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Se nourrir à Nuuk (Groenland), entre pratiques traditionnelles, transition alimentaire et sécurisation de l'approvisionnement

Publié le 23/02/2023
Auteur(s) : Nina Parmantier, masterante en géographie - Université Savoie Mont Blanc

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L’article étudie l’évolution du système alimentaire groenlandais, à partir de l’exemple de Nuuk, sa capitale. Dans un contexte de transition alimentaire influencée par la mondialisation culturelle et de marginalité par rapport aux grands circuits alimentaires mondiaux, la question est d’assurer la sécurité alimentaire des habitants tout en patrimonialisant les pratiques traditionnelles. "L'alimentation est politique", comme le rappelle la conclusion de l'article.

Bibliographie | mots-clés | citer cet article

Document 1. Le Groenland : une île polaire au cœur d'un processus d'autonomisation politique vis-à-vis du Danemark

Groenland synthèse

Sources : Statistics Greenland, 2022 et Naalakkersuisut, 2009. Réalisation : Nina Parmantier, 2022, Géoconfluences 2023.

 

« Importer tout du Danemark et d’Islande est fâcheux à la fois pour l’économie et la fierté du Groenland. Les Groenlandais souhaiteraient manger des produits groenlandais » nous assurait un membre du gouvernement (entretien, 1er avril 2022). En effet, l’étude de la polarisation alimentaire (c’est-à-dire le processus visant à affirmer l’influence d’un centre sur son système alimentaire à toutes les échelles par la relocalisation des productions, la définition de politiques alimentaires propres et la défense d’une identité culinaire spécifique, voir encadré 1) s’inscrit dans un contexte d’autonomisation du Groenland vis-à-vis du Danemark (document 1). Depuis 1979-1980, le Groenland dispose d’une autonomie gouvernementale et la loi du même nom, promulguée en juin 2009, a accru sa responsabilité dans les affaires intérieures. Néanmoins, Copenhague continue d’exercer les fonctions régaliennes au nom de l’île (Jacobsen et Gad, 2017) et la subvention annuelle prévue par la loi représente presque la moitié du budget total du Groenland (Statistics Greenland, 2022) ((En 2020, la subvention était de 5,273 milliards de couronnes danoises (kr.), soit environ 407 millions d’euros de 2020.)). Cette dépendance se retrouve dans le système alimentaire de l’île et tout l’enjeu consiste à relocaliser progressivement les différents secteurs d’activités qui peuvent être pris en charge par le Groenland. Avec près d’un tiers de la population groenlandaise, Nuuk est la capitale macrocéphale de l’île (document 2). Nuuk est à la fois le centre politique, économique et démographique du Groenland. Cependant, la ville reste « en quête de centralité géographique » (Escach, 2019) et tout l’enjeu, pour ses acteurs, consiste à accroître la polarisation de Nuuk à l’échelle nationale et internationale. Cela passe notamment par l’alimentation, entendue ici au sens large de processus par lequel les humains produisent, se procurent, préparent, partagent et consomment leur nourriture (Aguilera, 2021). Or, Nuuk connaît une profonde transition alimentaire en lien avec l’aspiration à une alimentation durable, de proximité, économiquement accessible et saine (Rastoin, 2018), et en raison de l’évolution des habitudes alimentaires tendant à intégrer plus de végétaux dans l’alimentation groenlandaise jusqu’ici très carnée. Ce processus s’insère donc dans la mondialisation culturelle, exprimant à la fois le processus d’uniformisation des pratiques et de diffusion de représentations globales véhiculées notamment par les médias et le cyberespace (Tardif et Farchy, 2006).

Document 2. La ville de Nuuk et ses icebergs vus depuis la mer. Une capitale à « taille humaine » contrainte par une accessibilité médiocre

photo nuuk

Cliché : Nina Parmantier, 2022.

 

Dans quelle mesure la polarisation alimentaire permet-elle de renforcer la centralité de Nuuk sur le Groenland et de construire une autosuffisance locale répondant aux défis de la mondialisation et de la transition alimentaire ?

A priori, l’insécurité alimentaire menace la population nuukoise en raison de la cherté des produits importés et de l’insalubrité des denrées locales traditionnelles. Cependant, l’industrie halieutique intègre le Groenland dans la mondialisation économique tandis que les circuits courts de l’agriculture et de la théra-pêche ((Théra-pêche : ce terme utilisant le mot grec « théra » (chasse) vise à insister sur l’unité des métiers de chasseurs et de petits pêcheurs sur la côte ouest du Groenland. L’utilisation du grec ancien a essentiellement une fin esthétique étant donné que « pêche-chasse » sonnait assez mal et que « cynégéto-halieutique » semblait maladroit puisque les chiens (kunes) ne sont pas utilisés pour chasser dans la région de Nuuk. Ce néologisme vise essentiellement à rendre compte d’une spécificité de Nuuk que les mots à disposition ne parvenait pas à retranscrire.)) locales tentent de répondre à la transition alimentaire groenlandaise. Or, dans un contexte d’autonomisation du Groenland vis-à-vis du Danemark, l’autosuffisance s’intègre dans des champs politiques visant à affirmer la souveraineté alimentaire de l’île.

En s’appuyant sur quarante entretiens conduits au printemps 2022 majoritairement à Nuuk et sur un questionnaire en ligne ayant obtenu 186 réponses, l’article se propose de synthétiser une partie des résultats présentés par l’autrice dans son mémoire de master 1 (Parmantier, 2022).

 
Encadré 1. Polarisation, sécurité, autosuffisance, souveraineté et autonomie alimentaires, quelle distinction ? 

La littérature scientifique ne parle pas de polarisation alimentaire mais de sécurité, souveraineté, autosuffisance et d’autonomie alimentaires. Aucune notion n’existant pour exprimer un processus visant à réduire les dépendances économiques, politiques et culturelles par l’affirmation d’une centralité alimentaire locale, la polarisation alimentaire a été conçue comme un mot couteau-suisse désignant à la fois la sécurité, la souveraineté, l’autosuffisance et l’autonomie alimentaires. Ce terme a en outre l’avantage d’insister sur une dynamique (suffixe en -tion), ce que ne permettent pas les autres notions. Afin de rendre le propos le plus clair possible et d’éviter les recoupements thématiques qui existent entre les définitions actuelles des différentes stratégies au sein de la polarisation alimentaire, il s’agit de spécifier leurs domaines, leurs échelles et leurs acteurs (document 3). Pour le dire simplement, la sécurité alimentaire vise une quantité et une qualité suffisante d’aliments, quelle que soit l’origine des produits (FAO, 1996 ; Clapp, 2017). L’autosuffisance alimentaire met l’accent sur des productions locales ou régionales visant à couvrir les besoins d’une population. Cette notion ne sera pas entendue dans le sens radical d’une production alimentaire supérieure ou égale à la quantité de nourritures consommées par un pays (Alary, 2009), mais comme un processus de renforcement et de diversification de la production à l’échelle locale ou régionale, afin de mieux couvrir les besoins alimentaires vitaux d’une population. La souveraineté alimentaire est, quant à elle, pensée à l’échelle nationale en lien avec des préoccupations politiques. Il s’agit du droit, pour un État, de définir ses propres politiques alimentaires et de contrôler ses marchés et modes de production (Wittman et al., 2010). Enfin, l’autonomie alimentaire ici comprise comme la capacité pour un groupe d’individus d’affirmer des coutumes (nomos, νόμος en grec ancien), pratiques et représentations alimentaires propres à un territoire ou à une communauté (cf. notamment Calderón Farfán et al., 2021). Elle se déploie à l’échelle locale en vue de la défense d’une identité distinctive.


 
Document 3. La polarisation alimentaire : entre économie mondialisée, projets politiques nationaux, développement agricole régional et pratiques culturelles locales

polarisation alimentaire

 

1. De la « civilisation du phoque » (Victor, 1989) à la mondialisation de l’alimentation : un système alimentaire nuukois vulnérable et dépendant ?

Du fait de sa très faible production agricole, le Groenland est dépendant des importations en provenance de l’Europe du Nord. Les coûts de fret confrontent une partie de la population de l’île à des formes d’insécurité alimentaire en raison du coût de la vie au Groenland. Cette insécurité est renforcée par la contamination des mammifères marins qui renforce le processus de marginalisation de la chasse professionnelle à Nuuk.

1.1. À priori, une île dépendante des flux alimentaires venant d’Europe…

Hormis le sud de l’île qui est spécialisé dans l’élevage ovin et dont les 20 000 agneaux abattus chaque année ((À titre de comparaison, le seul abattoir de Sisteron (Alpes-de-Haute-Provence) abat 450 000 agneaux par an.)) ne sauraient subvenir aux besoins de la population groenlandaise, la production agricole du Groenland reste limitée à une modeste production de pommes de terre et de légumes. En ce sens, « les importations incluent plus ou moins tous les biens nécessaires aux ménages, entreprises et institutions » (Statistics Greenland, 2021 p. 33, trad. N. P.). Le système alimentaire groenlandais dépend donc des réseaux mondiaux, et en particulier des flux en provenance du Danemark, de Suède et d’Islande. La période pandémique depuis 2020 a fortement accru la polarisation économique du Danemark, même si progressivement, l'origine des importations recommence à se diversifier (document 4). En somme, le Danemark semble garantir au Groenland l’approvisionnement en biens et denrées alimentaires, quel que soit le contexte international.

Document 4. Principaux pays d'origine des importations et des exportations groenlandaises, tous secteurs confondus en 2022
bar
Part en % true Importations 2022;Exportations 2022   true
  Danemark 63;86   #E31E51
  Suède 18;   #0099FF
  Allemagne 2.4;   #555555
  Chine 2.2;   #CC9966
  Pays-Bas 2;   #FF6600
  France 1.5;   #6699FF
  Islande 1.3;2   #00AA00
  États-Unis 0.9;   #6600FF
  Canada 0.6;   #BB0000
  Espagne 0.5;   #FFCC00
  Malaisie 0.1;   #33FF99
  Australie 0.1;   #CCCCFF
  Irlande 0;2   #007700
  Portugal 0;1   #99CC00
  Autre

7.4;9

  #CCCCCC

Source : Statistics Greenland, 2022. Réalisation et calculs : Nina Parmantier, 2022.
NB. Seuls les flux dépassant 4 000 couronnes danoises par quadrimestre ont été comptabilisés.

D’autre part, le Groenland n’a pas son hub propre, que ce soit une plate-forme de correspondance aérienne internationale ou un port recevant directement les marchandises mondiales. À l’échelle internationale, Copenhague est le hub aérien dont dépend le Groenland, et à l’échelle nationale, ce n’est pas Nuuk mais Kangerlussuaq qui sert de plateforme de redistribution des passagers en provenance de Copenhague. Pour le transport maritime, Aalborg (Danemark) et Reykjavik (Islande) se partagent la centralité logistique du Groenland (document 5). Or, si tous les flux maritimes et aériens transitent par le Danemark ou l'Islande, c’est en raison du manque d’attractivité du marché groenlandais, trop peu densément peuplé pour être profitable. C’est pourquoi seuls Royal Arctic Line (Groenland) et Eimskip (Islande) approvisionnent actuellement le Groenland, le premier parce qu’il est subventionné par le gouvernement groenlandais (Naalakkersuisut), le second parce que la proximité spatiale de l’Islande et le peu de concurrence font qu’Eimskip est la seule compagnie maritime étrangère à avoir intérêt à approvisionner le Groenland.

1.2. … conduisant à une insécurité alimentaire touchant les Groenlandais les plus modestes

Document 5. Les réseaux de l'alimentation au Groenland : entre polarisation nordique, saisonnalité contraignante et gradient de vulnérabilité alimentaire

enclavement du Groenland carte

Sources : Statistics Greenland 2022, Marinetraffic, Royal Arctic Line, 2022. Réalisation : Nina Parmantier, 2022, Géoconfluences 2023.
NB. Étant donné que la crise sanitaire a bouleversé le trafic aérien, les statistiques de 2019 sur le trafic aérien ont été préférées à celles de de 2021.

 

Cette dépendance du Groenland aux flux en provenance d’Islande et du Danemark interroge le degré de sécurité alimentaire de l’île, définie par la quantité, l’accessibilité économique et la salubrité des aliments. À Nuuk, l’insécurité alimentaire n’est guère déterminée par l’indisponibilité des denrée car la ville bénéficie d’un port libre de glace toute l’année et de ses relations commerciales avec le Danemark, connu pour son agriculture productive et exportatrice, ce qui limite les risques de rupture d’approvisionnement. Néanmoins, la capitale n’est pas à l’abri d’aléas qui peuvent perturber l’approvisionnement local. Ainsi, un chef de rayon expliquait : « environ deux à trois fois dans l’année il nous arrive de connaître une pénurie à cause du mauvais temps » (entretien, 5 avril 2022). Ces pénuries restant rares et brèves, l’insécurité est surtout déterminée par l’inaccessibilité alimentaire qui est l’impossibilité dans les faits de se procurer des denrées en raison de leur coût (Alary, 2009). Si les revenus moyens sont élevés au Groenland, ils cachent de profondes inégalités salariales (OCDE, 1999) qui exposent une partie de la population à l’incapacité d’acheter les denrées importées les plus chères tels que les fruits. Notre questionnaire indique que presque la moitié des Nuukois nés au Groenland déclarent avoir renoncé récemment à consommer des fruits et légumes du fait de leur prix (document 6). Par exemple, en avril 2022, un kilogramme de pommes Pink Lady coûtait 36,96 kr (5 €) à Nuuk contre 25 kr (3,30 €) à Copenhague, soit 33 % de différence (observations en avril 2022). Mais cet écart peut être nettement plus important selon les produits considérés. Ainsi, un ananas coûtait presque trois fois plus cher à Nuuk qu’à Copenhague (29 kr contre 10 kr).

Document 6. Part des habitants de Nuuk ayant renoncé aux fruits et légumes en raison de leur coût, selon leur pays d'origine
horizontalBar
« Avez-vous renoncé récemment à consommer des fruits ou des légumes du fait de leur coût ? » true Danemark;Groenland;Autres*;Moyenne   true
  OUI 32;43;11;39   #E31E51
  NON 68;57;89;61   #CCCCCC

*Autres : Philippines, Thaïlande, Islande, Norvège, Suède
Source : enquêtes réalisées par Nina Parmantier, 2022.

 
 
Encadré 2. Le désenclavement de Nuuk : vers un renversement logistique en faveur d’une plus grande sécurité alimentaire ?

Afin de diminuer les prix des aliments importés, les acteurs groenlandais tentent d’améliorer l’accessibilité de la ville. C’est pourquoi un port à conteneurs a été mis en service en 2017 à Nuuk. Cette modernisation des infrastructures portuaires doit se comprendre dans un contexte d’ « ouverture possible des routes maritimes [qui] érigerait Nuuk en relais géostratégique entre l’Asie, l’Europe et le continent américain » (Escach, 2019, p. 49). Cependant, ces nouvelles routes maritimes restent encore anecdotiques par rapport aux grandes routes commerciales (Pic, 2020) et le port de Nuuk a été conçu en fonction des besoins de sa population et non en vue de devenir un hub de l’Arctique. À titre de comparaison, le port de Fort-de-France (Martinique) a une capacité d’accueil six fois supérieure (250 000 EVP) et celui de Marseille (1,25 millions d’EVP) peut accueillir quatre-vingts fois ce qu’accueille le port de Nuuk aujourd’hui.

L’aéroport de Nuuk devrait, quant à lui, accueillir des vols internationaux dès 2024 (Kalaallit Airports, 2022) grâce à l’agrandissement de sa piste actuellement trop petite (900 m) pour l’atterrissage des Airbus A330-200 (document 7). Cela désenclaverait la ville qui n’est accessible aujourd’hui que par Kangerlussuaq, seul aéroport groenlandais à pouvoir accueillir des vols long-courriers. Néanmoins, la mise en service du nouvel aéroport est retardée par les contraintes du site (document 8) et un déficit de main d’œuvre dans le bâtiment. Lorsque ces problèmes techniques seront résolus, un renversement logistique se fera vraisemblablement en faveur de Nuuk. Pour le système alimentaire nuukois, cela signifiera d’une part l’augmentation des flux et de la consommation. D’autre part, le prix de certaines denrées « fragiles » (asperges, haricots verts, baies) ou « exotiques » (mangues) importées par avion pourrait être réduit par la diversification des provenances aériennes internationales.

Document 7. L’aéroport de Kangerlussuaq

Aéroport de Kangerlussuaq

Sa localisation est liée à un relief peu contraignant qui permet à la piste d’être assez longue pour accueillir les Airbus A330-200 de Royal Greenland. Cliché : Nina Parmantier, 2022.

Document 8. Le chantier du nouvel aéroport de Nuuk : entre contraintes et espoirs de désenclavement

aéroport de Nuuk

Sources : Kalaallit Airports, 2022. Réalisation et photographie : Nina Parmantier, 2022.


 

1.3. Entre passé glorieux et insécurité alimentaire, quelle place pour la chasse professionnelle dans le système alimentaire nuukois ?

Document 9. La contamination des mammifères marins groenlandais, une chaîne de causalité du mondial au local

Chaîne de causalité de la contamination

 

À cette inaccessibilité économique s’ajoute une insalubrité des aliments traditionnels. La concentration des polluants organiques persistants (POP) et des métaux lourds (plomb, mercure) dans les mammifères marins arctiques sont à l’origine de graves problèmes sanitaires tels que des troubles de la fertilité et des cancers (AMAP, 2021 ; Mulvad, 2018) (document 9).

L’insécurité alimentaire à Nuuk est donc également déterminée par les risques sanitaires liés à la consommation des produits de la chasse. Cela tend à intensifier le processus de marginalisation que connaît cette activité depuis les années 1950 (Poiret, 2021). Alors qu’ils représentaient l’essentiel de l’alimentation des Inuit de Thulé il y a un siècle, les produits de la chasse sont aujourd’hui concurrencés par les produits transformés achetés en grande surface. En 2022, 31 % des Nuukois déclarent manger au moins une fois par semaine des mammifères marins (document 10) et 46 % du gibier (rennes, bœufs musqués).

Document 10. La consommation des produits de la chasse des Nuukois
horizontalBar
« Combien de fois consommez-vous des mammifères marins / du gibier par semaine ? » true Des mammifères marins;Du gibier Produits consommés;% des personnes interrogées true
  Tous les jours 2;0   #E31E51
  5 à 6 fois par semaine 3;6   #111111
  3 à 4 fois par semaine 8;19   #444444
  1 à 2 fois par semaine 18;21   #AAAAAA
  moins d'une fois par semaine 69;54   #EEEEEE

Sources : sondages réalisés par Nina Parmantier, 2022.

Parallèlement, le métier de la chasse a été déclassé par les métiers du service qui offraient plus de garanties économiques. En 2022, seuls 2 137 Groenlandais étaient chasseurs professionnels (soit 3,8 % de la population actuelle) contre 3 068 en 1993 (soit 5,6 % de la population de 1993) (document 11).

Document 11. Frise chronosystémique de la marginalisation économique et alimentaire de la chasse

Frise chasse au Groenland

 

En moins d’un siècle, l’alimentation des Groenlandais est passée d’un système alimentaire en vase clos fondé sur des consommations presqu’exclusivement carnées à une alimentation globalement occidentalisée, riche en calories, en graisse saturée et en sucres raffinés (Malaurie, 1992 ; Dahl-Petersen et al., 2011 ; AMAP, 2021) (document 12). Des stratégies de diversification des productions alimentaires sont alors mises en œuvre afin d’accroître l’autosuffisance de Nuuk.

Document 12. Fastfood nuukois (au rez-de-chaussée) et brasserie dano-groenlandaise (à l’étage) témoins de l’occidentalisation de l’alimentation à Nuuk

fast food à Nuuk

Cliché : Nina Parmantier, 2022.

 

2. Les circuits longs de l’industrie halieutique et les circuits courts de l’agriculture et de la théra-pêche locale au défi de la mondialisation économique et culturelle du Groenland

Face à la grande dépendance du Groenland à l’industrie de la pêche, des tentatives de diversification des productions locales sont développées à Nuuk. L’agriculture hydroponique tente de répondre à la transition alimentaire que connaissent les Nuukois en proposant des végétaux frais durables à moindre coût. Cela témoigne de la volonté d’une partie des acteurs groenlandais de renforcer l’autosuffisance locale de la capitale. Or, les circuits-courts de la petite pêche et de la chasse (théra-pêche) s’intègrent pleinement dans les stratégies de développement d’une alimentation locale.

2.1. « The North Atlantic Champion » : des produits de la mer pêchés et transformés majoritairement sur la côte occidentale dans le cadre d’une industrie halieutique performante et peu vulnérable…

Document 13. Façade est du siège social et de l’usine de Royal Greenland : des installations portuaires performantes qui structurent l’espace nuukois

Port de Nuuk

Cliché : Nina Parmantier, 2022.

 

La pêche industrielle constitue le cœur économique et la seule industrie du Groenland (document 13). Elle est structurée par deux compagnies groenlandaises, Royal Greenland (publique) et Polar Sea Food (privée), ce qui rend le PIB du Groenland très dépendant des fluctuations du marché international. Les principaux ports et industries halieutiques se concentrent tous entre Ilulissat (premier port de pêche du Groenland en volume) et Nuuk, le troisième port de pêche du Groenland (document 14).

Document 14. L'industrie halieutique : le mode de mise en valeur majeur de la côte ouest du Groenland

Pêche et production industrielle halieutique au Groenland

 

Leurs productions représentent l’essentiel des exportations groenlandaises, ce qui fait de la pêche le principal vecteur d’intégration à la mondialisation. Bien que les exportations groenlandaises aient diminué de 20 % entre 2019 et 2021 du fait du ralentissement du commerce mondial durant la crise sanitaire, les produits de la mer représentaient entre 92 et 98 % des exportations de l’île (document 15), soit environ 25 % du PIB du Groenland.

Document 15. Part des exportations halieutiques dans les exportations groenlandaises totales entre 2019 et 2021
bar
Exportations groenlandaises (en couronnes danoises) false 2019;2020;2021   true
  Exportations groenlandaises totales 5517681172;5304735832;4880913834   #CCCCCC
  Exportations halieutiques groenlandaises 5063888533;4847673034;4778280021   #E31E51

Source : Statistics Greenland, 2022.

Les exportations halieutiques groenlandaises permettent d’atteindre une sécurité alimentaire minimale, c’est-à-dire fondée sur la balance commerciale excédentaire entre les denrées importées et les denrées exportées par le Groenland au regard des besoins de la population nationale. En 2019, les importations totales s’élevaient à 6,6 milliards de couronnes (Statistics Greenland, 2022) dont 1,1 milliard de couronnes d’importation alimentaire. Puisque les exportations étaient de 5,1 milliards de couronnes, les échanges alimentaires du Groenland étaient excédentaires de 4 milliards de couronnes, soit 538 millions d’euros (document 16).

Document 16. Une balance commerciale alimentaire excédentaire entre 2019 et 2021
bar
Écart entre les exportations et les importations (balance commerciale), en couronnes danoises false 2019;2020;2021   true
  Exportations alimentaires 5063888533;4847673034;4778280021   #F8B900
  Importations alimentaires 1057641475;1086347052;1086626723   #E31E51
  Balance commerciale alimentaire 4006247058;3761325982;3691653298   #47B9B5

Source : Statistics Greenland, 2022.

Mais si l’industrie de la pêche est le cœur économique de l’île (document 17), le Groenland ne joue qu’un rôle marginal à l’échelle mondiale, comme l’évoque le rapport de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, qui place le Danemark (Groenland compris) à la 23e place derrière les géants de la pêche que sont la Chine, l’Indonésie, le Pérou, la Russie et les États-Unis (FAO, 2022). Face à la diminution des stocks de poissons en cas d’intensification de la pêche groenlandaise, des initiatives privées sont mises en place pour insérer la production alimentaire groenlandaise dans des modes de mise en valeur plus durables et garantissant une autosuffisance alimentaire à l’échelle locale.

Document 17. L'organisation spatiale du port de Nuuk

carte du port de Nuuk

 

2.2. Une agriculture hydroponique comme levier d’une autosuffisance nuukoise répondant aux demandes d’une population en pleine transition alimentaire

À Nuuk, l’autosuffisance alimentaire n’est pas un état où la production serait supérieure ou égale à la quantité de nourriture consommée (Alary, 2009) mais un processus de développement d’une alimentation locale par des acteurs agricoles et cynégétiques privés. Par exemple, Greenlandic Greenhouse est une entreprise nuukoise qui cultive des végétaux en agriculture hydroponique (document 18).

Document 18. Plants de basilic cultivés par Greenlandic Greenhouse en hydroponie et éclairés par des lumières bleues et rouges. Une autosuffisance à l’échelle locale ?

plants de basilic

Cliché : Nina Parmantier, 2022.

 

Il s’agit d’une agriculture en intérieur caractérisée par des plantes émergées dans une eau à laquelle sont ajoutés des nutriments (Son et al., 2020). La production est donc sans substrat mais elle est également désaisonnalisée, puisque ni le climat polaire ni la lumière naturelle n’entrent en contact avec les plantes (document 19). Ce mode de production minimise l’importance du site entendu comme le cadre physique du lieu. Néanmoins, il ne signifie nullement une déterritorialisation puisque la production est au contraire marquée par une forte intégration au système énergétique nuukois. À l’instar de la capitale elle-même, l’énergie de la serre est approvisionnée en totalité par la centrale hydroélectrique de Buksefjord, à 56 km au sud-est de Nuuk. De plus, un partenariat a été conclu avec l’incinérateur de déchets de Nuuk, à 180 m de Greenlandic Greenhouse, afin que l’énergie produite en excès soit transportée pour chauffer la serre. L’entreprise surfe donc sur l’engouement actuel pour l’agriculture durable, comme le rappelle le rapport de Nordic Co-operation : « Greenlandic Greenhouse cultive des aliments durables et sans pesticides, moins chers que les alternatives existantes… et soutient ainsi un système alimentaire plus durable au Groenland » (Nordic co-operation, 2021, trad. N. P.).

Document 19. Une agriculture hydroponique sans terroir, désaisonnalisée mais fortement intégrée aux réseaux énergétiques locaux

hydroponie au groenland

Sources : entretiens, Pitte, 1999 et Son et al., 2020. Réalisation : Nina Parmantier, 2022.

 

À cette forte intégration au réseau énergétique se conjugue une situation de monopole productif à l’échelle locale. Greenlandic Greenhouse est en effet la seule exploitation produisant des végétaux à Nuuk, majoritairement des salades mais également des betteraves, des choux, du basilic et différentes autres plantes aromatiques. Presque l’ensemble du bassin de consommation étudié est approvisionné par la serre groenlandaise via les cafétérias d’entreprises et les quatre magasins vendant les produits de Greenlandic Greenhouse (document 20). Cette absence de concurrence productive à l’échelle locale est complétée par une bon rapport qualité-prix par rapport aux produits importés, du fait de la proximité au bassin de consommation nuukois. Néanmoins, les faibles volumes de production conduisent Greenlandic Greenhouse à vendre principalement aux restaurants et cafétérias d’entreprise. En ce sens, les végétaux consommés par la population sont toujours majoritairement importés et le problème de la cherté des denrées n’est pas résolu au quotidien.

Document 20. Les circuits de l'autosuffisance locale : entre monopole productif local et intégration à des réseaux régionaux d'approvisionnement alimentaire

Greenlandic Greenhouse

Sources : entretiens et observations personnelles. Réalisation : Nina Parmantier, 2022.

 

Si l’on ne peut donc pas parler d’autosuffisance au sens strict, le développement d’une agriculture locale à Nuuk témoigne de la transition alimentaire groenlandaise en lien avec l’augmentation de la demande en végétaux vendus en circuits courts, plus respectueux de l’environnement et moins onéreux que les produits importés depuis l’Europe. Cet exemple atteste aussi de l’insertion croissante dans la mondialisation culturelle puisque les pratiques des Nuukois et leur rapport à l’alimentation tendent à ressembler de plus en plus à ceux des autres cultures. En effet, l’offre de basilic groenlandais répond à la demande de plus en plus forte en produits issus des différentes cultures mondialisées, en l’occurrence la gastronomie méditerranéenne, mais le constat peut être étendu aux cuisines nord-américaines et asiatiques, comme l’indique la surreprésentation de ces restaurants à Nuuk (document 23). Néanmoins, cette uniformisation n’est pas totale puisque la chasse continue de jouer un rôle non négligeable dans la consommation des Nuukois.

Document 21. Culture culinaire affichée par les restaurants de Nuuk (%)
doughnut
  24;19;19;17;12;9 Nord-américaine, fast food;Cafés, bars;Européenne;Asiatique;Groenlandaise;Italienne
#32A9E1;#CCCCCC;#47B9B5;#CACA00;#E31E51;#029F7E

Sources : observations, entretiens, Tripadvisor, Google Map.

Réalisation : Nina Parmantier, 2022. NB. En cas d’absence d’observation directe, seuls les restaurants avec un avis datant de moins d’un an ont été retenus. En cas d’identité hybride, le restaurant a été compté dans plusieurs catégories.

2.3. Les réseaux de la théra-pêche pour une autosuffisance partielle locale 

Puisque la majorité des végétaux consommés restent produits en dehors du Groenland, il serait tentant de conclure qu’il n’y a pas d’autosuffisance locale à Nuuk. Néanmoins, au-delà de la production végétale encore insuffisante, Nuuk dispose d’une autosuffisance partielle en poissons et viandes grâce à la pêche artisanale ((À l’inverse de la pêche hauturière pratiquée par Royal Greenland et Polar Seafood destinée presqu’exclusivement à l’exportation, ces petits pêcheurs « vendent la moitié de leur production à Royal Greenland et Polar Seafood et l’autre moitié au marché local » (entretien, 7 avril 2022).)) et la chasse locale. Or, « il n’y a aucune différence entre les chasseurs et les pêcheurs au Groenland, en particulier sur la côte sud-ouest où il n’y a pas un chasseur qui ne soit également pêcheur » assurait un ancien pêcheur nuukois (entretien du 06-04-2022). C’est pourquoi le terme de « théra-pêche », entendue comme la pratique péri-alimentaire unissant les mobilités de la pêche et de la chasse afin de capturer des mammifères et des poissons, est proposé. Les produits de la théra-pêche sont vendus au Kalaaliaraq, un marché vendant en circuit-court des poissons frais, ainsi que de la viande de baleine, de renne, de phoque et d’oiseaux. Ce mode de commercialisation est assez informel. Par exemple, les produits vendus n’ont pas d’étiquette indiquant le nom du produit et son prix (document 22) et il n’est pas nécessaire d’être un chasseur professionnel pour vendre au Kalaaliaraq, une licence de chasse suffit.

Document 22. L'intérieur du Kalaaliaraq de Nuuk. Un circuit-court de la théra-pêche marqué par l'informalité

kalaaliaraq

Cliché : Nina Parmantier, 2022.

 

Si seulement 17 % des Nuukois déclarent s’approvisionner principalement au Kalaaliaraq (document 23), cela ne signifie pas que la chasse et la pêche ne jouent pas un rôle central dans l’autosuffisance nuukoise. En effet, la théra-pêche s’inscrit également dans des réseaux de solidarités familiales. Par exemple, une habitante confiait : « mon beau-père et le père de mon petit-ami sont chasseurs et pêcheurs. Je m’approvisionne principalement par eux » (entretien, 4 avril 2022). La théra-pêche contribue donc à une autosuffisance partielle en viande et le poisson. Ainsi, un membre du gouvernement affirmait « dans ma famille, nous sommes autosuffisants en bœufs musqués, en rennes, en algues, en poissons et en baies » (entretien, 7 avril 2022). Afin de maintenir cette activité menacée, les politiques de patrimonialisation et les discours reprenant le lexique de la durabilité sont utilisées, confirmant que l’alimentation est un champ politique.

Document 23. Le supermarché, principale source d'approvisionnement des Nuukois
doughnut
« Où achetez-vous le plus souvent votre nourriture ? » 79;17;5 Supermarché;Kalaaliaraq;Propres captures ou captures par des proches #CCCCCC;#EE7169;#E31E51

Sources : sondages. Réalisation : Nina Parmantier, 2022.

NB. La catégorie « propre capture » a été proposée par les répondants, elle est donc vraisemblablement sous-représentée.

3. Autosuffisance et souveraineté alimentaire : lorsque le made in Greenland devient une question politique

Afin de préserver des pratiques péri-alimentaires menacées, le gouvernement groenlandais défend la durabilité de la chasse et développe des politiques de patrimonialisation différenciée. La souveraineté alimentaire du Groenland s’inscrit alors dans un champ où les acteurs rivalisent pour s’approprier un territoire convoité.

3.1. Une patrimonialisation spatialement différenciée de la chasse afin de maintenir en vie des pratiques menacées par la mondialisation culturelle

Les politiques de patrimonialisation visent le maintien de la chasse chez les Groenlandais urbains et la préservation des techniques traditionnelles dans les espaces ruraux. Un membre du ministère de la chasse expliquait vouloir « protéger la pratique du traîneau à chien. C’est pourquoi [le ministère a] augmenté la part des chasseurs se déplaçant en traîneau dans les quotas nationaux. [Il a] fait de même pour ceux qui pratiquent la chasse au harpon depuis un kayak dans le but de maintenir la tradition en vie » (entretien, 7 avril 2022) (document 24).

Document 24. Armes de chasse et kayak traditionnels exposés au musée national du Groenland : entre chasse essentiellement récréative à Nuuk et théra-pêche vivrière pour les territoires ruraux groenlandais

kayak et armes de chasse

Cliché : Nina Parmantier, 2022.

 

Nuuk et les villes groenlandaises sont marquées par des modes de patrimonialisation institutionnelle moins spécifiques. En effet, puisque les populations de ces villes sont marquées par la modernité hybride, c’est-à-dire une tension entre l’envie de maintenir un patrimoine et de s’intégrer à des modes de vie contemporains (Chartier, 2005), l’enjeu est de conserver ces pratiques en voie de marginalisation. Le premier moyen consiste à favoriser une transmission intergénérationnelle des techniques de chasse et de pêche le plus tôt possible. C’est pourquoi l’âge légal du permis de chasse au Groenland est de 12 ans (Sullissivik, 2022), ce qui est particulièrement précoce par rapport aux standards européens (en France, l’âge légal est de 16 ans par exemple). D’autre part, les mesures gouvernementales visent à faciliter la transmission des connaissances spatiales nécessaires aux parcours de chasse, de pêche et de cueillette en diffusant des systèmes d’information géo-cynégétiques et géo-halieutiques, tel que la plateforme gouvernementale NunaGIS. Mais afin de maintenir la chasse chez les populations urbaines, il est également nécessaire d’agir sur les représentations à travers les discours.

3.2. La chasse au cœur des discours gouvernementaux et environnementaux antagonistes

Afin de légitimer la chasse aux mammifères marins, le gouvernement promeut le caractère durable de la chasse et met symboliquement à distance les ONG environnementales, tels que Sea Shepherd et Greenpeace, qui condamnent cette activité. Tout d’abord, les discours officiels insistent sur la valeur environnementale, sanitaire et sociale de la chasse par rapport aux produits transformés importés sur de longues distances. Un membre du gouvernement soutenait que « manger des produits locaux, c’est meilleur pour la santé et pour l’environnement puisque cela diminue les émissions de CO2 du Groenland ! Et c’est très bien d’utiliser nos ressources locales » (entretien, 7 avril 2022), sachant que les produits locaux en question étaient des mammifères marins, des poissons et des baies. Bien que les relations entre les ONG anti-chasse et le gouvernement se soient apaisées ces dernières années (les fortes tensions évoquées remontaient à 2003, soit un acmé datant de presque 20 ans), des tensions subsistent, conduisant à des discours visant à discréditer certaines organisations environnementales en soulignant la spécificité organisationnelle et culturelle du Groenland par rapport aux grandes villes où siègent ces organisations. Ainsi, un membre du gouvernement déclarait que « ces ONG sont habituées à de grandes villes et de grands marchés économiques que nous n’avons pas au Groenland. Elles ne comprennent pas notre situation et les efforts des chasseurs pour être responsables » (entretien, 7 avril 2022). Implicitement, il est donc affirmé que les actions et les recherches de ces acteurs non-gouvernementaux ne sont pas légitimes puisqu’ils plaquent des schémas de pensées urbano-centrés à des espaces lointains qui n’ont pas les mêmes modes d’organisation spatiale et fonctionnelle. L’occultation passe par le discours mais aussi par l’espace. Par exemple, la municipalité de Nuuk a interdit le port d’arme dans un rayon de cinq kilomètres de la ville et la chasse à la baleine a également été prohibée afin de ne pas heurter la sensibilité des touristes. En ce sens, le contact entre le touriste et le chasseur est limité le plus possible par la mise en place d’un compromis spatial visant à séparer deux pratiques a priori incompatibles (document 25).

Document 25. La légitimation de la chasse : entre discours officiels sur la durabilité et mise à distance des ONG environnementalistes

légitimation de la chasse

Sources : entretiens, réflexions personnelles. Réalisation : Nina Parmantier, 2022.

 

3.3. L’alimentation, un champ où les acteurs nuukois et mondiaux rivalisent pour influer sur un système alimentaire en constante renégociation

Ainsi, le gouvernement groenlandais est tiraillé entre plusieurs acteurs aux représentations et intérêts concurrents (document 26). D’un côté, les lobbies de la chasse groenlandais exercent une très forte pression sur les décisions du gouvernement. D’un autre côté, les ONG environnementales minent l’image des territoires qui pratiquent la chasse aux mammifères marins (Pouillon et Laslaz, 2019). Le secteur alimentaire qui met donc en jeu une variété plus grande d’acteurs internationaux n’est pas la pêche comme on pourrait le croire mais la chasse. Avec quatre catégories d’acteurs identifiés, la chasse est au cœur d’une dialectique scalaire beaucoup plus complexe que l’agriculture et la pêche. Cela est dû, d’une part, à la contamination des mammifères marins à l’échelle mondiale, et d’autre part aux tensions qui émergent chroniquement entre les ONG environnementalistes et les pays pratiquant la chasse aux mammifères marins. Deuxième remarque : toutes les relations confluent vers le gouvernement groenlandais. Cela indique qu’il occupe une place de plus en plus prépondérante dans les décisions intérieures mais aussi extérieures. Enfin, le système alimentaire groenlandais n’est pas statique ni hermétique puisque les interactions entre les différents acteurs nuukois négocient en permanence les organisations spatiales et économiques de la production, de la distribution et de la consommation des aliments. 

Document 26. Des jeux d'acteurs et d’agents multi-scalaires influant le système alimentaire nuukois

jeux d'acteurs

Sources : observations et réflexions personnelles. Réalisation : Nina Parmantier, 2022.

 

Conclusion. L’alimentation est politique

Au terme de cette réflexion, il advient que Nuuk ne peut polariser les flux, les stratégies et les identités alimentaires qu’en s’insérant dans des réseaux, des champs et des territoires plus vastes. La polarisation des flux alimentaires implique l’intégration de Nuuk à la mondialisation économique par la diversification de ses exportations halieutiques et l’amélioration de son accessibilité aérienne. Le renforcement de son autosuffisance s’inscrit dans des logiques de mise en réseau de l’île à l’échelle régionale. La consolidation de sa souveraineté ne peut se faire que si les acteurs de la capitale rivalisent sur le champ politique mondial afin d’affirmer l’autorité de Nuuk sur son territoire. Ainsi, le système alimentaire nuukois et groenlandais est marqué par une surreprésentation de l’industrie halieutique, le seul secteur alimentaire qui intègre la capitale aux flux alimentaires mondiaux. L’agriculture étant peu développée à l’échelle nationale, le système alimentaire nuukois est dépendant des importations maritimes qui transitent toutes par le Danemark. Cependant, le coût du transport génère une inaccessibilité alimentaire pour une partie importante des Nuukois. Cette dépendance aux importations expose également à des pénuries alimentaires renforcées par les conditions climatiques à Nuuk. D’autant plus que la marginalisation économique et alimentaire de la chasse, due notamment à la pollution des océans et à l’occidentalisation des habitudes alimentaires, questionne la pérennité de l’activité à moyen terme. Bien que le gouvernement groenlandais ne dispose pas de moyens humains et financiers suffisants pour entreprendre de véritables politiques alimentaires, il parvient à affirmer son autorité politique en se réappropriant les stratégies d’autosuffisance initiées par les acteurs privés. Les ressources alimentaires sont au cœur des enjeux de souveraineté, d’autosuffisance et de territorialisation. La confrontation de ces enjeux territoriaux et politiques conduit à la formation de champs où les acteurs de l’alimentation rivalisent pour accroître leur souveraineté et s’approprier un territoire. Cela passe notamment par l’autosuffisance qui permet une meilleure polarisation de Nuuk, la mise en valeur de ressources et la diminution de la dépendance aux importations danoises. Cependant, une vision uniquement politique de l’alimentation tend à minimiser un acteur pourtant central au Groenland, les habitants eux-mêmes. Ceux-ci tentent de redéfinir une alimentation et des pratiques alimentaires en fonction de leurs besoins, de leur identité et de leurs rapports aux lieux, d’une dimension moindre que le territoire jusqu’ici étudié, mais tout aussi concurrentiels et bien plus au centre des stratégies d’appropriation et de spécification. Capitale plus danoise que groenlandaise selon certains, Nuuk peut-elle être le creuset d’une identité groenlandaise qui mette en relation des acteurs et des échelles qui sont parfois opposés et qui font pourtant sa spécificité ? 

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : alimentation | déterritorialisation | ONG | sécurité et insécurité alimentaire | transition alimentaire

 

L'autrice remercie sincèrement Lionel Laslaz pour ses précieux conseils, sa relecture attentive et sa confiance encourageante. Elle témoigne également toute sa gratitude à ses relecteurs et à toutes les personnes qu’elle a eu la chance de rencontrer au Groenland.

Nina PARMANTIER

Masterante en géographie, master 1 géographies & montagnes, Université Savoie Mont Blanc

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Nina Parmantier, « Se nourrir à Nuuk (Groenland), entre pratiques traditionnelles, transition alimentaire et sécurisation de l'approvisionnement », Géoconfluences, février 2023.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/arctique/articles-scientifiques/alimentation-groenland