confrontation de cet exemple précis à un relevé de données, d’analyser le rôle que jouent les ronds-points dans la création d’un discours territorial en espace périurbain : quelle image les communes cherchent-elles à donner d’elles-mêmes ? Comment mettent-elles en scène leur patrimoine, au risque d’une survalorisation patrimoniale ? En somme, le rond-point, outil d’aménagement récent, serait-il devenu essentiel à la territorialisation via une transmission patrimoniale ?

Le rond-point crée du territoire en révélant l’épaisseur géographique d’un lieu

Analysons la symbolique des différents éléments du rond-point du document 1. La photographie et la locomotive rappellent l’existence de ce train, pourtant disparu depuis soixante-dix ans, mais encore connue dans cette région : sur l’ensemble de son parcours, plusieurs lieux-dits se nomment « la gare » (divers bâtiments publics sont d’ailleurs des anciennes gares de cette ligne), « la rue du Tram » … Le tunnel, aujourd’hui muré, est encore repérable dans les gorges. La mémoire de cette installation est donc vivace ; le rond-point en ravive le souvenir, tout en l’inscrivant dans l’espace : l’automobiliste est averti, grâce à la photographie d’archive (document 2) que c’est ici, très précisément à l’emplacement du rond-point, que passait ce train.

L’arche qui symbolise le tunnel mérite un peu plus d’attention. Elle fut en effet partie intégrante d’une demeure bourgeoise du XVIIIe siècle (« la maison Fagot »), détruite dans les années 2010 (documents 3 et 4), dont elle était l’arche du portail principal. Lors de la destruction de cette bâtisse, elle fut démontée, conservée et finalement réemployée à quelques centaines de mètres. Symbolisant désormais le tunnel (document 1), elle a donc été le support d’un détournement patrimonial, notion à comprendre comme un changement de destination, et comme le support d’un nouvel imaginaire mémoriel. Alors même que le patrimoine concret, matériel (la « maison Fagot ») a été détruit, l’arche évoque désormais, tout aussi concrètement, matériellement, un autre patrimoine, lui aussi disparu, mais dont elle entretient la mémoire, alors que celle de la maison bourgeoise du XVIIIe siècle a peu à peu été gommée.

Document 4. L'arche du rond-point et la Maison Fagot en 2011

maison fagot

Source : parc régional de Chartreuse. État des lieux patrimonial de Saint-Étienne-de-Crossey. 2011-2012.

 

À une autre extrémité du bourg, un autre rond-point présente en son centre une statue de skieur (documents 2 et 5) : il s’agit de rappeler aux passants qu’ici l’usine Rossignol construisit des skis jusqu’en 2007 (c’était, avec 200 000 paires de ski produites par an (source Usine Nouvelle), le second site industriel du numéro un mondial). L’usine a été détruite, un ensemble immobilier portant un nom symbolique (« l’Aurore des rossignols ») est en construction et le skieur conserve la mémoire de ce que fut le lieu…

Document 5. Un skieur sur le rond-point à proximité de l’usine Rossignol, aujourd’hui détruite

skieur

Cliché : Serge Bourgeat, Saint-Étienne-de-Crossey, janvier 2022.

 

Ces deux ronds-points offrent donc non seulement la possibilité de donner à l’automobiliste une image valorisante du lieu traversé, mais aussi de soutenir un discours sur celui-ci : ils narrent aux usagers de la route le territoire qu’ils vont parcourir et par là-même créent du territoire. En signifiant l’épaisseur historique de celui-ci, le rond-point lui donne une épaisseur géographique, pour reprendre une notion mise en avant par Bertrand Pleven (2017) et Thierry Paquot. Alors que « la distance est niée par la vitesse [et que] l’instantanéité compresse l’épaisseur géographique » (Paquot, 2011), le rond-point ralentit l’automobilité, recrée la perception des distances, et renforce donc cette épaisseur. De même, il ancre les lieux dans une histoire et une mémoire, crée du microterritoire et accroît la géographicité des lieux.

Pourtant, comme c’est le cas de nombreux ronds-points, celui du document 5 présente un message très allusif : contrairement au rond-point du document 1, où la plupart des automobilistes comprennent le message explicite porté par l’ensemble du dispositif mémoriel, en revanche, la référence précise à l’usine Rossignol symbolisée par le skieur leur échappe sans doute. Ce constat pose la question de la finalité du décor et des véritables destinataires de cet « embellissement ». S’agit-il de l’automobiliste – occasionnel ou routinier – qui passe par là, ou des habitants eux-mêmes ? N’est-ce pas surtout le conseil municipal qui donne à voir sa conception de l’espace communal, voire cherche à justifier auprès des administrés telle ou telle décision d’urbanisme ? Si, dans la commune étudiée ici, l’aménagement des deux ronds-points n’a pas suscité de véritable débat, ce n’est pas toujours le cas ailleurs, où des conflits locaux peuvent voir le jour. Cependant, même ici, du fait des discours afférents à cet aménagement, le rond-point apparaît comme un des vecteurs essentiels de territorialisation. Comme tout dispositif, soit un « espace institutionnel qui fonctionne sur le modèle de machines à faire voir et à faire parler » (Gonzales, 2015), le rond-point est l’occasion de discours locaux qui vont, dans le cas du rond-point analysé ici, de « C’est beau », « C’est l’occasion de rappeler notre histoire », « Nous, ça nous parle bien », à « C’est un peu bizarre d’avoir mis ici l’arche de la maison Fagot », « Ça fait un peu rafistolé, ce rond-point » voire « C’est un peu ridicule, ce rond-point ».

Effervescence patrimoniale ou surpatrimonialisation ?

L’image à la une illustre également le phénomène de surpatrimonialisation (Geopark-H2020-Rise, Van Quân Nguyen, 2014 ; Cormier-Salem et al., 2013). Cette notion, qui peut aussi caractériser la superposition de plusieurs processus de patrimonialisation en un même lieu ((Par exemple le Mont Saint-Michel, présent dans de nombreuses conventions internationales ou nationales, dans diverses listes patrimoniales.)), recouvre ici une tendance assez générale à conférer, du fait du contexte culturel, à de multiples biens matériels ou immatériels une valeur patrimoniale et donc, par une démarche de protection voire de surlabellisation, à reconnaître comme patrimoniaux de très nombreux objets nouveaux. C’est ce phénomène que la sociologue Nathalie Heinich avait souligné avec ironie en intitulant un de ses ouvrages en 2009 : « La fabrique du patrimoine : de la cathédrale à la petite cuillère », reprenant les mots de l’historien André Chastel.

>>> Des mêmes auteurs, lire : Serge Bourgeat et Catherine Bras, « Le rond-point en France : approches plurielles d’un objet géographique émergent », Géoconfluences, mai 2023.

On a également pu qualifier cette évolution d’« effervescence patrimoniale » ou, par un système de parenthèses, de « (sur)patrimonialisation », ou encore, dans une approche plus critique d’inflation patrimoniale, ou de « tout patrimonial ». Il s’agit d’une tendance mondiale, favorisée par les grands traités internationaux et par l’établissement de listes patrimoniales sur le modèle de celle de l’UNESCO. À l’échelle des territoires, cette propension est encouragée, comme ici, par les stratégies de développement local, par l’essor du tourisme et plus globalement du marketing territorial. Appliquée au rond-point, cette surpatrimonialisation amène à valoriser tout objet d’un patrimoine local, quitte à l’inventer lorsqu’il n’y en a guère. En somme, le fait d’exposer voire de magnifier quelque chose témoigne du fait qu’il y a bien un patrimoine, et l’on expose dans le rond-point des objets au risque « de les arracher à leur propre monde, de les subvertir (…) ou d’en dénaturer la signification » (Guilleux, 2018), comme c’est le cas de l’arche du document 1.

Le rond-point est donc le lieu où l’on rappelle voire célèbre une identité. On y expose un patrimoine parfois bien vivant qui peut être une culture, un événement marquant, ou une production qui fait la fierté de ses habitants. Mais il s’agit aussi souvent d’un patrimoine altéré, voire détruit, dont le rond-point préserve et valorise le souvenir : ici un train qui ne fonctionne plus depuis soixante-dix ans, ici et ailleurs une usine ou une production qui marquèrent autrefois la commune.

Le rond-point expose donc un patrimoine et en cela il signe l’identité d’un lieu. Mais, de ce fait, il est également un objet discursif sur cet aménagement et, partant, sur le lieu et le patrimoine qu’il révèle ou dont il ravive le souvenir. Le rond-point n’est donc pas un non-lieu, classiquement défini comme un espace standardisé, déshumanisé, mais qui n’est ni un « espace de création de relation sociale » (Augé, 1992) ni un espace habitable. Au contraire, la décoration de la partie centrale des ronds-points a transformé cet objet en un haut-lieu, porteur d’une charge symbolique forte… ce qu’avait bien compris le mouvement des gilets jaunes de 2018-2019 en occupant ces infrastructures.

 


Bibliographie

  • Augé Marc (1992). Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité. Paris. Seuil.
  • Serge Bourgeat et Catherine Bras, « Le rond-point en France : approches plurielles d’un objet géographique émergent », Géoconfluences, mai 2023.
  • Cormier-Salem Marie-Christine et de Robert Pascale (2013). Un patrimoine dans tous ses états. Effervescence patrimoniale au Sud. Entre nature et société. Éditeurs scientifiques : Dominique Juhé-Beaulaton, Marie-Christine Cormier-Salem, Pascale de Robert et Bernard Roussel. IRD. Marseille.
  • Durand Jean-Yves (2004). Raccourcis paysagers. Ethnobotanique comparée des carrefours giratoires. Plantes, sociétés, savoirs, symboles. Troisième volume. Matériaux pour une ethnobotanique européenne. Actes du séminaire d’ethnobotanique de Salagon, année 2003–2004, octobre 2004, p. 163–177.
  • Foucault Michel (1977). « Le jeu de Michel Foucault ». 1977. In Dits et écrits. Tome II. Gallimard 1994, p. 299
  • Geopark-H2020-Rise. « Lexique de termes en relation avec le géopatrimoine et les géoparcs ». Extrait de : Da Lage Antoine, Girault Yves, Juhé-Beaulaton Dominique, Luxereau Anne, Robbe Pierre, Roussel Bernard. Dictionnaire des mots du patrimoine, approche encyclopédique et critique (à paraître).
  • Gonzales Angelica (2015). « Le dispositif : pour une introduction ». Marges. Revue d’art contemporain. 20. 2015 p. 11–17
  • Guilleux Céline (2018). « Patrimoine et patrimonialisation ». Séminaire, Calenda, publié le mardi 16 janvier 2018.
  • Pleven Bertrand (2017). « Quelle géographie dans les séries modernes ? » Les cafés géo. 25 juin 2017.
  • Nguyen Van Quân (2014). La protection du patrimoine historique et esthétique face à la mondialisation : l'exemple de la France et du Vietnam. Doctorat de l’Université de Toulouse. Avril 2014.
  • Paquot Thierry (2011). « Qu’est-ce qu’un territoire ? » Vie sociale 2011. 2, p. 23–32.
  • De Waresquiel Emmanuel (2019). « Mélancolie des ronds-points ». La Croix. 15 janvier 2019.

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : inflation patrimoniale | marketing territorial | microterritoire | parc naturel régional | patrimoine | patrimonialisation | périurbanisation | rond-point.

 

Serge Bourgeat

Agrégé et docteur en géographie

Catherine Bras

Professeure agrégée de géographie, académie de Grenoble

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Serge Bourgeat et Catherine Bras, « Image à la une. Paysage de rond-point : territorialisation et surpatrimonialisation », Géoconfluences, mars 2023.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/image-a-la-une/rond-point-territorialisation-surpatrimonialisation

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