Pistes pour une géographie expérientielle dans l'enseignement
Cédric Naudet, maître de conférences - UPEC, INSPÉ de Créteil, CIRCEFT-ESCOL
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La géographie expérientielle a été formalisée en France au sein du groupe Pensée Spatiale de l’Institut de Recherche sur l’Enseignement des Mathématiques et des Sciences (IREMS) de l’Université Paris Cité ((Ce groupe a été constitué par Caroline Leininger-Frézal, enseignante-chercheuse au sein de l’Université Paris Cité. Il regroupe des enseignants en activité dans le secondaire ayant suivi le master de didactique des sciences de la même université. Le groupe initial, constitué en 2013, a été profondément remodelé en 2020. Cédric Naudet, co-auteur de ce texte, a intégré le groupe en 2018.)). Elle a pour ambition de prendre en compte les interactions entre les savoirs d’expérience, issus de représentations ou de pratiques spatiales, la « géographie spontanée » et les savoirs scolaires qui appartiennent à une « géographie raisonnée » (Gaujal, 2016).
Après avoir présenté la plus-value de l’utilisation des pratiques spatiales pour la géographie scolaire, cet article présentera la démarche didactique mise en œuvre et des exemples de scénarios développés, avec les premiers résultats des recherches du groupe.
1. Mobiliser les pratiques spatiales du quotidien pour renouveler la géographie scolaire
La thèse de Laurent Cailly (2004) a permis de mettre la focale sur les « pratiques spatiales individuelles » constituées tant des relations matérielles à l’espace – résider à tel ou tel endroit, se déplacer, télécommuniquer, etc. : « tout ce que les individus mettent concrètement en œuvre pour gérer empiriquement le problème de la distance, pour faire et jouer avec elle » (ibid. : 14 ) – que des relations immatérielles à celui-ci, c’est-à-dire l’« ensemble des jugements que les individus produisent sur l'espace et sur ses objets » (ibid.). Ces spatialités du quotidien relèveraient, selon Michel Sivignon (2020) ou Denis Retaillé (1997) d’une « géographie spontanée » :
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Dans le cadre scolaire, ces spatialités étaient notamment mobilisées dans les chapitres introductifs des programmes de sixième (2006) et de première (2011). Elles le sont encore dans les programmes de 2015, au cycle 3 : outre le chapitre « découvrir les lieux où j’habite », cinq verbes d’action cherchent à référer à des pratiques concrètes pour l’élève (« se loger/travailler » ; « consommer » ; « se déplacer » ; « communiquer » ; « mieux habiter »). Cependant, les spatialités des individus sont peu sollicitées dans les autres niveaux de la scolarité et l’école « hors les murs » s’avère de plus en plus compliquée à mettre en œuvre. Pourtant, les pratiques spatiales du quotidien pourraient être utilisées comme « pratique sociale de référence », entendue comme un ensemble de pratiques sociales pouvant servir de référence à des pratiques scolaires (Martinand, 2003). La notion de référence est utilisée ici pour « prendre en compte des pratiques dans tous leurs aspects, y compris dans leurs composantes de savoirs, discursifs ou non, explicites ou implicites, individuels ou collectifs » (ibid., p. 128). Des précautions doivent cependant accompagner ce regard induit : « sens et structures des savoirs, et même les concepts centraux ((De nombreux termes ont des significations différentes selon les contextes de leur emploi. Les géographes ont ainsi une conception particulière des concepts d’habiter, de métropole, de territoire… qui ont une signification moins englobante dans les savoirs vernaculaires.)), peuvent être différents selon les pratiques, alors même que les objets semblent les mêmes » (ibid.). Denis Retaillé fait ainsi une distinction entre ces pratiques du quotidien, non conscientisées, et les savoirs géographiques « savants », visées par la géographie « scientifique ».
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Ainsi, à l’appui des formalisations de Denis Retaillé est-il possible de distinguer ces deux formes ((Le terme forme est employé dans une dimension sociologique (Vincent, 1994) car ces géographies engagent les corps, les langages et donc les contenus, les cadres de réceptions de ces contenus.)) de géographies : celle construite par les pratiques du quotidien – voire du hors quotidien pour les pratiques exceptionnelles comme le tourisme – et celle érigée par l’analyse, par l’étude de l’espace proche ou lointain. Les premiers savoirs ne sont pas formalisés, contrairement aux seconds.
Il faut noter toutefois que les ressources acquises dans l’expérience spatiale individuelle ne sont pas déconnectées des autres savoirs. En effet, si les savoirs vernaculaires sont à distinguer de la géographie « savante » (Collignon, 2005), il existe une porosité entre les savoirs – spontanés, scolaires, médiatiques, scientifiques – qui doit amener à considérer la géographie spontanée conjointement avec ces autres médiations qui informent également sur l’environnement de l’individu.
Dans ces conditions, comment ces pratiques sociales peuvent-elles constituer une clé d’explicitation des savoirs savants ?
2. Comment articuler la géographie spontanée et la géographie raisonnée ?
Le groupe Pensée Spatiale a expérimenté des situations didactiques permettant de passer de l’expérience à l’analyse de celle-ci via une démarche en quatre temps (les 4i) : l'immersion, l’interaction, l'institutionnalisation et l’implémentation. Cette démarche s’appuie sur les théories de John Dewey (1938), Kurt Lewin (1951), Jean Piaget (1968) et David A. Kolb (1984), qui postulent que la clef de la réussite pédagogique repose sur la confrontation des élèves à une expérience courante dont l'objectif est de questionner leurs représentations, leurs pratiques spatiales puis de relire ces dernières au regard des savoirs et connaissances acquis en classe.
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Les scénarios sont construits à partir d’une expérience spatiale au sens délimité par Laurent Cailly : « une expérience est spatiale si elle est centrée sur une pratique spatiale ; [celle-ci] se manifeste, via le langage, sous forme d'idéologies spatiales, concept qui désigne l'ensemble des jugements que les individus produisent sur l'espace et sur ses objets » (Cailly, 2004, p. 14). Une typologie des différentes expériences spatiales mobilisables dans les situations d’enseignement/apprentissage a été construite par le groupe (document 1).
Document 1. La typologie des différentes expériences spatiales mobilisable dans les scénarios de géographie expérientielleL’expérience spatiale peut tout d’abord être directe. Elle met alors en jeu soit les pratiques spatiales personnelles des élèves ou des étudiants dans un cadre privé, soit des pratiques spatiales provoquées par l’enseignant dans le cadre du cours de géographie. Dans le premier cas, leurs pratiques peuvent être récurrentes et fréquentes (mobilité domicile/école par exemple) ou bien ponctuelles et occasionnelles (départ en vacances par exemple). Dans ce cas, l’expérience repose sur ce que les apprenants disent faire dans l’espace (pratiques déclarées endogènes) ou bien de leurs représentations spatiales. Les pratiques spatiales et l’expérience qui en découlent sont individuelles et fort variables d’un individu à l’autre. Dans le second cas, les pratiques spatiales sont collectives, ponctuelles et artificiellement créées par l’enseignant par l’intermédiaire de sorties de terrain ou d’excursions. L’expérience peut aussi être indirecte. Il ne s’agit plus du vécu des apprenants mais celui d’autres acteurs qui rapportent leurs pratiques ou leurs représentations spatiales dans leur discours. Ces pratiques peuvent aussi être simulées dans des jeux de rôles ou de simulation. En effet, « les pratiques spatiales se manifestent, via le langage, sous forme d'idéologies spatiales, concept qui désigne l'ensemble des jugements que les individus produisent sur l'espace et sur ses objets ». (Cailly, 2004, p. 10). |
3. Deux exemples de scénarios mis au point par le groupe pensée spatiale
Les deux exemples suivants mettent en évidence la diversité des scénarios développés par le groupe Pensée spatiale ((Voir le blog de l’équipe pour plus d’exemples et de détails.)).
3.1. Un exemple d’utilisation des pratiques spatiales d’acteurs : un débat sur le tourisme en période pandémique à Punta Cana
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Document 2. Une pratique spatiale mondialisée, la fréquentation de la plage de sable, ici privatisée selon le modèle du lido (Punta Cana, République dominicaine)Cliché de Ben Kucinski, 12 juillet 2012, sous licence CC 2.0 attribution. Source FlickR. |
Ce scénario est envisageable dans le thème 2 de 4e « les mobilités humaines transnationales », dans le thème 3 « des mobilités généralisés » en classe de seconde générale, et dans le thème 2 dont une partie est consacrée aux mobilités touristiques en classe de seconde professionnelle. Chaque élève prépare un argumentaire au regard de l’acteur qu’il a pour charge d’incarner (document 3).
Document 3. Un exemple d’argumentaire rédigé par une élève |
Après la phase d’immersion, les élèves interagissent dans un débat ou chacun expose le point de vue de son acteur concernant la problématique géographique suivante : le tourisme en République dominicaine doit-il encore se développer ou non ?
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Au cours de la phase d’institutionnalisation, les effets géographiques du tourisme sont éclairés à l’aune de cette étude de cas. Un tableau à double entrée permet de récapituler les effets territoriaux du tourisme à Punta Cunha puis un récit du professeur permet d’apporter des informations à d’autres échelles géographiques, notamment à partir de l’article de Desse et al.
Document 4. Récapitulatif : tableau effets bénéfiques et négatifs du tourisme de masse dans un « Sud »
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L’implémentation du concept « tourisme », c’est-à-dire son enracinement éprouvé par la capacité des élèves à le reconnaître et à le réemployer dans un autre contexte, s’appréhende sur le long terme. Elle peut s’envisager au sein du thème avec un travail sur d’autres espaces géographiques ou au long de la scolarité, lorsque l’élève sera en capacité d’identifier les enjeux du développement d’un espace touristique.
3.2. Un exemple d’utilisation des pratiques spatiales du quotidien par les étudiants en formation
La géographie expérientielle a été utilisé comme pilier dans le cadre d’une licence de professeurs des écoles (Leininger-Frezal, 2018). Ces étudiants sont en troisième année de licence et se préparent à entrer en master MEEF. La formation qu’ils suivent est spécifique à l’université Paris Cité. C’est une formation pluridisciplinaire durant laquelle les étudiants ont une remise à niveau dans l’ensemble des disciplines enseignées en primaire (lettres, mathématiques, sciences, histoire, géographie, théâtre) à l’exception du sport et des arts plastiques. La formation comprend également un volet pédagogique et didactique dans chacune des disciplines. Les étudiants ont des formations antérieures éclectiques : BTS, licence de lettres, d’histoire, de mathématiques, de sciences, etc. Ils ont rarement suivi des cours de géographie dans le supérieur. Ils ont donc comme bagage la géographie enseignée dans le secondaire. Ce public est peu intéressé par la géographie qu’il juge secondaire dans l’enseignement primaire. L’objectif du cours est de leur faire découvrir et aimer la géographie, de développer leur culture géographique et leurs compétences didactiques pour leur donner l’envie et la capacité de l’enseigner. L’ensemble du cours a été développée avec une approche expérientielle. Le cours durant 24 heures, il a été nécessaire de sélectionner quelques thèmes choisis parmi ceux du cycle 3 et parmi les outils de la géographie (la carte, le paysage, le terrain, la carte mentale). Les thèmes sont conçus comme des situations problèmes qui peuvent être transposées dans le primaire ou le secondaire.
Document 5. Approche par les situations-problèmes auprès d’étudiants en géographie
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Une évaluation du cours réalisé en fin de semestre indique des retours positifs des étudiants sur cet enseignement. Ils n’ont pas le sentiment d’avoir découvert la géographie mais d’avoir approfondi des sujets déjà vus dans le secondaire. En revanche, ils soulignent leur intérêt et leur surprise de la grande diversité des approches possibles pour enseigner la géographie.
Conclusion
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Cette citation de Pascal Clerc permet d’insister sur les finalités de l’utilisation des pratiques spatiales individuelles dans l’enseignement en tant que pratiques sociales de référence à des pratiques scolaires : permettre une continuité entre le quotidien de l’élève et la classe, penser cette continuité comme un levier d’apprentissage.
Cependant, l’expérience spatiale ne se suffit pas à elle-même. Il s’agit d’encourager par la suite la formalisation de celle-ci. En effet, la géographie est « un regard, une exploration, un ensemble de discours sur l’espace des sociétés » (Lévy, 2003, p. 399). Autant d’expériences qui nécessitent une réflexivité par rapport à l’expérience elle-même car, suivant Yi-Fu Tuan (2006, p. 12–13), l’expérience est « dirigée vers le monde extérieur » et elle « implique la capacité à tirer un apprentissage de son vécu ».
Nous avons formalisé l’hypothèse selon laquelle le pont d’explicitation entre la géographie spontanée et la géographie raisonnée s’opère dans la « boucle » du processus réflexif (Naudet, à paraître). Les temps de réflexion métacognitifs sur le savoir, matérialisés tout particulièrement durant les phases d’interaction et d’implémentation, sont au cœur des recherches actuelles du groupe Pensée spatiale.
Bibliographie
- Cailly Laurent (2004). Pratiques spatiales, identités sociales et processus d’individualisation. Étude sur la constitution des identités spatiales individuelles au sein des classes moyennes salariées du secteur public hospitalier dans une ville intermédiaire : L’exemple de Tours. Thèse de doctorat, sous la direction de Michel Lussault. François Rabelais - Tours.
- Clerc Pascal (2013). « Enseigner la géographie : Pour une citoyenneté active et critique » Blog de recherche Géographies buissonnières.
- Collignon Béatrice (2005). « Que sait-on des savoirs géographiques vernaculaires ? ». Bulletin de l’Association de géographes français, 82(3), p. 321–331.
- Desse M., Rodne Jeanty, J., Gherardi M. et Charrier S., « Le tourisme dans la Caraïbe, un moteur du développement territorial », IdeAs [Online], 12 | 2018.
- Dewey, John (1938). Experience and education. Collier.
- Gaujal Sophie (2016). Une géographie à l’école par la pratique artistique, Thèse de doctorat sous la direction de Ch. Grataloup, Université Paris Diderot.
- Henry Laura, « Comment le tourisme permet-il la valorisation du secteur du cacao ? L’exemple de La République dominicaine et du Costa Rica », IdeAs [En ligne], 12 | 2018.
- Kolb, David A. (1984). Experiential learning. Prentice-Hall.
- Leininger-Frezal Caroline (2018). “Training primary teachers through experiential geography”. European Journal of Geography, 9(2), article 2.
- Leininger-Frézal Caroline (2019). Apprendre la géographie par l’expérience : La géographie expérientielle [Habilitation à diriger des recherches]. Caen Normandie.
- Leininger-Frézal, C., Gaujal, S., Heitz, C., Giry, F., et Colin, P. (2020). « Vers une géographie expérientielle à l’école : L’exemple de l’espace proche ». Recherches en éducation, 41, p. 105–125.
- Lévy Jacques (2003). « Géographie ». In J. Lévy & M. Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (p. 399–401). Belin.
- Lewin Kurt, 1951, Field theory in social sciences, New York, Harper and Row.
- Martinand, J.-L. (2003). « La question de la référence en didactique du curriculum ». ARTheque - STEF - ENS Cachan.
- Naudet Cédric (à paraître). Expliciter en géographie. Pistes pour une géographie expérientielle. Presses universitaires de Rennes.
- Piaget Jean, 1968, La naissance de l’Intelligence chez l’enfant, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé.
- Retaillé, Denis. (1997). Le monde du géographe. Presses de Sciences Po.
- Sivignon Michel (2005) « La géographie spontanée, ou la rose des vents de Diamandis Galanos », Bulletin de l’Association de géographes français, vol. 82, n° 3, p. 332–342. [DOI: 10.3406/bagf.2005.2468]
- Sivignon Michel (2020), « La géographie spontanée, le paysage et la carte » in Jean-Paul Charvet, Géographie humaine. Mondialisation, inégalités sociales et enjeux environnementaux, Paris, Armand Colin, p. 13–40.
- Tuan, Yi-Fu (2006, 1997 pour la 1re éd.). Espace et lieu : La perspective de l’expérience. Infolio.
- Vincent, Guy (1994). L’éducation prisonnière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles. PUL.
Mots-clés
Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : géographie scolaire | concept d'habiter | représentation | tourisme.
Caroline LEININGER-FRÉZAL
Professeure des universités, Université Paris Cité, LDAR
Cédric NAUDET
Maître de conférences, UPEC, INSPÉ de Créteil, CIRCEFT-ESCOL
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Caroline Leininger-Frézal et Cédric Naudet, « Pistes pour une géographie expérientielle dans l'enseignement », Géoconfluences, mars 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-espaces-scolaires/geographie-a-l-ecole/pistes-geo-experientielle