Image à la une. Acheter et consommer du fromage français au Japon
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Document 1. « Brie » et « camembert », un rayon fromage ordinaire, dans une supérette à Tokyo
Sur l’étal, on reconnaît des crackers (en japonais kurakā), du camembert Castello (fabriqué au Danemark), des mini-camemberts Gérard (produits au Japon). De la même marque, étage suivant : du fromage bleu, du camembert et du fromage « roux ». En sachet plastique, du camembert (カマンベ—ル, « kamanbēru »), de la mimolette (sachet vert). Tout à droite, des mini bries de marque « Île-de-France », également de fabrication japonaise. En bas à gauche, les paquets contiennent du fromage fumé (smōku chīzu) en forme de petites saucisses, à côté du beurre du Hokkaidō (emballage jaune) et de la crème fraîche (en bas à droite).
Lieu de prise de vue : une supérette de l’arrondissement de Meguro, Tokyo, Japon.
Date : décembre 2021
Droits d’usage : photographie libre de droits pour l’usage pédagogique non commercial.
Autrice : Sophie Buhnik
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Le regard de la géographe
Réalisées à l’origine pour alimenter un encadré accompagnant un article sur la mondialisation de la tartiflette, les photographies de cette « image à la une » visent à illustrer l’éventail des produits fromagers d’inspiration française sur quelques étals tokyoïtes. Réalisées en hiver, ces photographies montrent l’essor de la consommation du fromage destiné à être fondu, parallèlement à la mondialisation des recettes associées comme la fondue ou la tartiflette.
Une consommation de produits laitiers relativement récente au Japon
Au Japon, la consommation de produits laitiers est liée à la pénétration de modes alimentaires d’origine occidentale, qui influencent en retour les structures agricoles de l’archipel, en favorisant le développement de l’élevage bovin. Une production de lait, crème et fromages frais s’établit en particulier à Hokkaidō dès les années 1880 avec l’aide d’ingénieurs hollandais (le « snow butter » visible sur la photographie 1 est d’ailleurs produit sur l’île) ; mais elle ne se consolide qu’à partir des années 1950, l’ingestion de lait étant alors recommandée par les pouvoirs publics en réponse aux carences alimentaires d’après-guerre (source : Japan Dairy Council). À base de lait pasteurisé essentiellement, les fromages made in Japan ne satisfont cependant pas une demande de plus en plus exigeante, se mariant avec des achats de vins et de viennoiseries en essor à partir des années 1970, grâce à l’enrichissement des classes moyennes. Jusqu’aux années 2000 toutefois, la consommation de fromages de qualité (associés aux terroirs français et italiens) demeure un luxe réservé aux classes supérieures ou à des occasions rares, comme le dîner dans un restaurant français coté. À l’exception de quelques épiceries fines dans les grandes villes, l’offre en fromages des détaillants se résumait en général à du parmesan en poudre, du cheddar, des pâtes à tartiner d’origine diverse (Australie, États-Unis, Pays-Bas…) ou des camemberts du Japon (par exemple sous la marque « Gérard », voir documents 1 et 4).
Un tournant se dessine néanmoins au cours des années 2000. La diffusion d’une alimentation plus carnée stimule les importations, tandis que la production intérieure bénéficie des politiques du ministère de l’Agriculture, des forêts et de la pêche (MAFF), qui soutient la spécialisation des régions japonaises dans des productions labellisées et à haute valeur ajoutée (voir Baumert, 2019). Dans ce contexte, les principales zones d’élevage de vaches laitières mettent en avant leurs fromagers locaux, dont certains gagnent une reconnaissance nationale voire internationale en s’inspirant de techniques artisanales européennes, en s’appuyant sur des cheptels soignés (comme les Brown Swiss du fromager Nozomu Miyajima à Tokachi, réputé pour ses fermentations et ses fromages frais emballés dans des feuilles de cerisier) et en prêtant attention aux systèmes d’appellation d’origine contrôlée. Enfin, en 2018, l’entrée en vigueur de l’Accord de partenariat économique entre l’Union européenne et le Japon, que les médias ont surnommé l’accord « voitures contre fromages » (Nadeau, 2019), permet la réduction puis la suppression des frais de douane sur les produits laitiers, d’où un bond de 57 % des importations de fromage européen, au lait pasteurisé comme au lait cru, en 2019. L’Australie et la Nouvelle-Zélande, suivis des États-Unis, Pays-Bas et Danemark, demeurent les plus grands exportateurs vers l’archipel.
Document 2. Importations de fromage au Japon par pays, 2020
true | Australie;Nouvelle-Zélande;États-Unis;Pays-Bas;Allemagne;Irlande;Danemark;Italie;France;Argentine | Quantité (en tonnes) | ||
Quantité (en tonnes) | 71914;59069;36202;32057;26318;16662;14984;9720;4602;3408 | #E61570 |
Source : ministère japonais des Finances, repris par Nippon.com
En 2020, la consommation de fromages au Japon bat des records pour la 6e année consécutive, à 360 744 tonnes. La production intérieure de fromage naturel atteint 47 564 tonnes, et celle de fromage à faire fondre 134 278 tonnes, au sein d’une production totale de produits laitiers atteignant 7,28 millions de tonnes, dont plus de la moitié vient du Hokkaidō. Si les fromages frais reculent de 1,1 %, les fromages à fondue gagnent 9,8 % en part de la production totale. Une part croissante de cette production est par ailleurs exportée vers l’Asie, principalement Taiwan, Hong-Kong et le Vietnam (source : MAFF, 2020). Le volume de fromages importés a quant à lui dépassé les 290 000 tonnes. La part des fromages japonais dans la consommation totale atteint 14 % en 2020. La consommation par tête augmente continuellement depuis 2009, gravitant autour de 2,7 kg par habitant, soit une multiplication par 1,4 en 20 ans.
Une relative démocratisation du fromage qui profite surtout aux industriels
L’importance prise par les fromages à faire fondre traduit le succès grandissant des pizzas et plats gratinés, en particulier parmi les actifs célibataires, dans le contexte d’une mondialisation du goût pour les fromages fondus (Bourgeat et Bras, 2021). Elle reflète aussi la stratégie des acteurs industriels de la filière au Japon, qui privilégient des pâtes destinées aux plats au four. Les plats de fromage fondu sont appréciés pour leur convivialité autour du Nouvel an (shôgatsu) ; plus encore dans les régions enneigées de la mer du Japon, des Alpes japonaises ou à Hokkaïdô, dont les stations de ski accueillent des restaurants se targuant d’offrir une cuisine alpine de haut vol, cuisine qui s’intègre en fait dans une tradition culinaire française plus large (foie gras, champagne, Paris-Brest…). L’appétence des habitants de l’archipel pour les fromages plus forts en goût (à pâte persillée, longtemps affinés ou au lait de chèvre par exemple) se confirme, les pouvoirs publics et associations de producteurs encourageant cette montée en gamme : en 2019, 42 produits japonais ont participé aux World Cheese Awards organisés à Bergame en Italie (source : MAFF, 2020). Bon nombre de Japonais préfèrent malgré tout les fromages uniquement égouttés (mozzarella, feta ou ricotta par exemple) car ils les trouvent plus digestes. Les fromages à pâte fondue ou pré-râpés sont aussi plus abordables : la démocratisation de la consommation de produits laitiers ne veut pas dire que les fromages naturels sont accessibles à tous les ménages.
Document 3. Une chaîne française au Japon : un magasin Picard à TokyoL’usage du français et les marqueurs de la gastronomie française (macarons, pâtisserie, viennoiserie) relèvent de la stratégie publicitaire de l’entreprise. Cliché : Sophie Buhnik, décembre 2021. |
La gamme des fromages vendus en magasin est ainsi un très bon révélateur des divisions sociales de l’espace à Tokyo. Les mois de décembre et janvier correspondent au pic de la vente de fromages entrant dans les préparations de fondues, gratins, raclettes ou tartiflettes. Dans les quartiers très aisés situés à l’est, à l’ouest et au sud de Shibuya (comme Aoyama, Daikanyama, Meguro, Shirogane), à l’ouest de Tokyo, les supermarchés chics se lancent dans la promotion des boîtes de Mont d’or à chauffer, des époisses et chaumes fermiers ((L’accord UE-Japon autorise l’importation de fromages au lait cru. Celle-ci, certes anecdotique en volume, n’est pas strictement interdite.)) dont les prix oscillent entre 25 et 40 euros pièce (document 4). Cette cherté s’explique aussi par le fait que les entreprises impliquées dans la distribution des importations européennes n’ont pas répercuté la baisse des tarifs douaniers sur les ventes au détail.
Document 4. Le rayon de fromages au supermarché haut de gamme Kinokuniya à Aoyama (est de l’arrondissement de Shibuya) |
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Des cartes indiquent la provenance des fromages français et italiens. En face du rayon, un stand de charcuterie-boucherie à l’occidentale vend du poulet rôti entier, un plat peu commun au Japon. Clichés : Sophie Buhnik, décembre 2021. |
Un choix élaboré de plats au fromage crémeux ou à gratiner est aussi proposé par des chaînes spécialisées dans la vente de produits étrangers, dont des marques françaises implantées au Japon telles Picard, ou la firme Kaldi. Chez cette dernière, des fromages à raclette et fondue français ou locaux voisinent avec des fromages d’importation très onéreux (document 5), comme une tête de moine frôlant les 5 000 yen hors taxe (38 euros). Les « cheese fondues » faciles à préparer reflètent bien le syncrétisme culturel propre aux aliments mondialisés. « L’aligot » de fabrication japonaise, à réchauffer au bain-marie ou au micro-ondes, rappelle sur son paquet l’origine de cette spécialité (l’Aubrac) et recommande de l’utiliser avec des pommes de terre, qui sont une autre des principales cultures de la région du Hokkaidō.
Document 5. Une sélection de fromages à fondre proposée en décembre 2021 dans un des magasins de la chaîne Kaldi à Meguro, ouest de Tokyo |
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Clichés : Sophie Buhnik, décembre 2021. |
Dans d’autres supermarchés, l’offre courante se répartit entre des importations, des marques industrielles françaises (Boursin, Caprice des Dieux) et européennes coûtant entre 600 et 900 yen (5 à 8 euros) en moyenne, et des marques locales, dont les emballages se couvrent de marqueurs de typicité française : drapeaux tricolores, consonance des noms (« Gérard », « Île-de-France »). On note la petitesse des portions, et des coupes nettes accentuées par l’usage du plastique.
En somme, si la diffusion des produits fromagers concerne l’ensemble de la population, les produits français d’importation restent très chers et accessibles seulement aux catégories les plus aisées. C’est donc par l’intermédiaire de marques industrielles, souvent fabriquées au Japon, que la clientèle japonaise consomme des fromages d’inspiration française.
Bonus. Une préparation pour aligot commercialisée au Japon, et une marque populaire de « cheese fondue ». |
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Sur l’un des côtés de la boîte d’aligot, un commentaire précise que cette préparation vient de l’Aubrac, région située au « centre-sud » (中南) de la France. La viscosité de l’aligot, une fois fondu, est comparée à celle du… mochi (餅), une pâte de riz gluant qui entre dans la préparation de nombreux desserts devenus populaires parmi les amatrices et amateurs de cuisine asiatique en France. Clichés : Sophie Buhnik, décembre 2021. |
Pour compléter
- Site de la Japan Dairy Association ou J-Milk : https://www.j-milk.jp/
- Site Nippon.com, « Les Japonais adorent le fromage : une demande en augmentation constante », 4 décembre 2021
- Chiffres du ministère de l’Agriculture, des forêts et de la pêche (MAFF) relatifs à la production et à la consommation de fromage au Japon en 2020 (en japonais) : https://www.maff.go.jp/j/tokei/kouhyou/cheese_zyukyu/
- Rapport du MAFF sur les conditions de production et de consommation de produits laitiers (en japonais) : https://www.maff.go.jp/kanto/seisan/tikusan/koremade/attach/pdf/200130-3.pdf
- Baumert Nicolas (2019), « Les indications géographiques alimentaires made in Japan. Une nouvelle orientation géopolitique et une évolution des critères de définition de qualité », Ebisu, n° 56, p. 163-189.
- Bourgeat Serge et Bras Catherine, « Entre ancrage local, mondialisation culturelle et patrimonialisation… Une géographie de la tartiflette », Géoconfluences, décembre 2021.
- Nadeau Paul (2019), “Cars for Cheese? A Look at the EU-Japan EPA”, Tokyo Review, February 1st, 2019.
Mots-clés
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Sophie BUHNIK
Chercheuse, associée à l’Institut français de recherche sur le Japon à la Maison franco-japonaise et à l’UMR Géographie-cités
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Sophie Buhnik, « Acheter et consommer du fromage français au Japon », image à la une de Géoconfluences, janvier 2022. |
Pour citer cet article :
Sophie Buhnik, « Image à la une. Acheter et consommer du fromage français au Japon », Géoconfluences, janvier 2022.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/image-a-la-une/acheter-et-consommer-du-fromage-francais-au-japon