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Migrer pour un bidonville. La vulnérabilité socio-économique des migrants comoriens à Mayotte

Publié le 27/01/2023
Auteur(s) : Fahad Idaroussi Tsimanda, docteur en géographie - université Paul-Valéry-Montpellier 3

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Département le plus pauvre de France, Mayotte est un îlot de richesse à l'échelle de son voisinage régional, le Sud-Ouest de l'océan Indien, en particulier face à son voisin proche, les Comores, ancienne dépendance française dont Mayotte s'est détachée au moment de l'indépendance. Les candidats à la migration des Comores vers Mayotte sont donc nombreux, mais d'importantes difficultés les attendent : l'article s'intéresse à la précarité de leurs conditions de vie dans les bidonvilles mahorais.

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Située dans le nord du canal de Mozambique, l’île de Mayotte connaît, depuis une quarantaine d’années, une profonde mutation socio-spatiale, en lien avec la très forte hausse de sa population (256 500 habitants, +17 % en cinq ans, Insee 2017). Cette dernière est elle-même liée à une immigration clandestine massive et incontrôlée. Plus précisément, les migrants s’installant à Mayotte viennent, pour l’essentiel, des îles voisines mais aussi, depuis récemment, du contient africain. Sur le plan de l’urbanisme et de la sociologie des lieux, ces facteurs provoquent à la fois une extension du bâti et la pauvreté croissante d’une partie de sa population.

De surcroît, certains quartiers ont été construits illégalement dans des zones fortement exposées aux aléas naturels. Ils sont composés de cases construites sans fondation, à l’aide de matériaux de récupération. En raison de facteurs multiples mais de nature essentiellement socio-économique, les populations qui y vivent sont particulièrement vulnérables et souvent accusées de la plupart des maux qui affectent Mayotte : agressions, vols, etc. Elles se retrouvent donc dans une position de rejet et sont victimes d’expulsions, comme lors des « décasages » de 2016 et 2019 ((Terme employé à Mayotte pour qualifier les actions populaires collectives, mais qui sont illégales sur le plan juridique. Elles sont initiées par des habitants dont le but est d’expulser de leurs cases de façon violente (par destruction et incendie) les migrants considérés comme indésirables.)).

Souvent en situation irrégulière et sans ressources économiques viables, certains migrants partent alors investir les marges urbaines sensibles. Mayotte fait ainsi face à la naissance de nombreux bidonvilles (quartiers informels ((Informel : antonyme de formel. Il désigne tout ce qui sort de ce qui est officiel, respectueux des règles en vigueur voire protocolaire (Gauvin, 2006) – mais qui n’est pas forcément illégal. À l’inverse, ce qui est formel est ce qui entre dans le cadre des réglementations officielles. Lire : Karine Bennafla, « Notion à la une : informalité », Géoconfluences, avril 2015.))) dans les villages situés dans les communes de Mamoudzou et de Koungou, sur des collines particulièrement exposées aux aléas naturels. Ainsi, en investissant les marges urbaines, ces familles se mettent en situation de vulnérabilité car les risques, à la fois sociaux et environnementaux, y sont considérables.

La vulnérabilité est un terme polysémique. Elle est définie au sens large comme « les caractéristiques et les circonstances d'une communauté, d'un système ou d'un actif qui le rendent vulnérable aux effets néfastes d'un aléa » (UNISDR, 2009). Cependant, pour cet article, nous nous concentrons particulièrement sur la vulnérabilité sociale qui est un produit de la société, hors de tout aléa naturel. Cette vulnérabilité est l’association de plusieurs facteurs : social ; historique ; économique ; politique ; de gouvernance, etc. qui sont interconnectés les uns aux autres pouvant aboutir à une situation de catastrophe.

Quels sont les multiples facteurs sociaux, politiques, économiques qui participent à la construction de la vulnérabilité de la population migrante venue des Comores à Mayotte ?

La première partie présente le cadre général de cette étude, et la seconde est consacrée aux premiers résultats obtenus lors de nos investigations.

 

1. Mayotte, à la fois îlot de richesse et département le plus pauvre

Les héritages historiques pèsent lourdement sur la situation actuelle de l’archipel mahorais.

1.1. Mayotte, un îlot de richesse dans un océan de pauvreté

Afin de comprendre les évolutions actuelles touchant Mayotte, un rapide rappel de son histoire, de sa géographie et de sa politique est indispensable. Cette section a pour but de comprendre les migrations clandestines et ses conséquences sur l’équilibre socio-économique, les tensions sociales qui en découlent et les formes vulnérabilités actuelles touchant les migrants comoriens. 

Document 1. Mayotte dans le Sud-Ouest de l'océan Indien, voisinage, proximités et éloignement

Distance Mayotte

Les rivages de Mayotte sont à seulement 70 km de l'île d'Anjouan, la plus proche de l'archipel voisin des Comores. Madagascar est à 300 km, le Mozambique à 500 km, quand La Réunion est à 1 400 km et Paris à 8 000 km.

 
 
Encadré 1. Mayotte, sa géographie, son histoire coloniale et postcoloniale mouvementées

Situation géographique de l’île de Mayotte : un archipel dans le Canal du Mozambique

L’île de Mayotte est située à 12°50’ de latitude Sud et à 45°10’ de longitude Est, entre l’équateur et le tropique du Capricorne, dans le Sud-Ouest de l’océan Indien, à mi-chemin entre l’Afrique (située à 400 km à l’ouest) et la grande île de Madagascar (située à 350 km à l’est) (document 1). Elle est distante de 1 500 km de La Réunion et de 8 000 km de Paris.

À l’échelle régionale, Mayotte est un archipel d’origine volcanique contenu dans un lagon formant l’extrémité orientale de l’archipel des Comores (composé d’Anjouan, Mohéli et la Grande Comore) (document 1). Cet ensemble géographique s’étend sur une surface de près de 1 500 km² mais ne compte réellement que 376 km² de terres émergées. Mayotte est composée de deux îles principales séparées par un bras de mer de 2 km : la Grande-Terre (365 km²) et la Petite-Terre (10 km²) et d’une vingtaine d’îlots inhabités.

Un contexte historique et politique pouvant expliquer les vulnérabilités des migrants comoriens à Mayotte

De nos jours encore, les relations entretenues par Mayotte avec les autres îles de l’archipel sont de nature tumultueuse. Pour les comprendre, il importe de revenir sur la période ayant fait suite à la Seconde Guerre mondiale, marquée par les vagues indépendantistes des pays colonisés.

Entre 1946 et 1975, l’archipel des Comores connut une période d’autonomie interne qui, à Mayotte, en 1963, eut pour conséquence le transfert de la capitale de Dzaoudzi (Mayotte) à Moroni (Grande Comore) (Dumont, 2005 ; Béringer, 2012). Ce transfert aurait provoqué la fermeture de nombreux bassins d’emplois touchant le tertiaire (Béringer, 2012), la mutation de plusieurs fonctionnaires mahorais à Moroni sans leur famille, ainsi qu’une perte d’influence et de notoriété. Mayotte fut reléguée au rang de province, ce qui renforça l’hostilité des Mahorais envers leurs voisins.

Cette période vit alors naître des mouvements indépendantistes majoritaires en Grande Comore, à Anjouan et à Mohéli, contrairement à Mayotte où le souhait d’un maintien de l’île dans le giron français continua à dominer, soutenu par des figures locales comme Zéna Mdéré, Younoussa Bamana, Marcel Henry ou Georges Nahouda.

À la suite du référendum de 1974 portant sur l’indépendance des Comores, plus de 60 % des Mahorais votèrent contre l’indépendance (Taglioni, 2009 ; Legeard, 2012), alors que dans le reste des îles, plusieurs voix s’élevèrent pour la souveraineté de l’archipel. La France se fonda sur l’article 53 de la Constitution de 1958, alinéa 3 qui stipule que « nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire n’est valable sans le consentement des populations intéressées » pour pouvoir, en toute conformité, maintenir Mayotte dans le giron national français.

En juillet 1975, le président Ahmed Abdallah proclama unilatéralement l’indépendance des Comores (Oraison, 2004 ; Legeard, 2012) dans ses frontières coloniales, à savoir Mayotte, Anjouan, Mohéli et la Grande Comore. Pour les instances internationales (l’Union Africaine et les Nations Unies), le résultat du scrutin du 22 décembre 1974 faisait foi. En conséquence, au lendemain de la proclamation de l’indépendance, l’Union des Comores revendiqua naturellement sa souveraineté sur Mayotte. Mais attendu que la France maintenait sa présence administrative sur l'île, l'ONU, par sa résolution 31-4 du 21 octobre 1976 (voir la source), « condamna énergiquement la présence française à Mayotte » (M’Saïdié, 2016). En précisant, toutefois, que dans les différentes résolutions qui suivirent, l’ONU abandonna ce ton comminatoire, préférant prier voire inviter la France à régler le problème (ibid.)

De leur côté, les élus mahorais refusèrent l’indépendance et réaffirmèrent avec force le maintien de leur île sous souveraineté française, avec l’accord du gouvernement français. En 1976, un second référendum fut organisé et la volonté des Mahorais de rester dans la République Française fut de nouveau confirmée avec plus de 99 % des voix (Taglioni, 2009).

En 1995, l’instauration d’un visa d’entrée à Mayotte (appelé « visa Balladur »), demandé par les politiques mahorais (le député Henry Jean-Baptiste et les conseillers généraux) pour les ressortissants de l’Union des Comores (Cimade, 2017) vint entériner davantage le caractère français de Mayotte et marqua ainsi une frontière administrative entre « Mayotte la française » et les Comores indépendantes.

Concrètement, ce visa empêche ainsi la libre circulation entre Mayotte et le reste de l’archipel, obligeant les ressortissants de l’Union des Comores à immigrer, à franchir un territoire national et à entrer dans un autre pays — que ce soit par la voie légale ou illégale. C’est à partir de cette année-là que se constituèrent les filières clandestines (phénomène de « kwassa kwassa* ») et leur professionnalisation en partance des Comores (Anjouan à 70 km) à destination de l’île de Mayotte.

Pour mener une politique migratoire efficace et faciliter les reconduites à la frontière, un premier bâtiment fut utilisé à Pamandzi afin de détenir les personnes ayant été refoulées de l’île. Cependant, ce centre n’avait aucune base légale. Et c’est en 2005 qu’un centre de rétention administrative fut créé.

Le 31 mars 2011, Mayotte devint le 101e département français, occasionnant depuis lors une explosion des flux de migrants : environ 16 000 clandestins arrivent aujourd’hui à Mayotte chaque année. En 2014, l’île intégra l’Union européenne, obtenant le statut de région ultrapériphérique, la faisant ainsi s’éloigner de l’Union des Comores.

* Kwassa kwassa : nom donné localement aux petites barques de pêche utilisées par certains candidats à l’immigration clandestine.


 

Depuis le maintien de Mayotte dans le giron français, l’île a connu un développement socio-économique soutenu et durable grâce aux différentes aides octroyées par l’État et l’Union européenne. Mayotte offre une qualité largement supérieure à celle des Comores et Madagascar. Ceci entraîne donc des inégalités considérables dans la région.

En 2018, le PIB par habitant à Mayotte était de 9 380 euros (Insee, 2020a). À l’échelle de sa région, le PIB par habitant de Mayotte est parmi les plus élevés. Il talonne de quelques centaines d’euros celui de Maurice et se place au troisième rang des économies les plus avancées de la zone, de loin derrière les Seychelles et La Réunion (document 2). Surtout, il est six fois plus élevé qu’aux Comores, huit fois plus élevé qu’en Tanzanie, seize fois plus élevé qu’à Madagascar et dix-huit fois plus élevé qu’au Mozambique (IEDOM, 2019). 

Document 2. PIB par habitant des pays de la zone Sud-Ouest de l’océan Indien en 2018
horizontalBar
    La Réunion;Seychelles;Mayotte;Maurice;Comores;Tanzanie;Madagascar;Mozambique PIB par habitant en euros; false
  PIB par habitant 22200;13510;9380;9124;1187;922;461;402   #E31E51

Sources : PopulationData.net (date 2018) ; INSEE (2020).

Du fait d’une population très jeune, Mayotte compte parmi les départements où le nombre de décès par habitant est le plus faible : 2,8 décès pour 1 000 habitants en 2019 (Insee, 2020b). Cependant, la mortalité chez les enfants et les seniors est plus importante que la moyenne nationale (ibid.) L’espérance de vie à Mayotte est de 75,5 ans contre 82,6 ans en France métropolitaine. À l’échelle du Sud-Ouest de l’océan Indien, l’espérance de vie à Mayotte est parmi les plus élevées (document 3). 

Document 3. Espérance de vie à la naissance dans les États du Sud-Ouest de l’océan Indien
horizontalBar
    Comores; Madagascar; Mozambique;Tanzanie;Maurice;Seychelles;Mayotte;La Réunion Espérance de vie (années); false
  Espérance de vie (années) 64;67;65;65;74;74;76.3;81   #47B9B5

Sources : Banque mondiale (2019) ; Insee (2020b)

1.2. Mayotte, le département le plus pauvre de France

Malgré ces différents changements touchant le domaine socio-économique, Mayotte reste le territoire le plus pauvre de France. En mars 2011, Mayotte accéda au statut du département d’Outre-mer. Pour les Mahorais ce changement de statut allait impulser le développement social et économique tant entendu (aides sociales, création d’emplois etc.) Cependant, ces changements se sont traduits par une relative déception : pauvreté, insécurité, services publics saturés et insuffisants. Ainsi, selon l’Insee (2021), en 2018, 77 % de la population mahoraise vivait sous le seuil de pauvreté. Certes, cette part est en baisse de 7 points depuis 2011 (84 %), mais elle demeure tout de même et de loin la plus élevée de France. En 2018, dans le 101e département, la moitié de la population vivait avec moins de 260 euros par mois, ce qui est 6 fois plus faible que dans l’hexagone et 3 fois par rapport à la Guyane (ibid.).

Toujours selon l’Insee (2020c), les prestations sociales à Mayotte sont trop faibles pour réduire efficacement la pauvreté. Elles ne représentent que 17 % du revenu moyen des ménages pauvres mahorais, et ne font baisser le taux de pauvreté que de deux points, contre 7 points dans l’Hexagone et 10 dans les autres départements ultramarins. Cette inefficacité des aides peut s’expliquer en partie par la part très élevée des étrangers, non éligibles à certaines prestations ou n’y faisant pas recours pour diverses raisons. Parmi les plus pauvres, une majorité est née à l’étranger. Les immigrés ont moins souvent accès à un emploi et ils ne sont pas éligibles à toutes les prestations sociales. Par exemple, le RSA (revenu de solidarité active) et les allocations familiales ne sont pas accessibles à la population étrangère non régularisée ou régularisée depuis moins de 15 ans.  Par ailleurs, les montants des prestations sociales sont loin du niveau national : le RSA, par exemple, est 2 fois plus faible qu’ailleurs en France (ibid.).

La persistance de la pauvreté explique une forte désillusion suite au changement de statut de Mayotte, proportionnelle aux espoirs que celui-ci avait suscité. Cette déception a été un des éléments déclencheurs de plusieurs manifestations sociales, en 2011 et en 2018 notamment, qui provoquèrent la paralysie de l’île pendant plusieurs semaines. Les Mahorais demandèrent plus de sécurité, de contrôles aux frontières, et d’égalité avec le reste de la France, et revendiquèrent une amélioration de leurs conditions de vie, ce qui devait passer par le contrôle des prix des denrées de première nécessité, la revalorisation des salaires, et celle des minima sociaux.

Malgré ces indicateurs défavorables à l’échelle de la France, Mayotte reste considérée comme un îlot de prospérité dans son environnement régional, ce qui explique son attractivité pour des exilés en quête d’une vie meilleure.

1.3. Mayotte, le rêve français des migrants dans l’océan Indien

Aux yeux des migrants, Mayotte est devenue une sorte d’Eldorado de l’océan Indien (Leone et al., 2014). La pression migratoire actuelle est particulièrement forte en provenance des îles voisines (les Comores et Madagascar) et, depuis peu, de la côte est-africaine. Ainsi, à Mayotte, en 2017, 45 % de sa population est de nationalité étrangère (Insee, 2019). Pour d’autres sources (INED, 2018), les natifs de l’archipel sont aujourd’hui minoritaires. Cette part importante d’étrangers est majoritairement due à une immigration clandestine difficilement tarissable. Au péril de leur vie, fuyant la misère économique de leur pays, certains migrant n’hésitent pas à embarquer dans des kwassa-kwassa, des petites barques de pêche, souvent surchargées, empruntant un trajet de 70 km en plein océan, entre Anjouan et Mayotte (Wu-Tiu-Yen, 2015).

Les causes de cette migration sont nombreuses mais la principale est économique. Il existerait sur l’île « un marché d’emploi » (encouragé par certains locaux) pour les migrants illégaux, notamment dans l’agriculture, la pêche et le bâtiment, pour un salaire supérieur à 400 € en moyenne, ce qui est considérable puisque le salaire moyen aux Comores est de 64 $ (64,28 €, source) et de 33 $ (33,14 €) à Madagascar (source). Certains migrants viennent également à Mayotte pour des raisons sanitaires, en raison des insuffisances du système de santé dans leur pays d’origine. On compte aussi des futures mères espérant accoucher à Mayotte afin de bénéficier de conditions d’accouchement bien meilleures et de conditions de vie plus favorables pour l’enfant à naître, certaines avec l'espoir que l'enfant à naître acquerra la nationalité française à sa majorité.

1.4. La question du logement, révélatrices des tensions sociales à Mayotte

La question du logement est un point d’entrée privilégié dans celle des vulnérabilités sociales à Mayotte.

Il y a une cinquantaine d’années, le paysage mahorais était dominé par des cases traditionnelles construites en bois et terre cuite avec, en guise de toit, des feuilles de cocotier ou de raphia. Depuis la fin des années soixante-dix, du fait de la volonté de l’État de lutter contre l’habitat indigne et insalubre et de répondre à la demande de logements décents, on assista progressivement à l’émergence de bâtiments plus modernes, construits avec des matériaux manufacturés.

Au cours des deux dernières décennies, en dépit de l’évolution tendant vers une modernisation des logements, d’autres types de logements que l’on pourrait qualifier d’illégaux ont gagné l’ensemble de l’île. En 2017, l’INSEE a estimé ces logements illégaux à plus de 40 % à Mayotte (Insee, 2019b). Certains espaces ont été investis dans des zones fortement exposées aux risques (document 4), d’autant que les cases sont autoconstruites avec des matériaux de récupération et dépourvues de fondations.

Document 4. Le bidonville de Kawéni (Mamoudzou)

Le bidonville de Kawéni, Mamoudzou

Les matériaux de récupération témoignent de l’autoconstruction et de la précarité des logements, le risque de « décasage » et la pauvreté se cumulant pour décourager les occupants d’investir plus d’argent. Les fortes pentes et les sols dénudés laissent présager un fort risque de glissement de terrain en cas de fortes pluies. Le bidonville relève à la fois de l'habitat informel et du logement précaire. Cliché : Fahad Idaroussi Tsimanda, avril 2019.

 

Entre 2016 et 2019, faisant face à une crise sociale plus profonde avec son lot de problèmes affectant l’île (vols, homicides, etc.), une partie des Mahorais se dirent excédés (La 1e/AFP, 2018) et s’estimèrent laissés pour compte par l’État. La montée des tensions prit la forme de routes barrées par « des coupeurs de route », de bus scolaires caillassés, ou encore de bagarres entre bandes rivales dans les établissements scolaires. Ce sentiment fut aussi à l’origine de tensions intercommunautaires avec, d’un côté, les mouvements de « coupeurs de route » initiés par des Comoriens et, de l’autre, des décasages initiés par des Mahorais, créant ainsi un climat délétère (Richard, 2018).

 

2. Spatialiser l’informalité et comprendre les facteurs de vulnérabilité

Cette section a pour objectif de présenter plusieurs résultats issus de l’évaluation de la vulnérabilité des migrants comoriens à Mayotte. Il s’agit ici d’identifier et de spatialiser les bidonvilles de Mayotte, les secteurs investis par les migrants comoriens et de comprendre les différents facteurs de vulnérabilité dont sont victimes ces derniers.

 
Encadré 2. Une méthodologie à l’épreuve du terrain pour saisir les vulnérabilités sociales cachées

Cet article s'appuie sur une première mission de terrain réalisée à Mayotte entre juillet et septembre 2020, puis poursuivie entre janvier et février 2021.

Ce premier travail de terrain avait consisté à :

  • identifier sur le terrain les différents quartiers informels de l’île occupés par les migrants comoriens. Cette tâche a été réalisée avec l’aide de plusieurs informateurs auxquels nous avons demandé de délimiter, sur un fond de carte, ce qu’ils appellent « les bidonvilles » dans leur ville ou village. Plusieurs critères ont été nécessaires pour le choix des informateurs : être adulte, être originaire de la ville ou y habiter depuis plus de deux ans ou y avoir vécu pendant plus de deux ans. De plus, afin que nos données soient fiables, nous avons interrogé au minimum 10 personnes par ville ou village ;
  • délimiter grâce à un GPS installé dans notre téléphone, les différents quartiers en question. Avant d’entamer cette deuxième étape, plusieurs visites de terrain ont été réalisées afin de mieux nous approprier les réalités locales et repérer les limites entre quartiers dits « formels » et « informels ». Une fois sur le terrain, il a été difficile de respecter entièrement les itinéraires prédéfinis (cf. délimitation sur fond de carte) à cause de nombreux obstacles à la fois naturels (pente à plus de 70 degrés, blocs de rochers) et humains (clôtures, chantiers, carrières, maisons, etc.), difficilement franchissables. Il s’est donc avéré nécessaire d’intégrer une partie des quartiers dits « formels » et d’exclure une partie des quartiers dits « informels » ;
  • procéder au transfert de données (format gpx) sur SIG (QGIS : format shp). Après avoir intégré les « tracks » dans le SIG (format shp), il a été possible de les retravailler en incluant les zones manquantes, exclues par défaut durant la mission, et d’exclure les zones non-désirées, intégrées par défaut durant notre mission de terrain ;
  • choisir les quartiers pour des observations participantes et des enquêtes quantitatives. Le choix des quartiers a reposé sur plusieurs critères : le nombre d’habitants, le nombre des constructions informelles, la densité de population, la présence d’une population fortement vulnérable habitant dans une habitation précaire, la vulnérabilité du territoire, l’accès aux ressources contrasté, voire très limité, le pourcentage de cases informelles, le temps parcouru pour avoir accès à l’eau potable ;
  • mener des observations participantes. Il s’agissait, pour le chercheur, de vivre la réalité des populations cibles et de pouvoir comprendre certains mécanismes difficilement compréhensibles ou appréhendables pour un chercheur en situation d’extériorité. Ainsi le chercheur a-t-il eu un accès privilégié à des informations inaccessibles au moyen d’autres méthodes empiriques (Soulé, 2007). Dans le cadre de notre recherche, cette méthodologie avait pour objectif de mieux connaître les quartiers (la géographie physique, les aléas « naturels » en présence, etc.), leurs difficultés et d’identifier les stratégies adoptées (stratégie d’approvisionnement en eau, surtout en eau potable le choix des berges par certaines familles, etc.) ;
  • mener une série de questionnaires quantitatifs (316) auprès des populations des bidonvilles des villes : Kawéni et Cavani (Mamoudzou) ; Labattoir-Lavigie (Dzaoudzi) ; Koungou-ville (Koungou) ; Dzoumogné (Bandraboua) ; Miréréni (Tsingoni) ; Iloni (Dembéni) (document 5).
Document 5. Les terrains enquêtés (source IGN/BD Ortho 2016)

bidonvilles à mayotte

Réalisation : Fahad Idaroussi Tsimanda, 2021.

La population mère de l’enquête par questionnaire est la population comorienne vivant dans les sept quartiers choisis pour cette recherche (figure 00). L’unité interrogée est le foyer (le répondant étant un adulte de plus de 18 ans, porte-parole de ce foyer). En outre, ces enquêtes ont été réalisées selon une méthode par quotas, par critères d’inclusion et d’exclusion (âge, lieu d’habitation, etc.)

En effet, il a été décidé de choisir au sein de notre population d’étude, les migrants comoriens adultes (18 ans et plus), de sexe féminin et masculin, nés aux Comores ou à Mayotte, vivant dans le bidonville délimité au moment de l’enquête et en capacité de répondre aux questions. N’ont pas été choisis ceux qui n’y habitent pas, les non-majeurs (moins de 18 ans), les personnes atteintes de surdité ou/et de déficit cognitif altérant leur compréhension.

Les questionnaires avaient pour but de : connaître les bidonvilles et les espaces investis en majorité par les migrants comoriens ; comprendre le choix des marges urbaines choisies par les migrants ; déterminer les pratiques mises en œuvre pour avoir accès aux ressources et combler ce manque de ressources (comme l’eau) ; déterminer le type travail exercé (en effet, le type de travail pourrait déterminer notre condition de vulnérabilité puisqu’une personne qui exerce un emploi formel/déclaré sera moins vulnérable qu’une personne exerçant un emploi informel).

Mais d’autres objectifs étaient également poursuivis : évaluer la connaissance des personnes interrogées concernant les dangers auxquels elles sont exposés ; questionner leur compréhension des causes politiques historiques de leur vulnérabilité ; questionner leur parcours migratoire et les événements individuels et collectifs subis qui expliquent leur situation de marginalité socio-économique et politique actuelle ; identifier leurs stratégies alternatives d’accès aux ressources en dépit des contraintes identifiées ; évaluer leur connaissance des stratégies non institutionnelles existantes (dans les bidonvilles) pour faire face aux risques majeurs (préparation et gestion de crise). Afin d’obtenir des réponses concernant tous ces sujets, plusieurs questions ont été posées. 


 

2.1. Identification et spatialisation des quartiers informels de Mayotte

Les quartiers informels de Mayotte se situent essentiellement dans l’est de l’île, dans les communes de Mamoudzou, et celle qui lui sont limitrophes (document 6). Ainsi 23,6 % des personnes sondées mentionnent la ville de Kawéni, suivi de Koungou avec 17,9 %, Combani 7,9 %, Dzoumogné 7,8 %, Kahani (Ouangani) avec 6 % Lavigie (Petite-Terre) 5,7 %, Iloni 4,8 %, Bandrélé avec 4,5 %. Les localités restantes ont une fréquence en-dessous de 3 %.

Document 6. Quelques exemples de bidonvilles recensés à Mayotte

bidonvilles

Source : IGN 2019, ITF 2019. Réalisation : Fahad Idaroussi Tsimanda, 2019. 

 

Pour comprendre le processus d’implantation géographique actuelle de cette population d’origine comorienne, il convient de faire un lien avec l’histoire de l’industrie sucrière pendant la colonisation (document 7). De 1845 à 1904, les colons faisaient appel à des travailleurs de la région (Afrique et des îles voisines). Suite à l’effondrement de l’industrie sucrière après les deux cyclones de 1898, ces travailleurs restent en place. Pendant longtemps, les migrants débarqués à Mayotte rejoignaient préférentiellement ceux qui étaient installés depuis de longues années.

Document 7. Le peuplement de Mayotte et les sites d’anciennes usines sucrières

raffineries de sucre et peuplement

Source : relevés de terrain, Fahad Idaroussi Tsimanda, 2022.

 

Plus récemment, après 1975, les activités économiques de Mayotte se sont structurées autour de la capitale économique de l’archipel, Mamoudzou. Les migrants recherchent donc les centres économiques de l’archipel, mais ils dépendent de la disponibilité d’un foncier accessible, donc s’installent plutôt en périphérie des villes. Les nouveaux arrivés s’installent préférentiellement à proximité de leur famille ou de connaissances. C’est ainsi, à l’issue de ce processus, qu’un quartier d’habitat spontané voit ainsi le jour.

2.2. La question foncière au centre des tensions sociales

Les tensions récentes, évoquées plus haut, pourraient faire penser à une dégradation de l’image des Comoriens et de leur rejet croissance par les Mahorais. En fait, les violences contre les migrants sont anciennes. Ainsi, en 2003, l’incendie du bidonville d’Hamouro (commune de Bandrélé, Mayotte) ciblait des familles comoriennes (Decloitre, 2003). Les migrants sont aussi l’objets de violences verbales. Les résultats issus de notre enquête démontrent que 45,9 % des Comoriens interrogés disent avoir été qualifiés de voleurs ; 11 % d’envahisseurs « colonisateurs » ; 7,3 % de profiteurs ; 1,3 % de personnes violentes ; Soulignons toutefois qu’un tiers (33,2 %) n’ont subi aucun préjugé ; 1,3 % ont en subi d’autres.

L’occupation illégale des terrains par les exilés, à laquelle ils sont contraints pour se loger, contribue également à tendre leurs rapports avec les Mahorais. Par exemple, en 2016, à Kawéni, une famille a dû verser une importante provision à l’huissier pour pouvoir récupérer son terrain qui était occupé par des migrants, et permettre le début des opérations de démolition (Deleu, 2018). Ceci a pu être interprété par la population locale comme un affront de la part de ces occupants illégaux, et comme un abandon de la justice.

À la fin de l’année 2021, une décision de justice retoqua la décision préfectorale de démonter plusieurs bidonvilles à Miréréni et Combani (Cimade, 2021), ce qui a été considéré par plusieurs collectifs mahorais comme un affront et une spoliation de leur terre. Cette décision de justice a provoqué de vives tensions entre les Mahorais et la Cimade, une association de défense des migrants. Certains vont jusqu’à l’accuser de « trafic d’êtres humains » (Mérot, 2022) et la tension est telle que l’association est contrainte de son local mahorais (Cimade, 2022).

Les migrants Mahorais sont aussi victimes des préjugés à leur encontre en raison de leur grande pauvreté. Les résultats issus de notre enquête dans les quartiers informels indiquent que 72,5 % des personnes interrogées disent percevoir un revenu mensuel compris entre 0 et 200 euros, 19,9 % d’entre eux disent toucher un revenu mensuel compris entre 200 et 500 euros, 6,3 % touchent un salaire compris 500 et 800 euros. Seulement 1,3 % des personnes interviewées disent toucher un salaire de plus de 800 euros mensuels.

2.3. Une grande précarité du logement ressentie et observée dans les bidonvilles

C’est la nature même de l’habitat informel qui explique sa plus grande vulnérabilité face aux aléas climatiques. Les constructions sont réalisées sans ordonnancement, rapidement (il s’agit d’occuper le terrain le plus vite possible pour réduire le risque d’expulsion). Ainsi, 84,5 % des personnes sondées affirment que leur maison ne possède aucune fondation. Les matériaux de récupération, qu’il s’agisse de tôles (souvent rouillées), de bois, ou encore de contre-plaqué, ne sont pas solides. Cette situation s’explique avant tout par le fait que les occupants ne sont pas propriétaires de ces terrains. Ainsi, 10,4 % des enquêtés disent louer le terrain occupé, 31 % disent avoir un droit d’usage sur le terrain et 58,5 % affirment squatter le terrain. Il est logique de ne pas investir des sommes importantes dans des matériaux plus solides lorsqu’on vit dans la menace d’une expulsion, d’autant qu’il s’agit de familles à très faibles revenus. Le peu qu’elles gagnent est dépensé dans l’achat de denrées alimentaires.

Les logements sont de très petite taille : 65 % des maisons ont une superficie égale ou inférieure à 16 m2. 19 % des habitations sont composées d’une seule pièce, 54 % en possèdent deux, 24 % sont composées de 3 pièces et seulement 2,5 % sont composées de 4 pièces et plus. Avec une occupation moyenne de 6 personnes par foyer, on constate la forte densité et même la surpopulation des logements.

Concernant le confort des maisons, sur une échelle de 1 (absence totale de confort) à 5 (très confortable), 62 % des personnes sondées donnent une note inférieure à 3 (note de moyennement confortable), pour juger la qualité du confort dans leur case. Mais leurs critères d’évaluation sont sans doute peu exigeants : 94,3 % des habitations ne sont pas raccordées directement au réseau électrique.

Le manque d’accès à l’eau potable est également un problème partagé par une très grande majorité d’habitants des bidonvilles. Parmi les ménages interrogés, 95,9 % n’ont pas accès à l’eau courante au sein de leur maison. Dans ces marges urbaines, à l’écart de toute politique publique, et de toute connexion aux réseaux d’adduction d’eau potable et d’assainissement, plusieurs familles sont contraintes de parcourir plusieurs kilomètres pour se ravitailler en eau. En effet, 31,6 % des enquêtés disent faire un aller-retour de 16 à 30 minutes pour acheminer l’eau chez elles, 21,2 % cheminer pendant 5 à 15 min, et 17,7 % doivent marcher pendant 31 minutes à une heure. Parmi les ménages qui ne sont pas raccordés à l’eau, 48,1 % se ravitaillent sur des bornes fontaines monétiques (BFM), 20,6 % à la rivière, 16,8 % dans des puits. Et une fois l’eau ramenée à la maison, son stockage et sa conservation peuvent faire défaut. De surcroît, cette eau peut être à l’origine de plusieurs maladies (dengue, diarrhée, choléra, typhoïde, etc.) En cela, l’absence et ou le manque d’accès aux l’eau est aussi un facteur de vulnérabilité sanitaire.

Tous ces indicateurs de la vulnérabilité sociale et économique se cumulent. Ainsi, du fait de l’extrême pauvreté, 70,9 % des personnes interrogées affirment avoir déjà subi la famine. 88,6 % des ménages interrogés affirment ne pas réussir à mettre de l’argent de côté contre 11,4 % qui parviennent à faire des économies.

 

Conclusion

Restée dans le giron français après l’indépendance des Comores en 1975, Mayotte a connu un développement socio-économique rapide, provoquant un déséquilibre à l’échelle de sa région, sans pour autant combler l’écart avec les autres régions françaises. Du fait de ce différentiel de développement, Mayotte attire la convoitise de ses voisins (et notamment, des habitants de l’Union des Comores) en quête d’une vie meilleure. Cependant, une fois sur place, les migrants sont confrontés à une toute autre réalité.

Les contraintes économiques les poussent à investir les zones marginalisées, entraînant une marginalité subie et des facteurs cumulés (économiques, sociaux, sanitaires) de vulnérabilité. En outre, la mauvaise image véhiculée sur les Comoriens à Mayotte contribue à leur stigmatisation et, indirectement, à leur vulnérabilisation.

Cette vulnérabilité a pour principal fondement le manque de ressources économiques et le difficile accès aux moyens de subsistance (eau, nourriture, soins), lui-même aggravé par la nature des logis. Ces derniers sont précaires et surpeuplés, construits de manière illégale et informelle dans des zones fortement exposées aux aléas naturels. De fait, les migrants occupent des terrains dont la durée d’occupation est incertaine du fait de l’absence de titre de propriété ou de location, prouvant leur droit d’occupation du terrain et celui d’y bâtir un logement. Sur le plan de l’urbanisme, cette situation entraîne donc la construction de maisons peu solides, pouvant être endommagées à la suite d’un événement naturel.

La conclusion de cette étude est donc que les facteurs de vulnérabilité s’enchevêtrent les uns les autres, se cumulent et se renforcent avec, à la base, une pauvreté économique et un manque de logements solides, formels et durables.

 


Bibliographie

 Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : accès à l'eau | bidonville, quartier informel | coupeurs de route | informelmarginalitémigrant | migration | pauvreté et richesse | précarité énergétiquevulnérabilité.

 

 

Fahad IDAROUSSI TSIMANDA
Docteur en géographie, université Paul-Valéry-Montpellier 3, LAGAM (Laboratoire de Géographie et d’Aménagement de Montpellier)

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Fahad Idaroussi Tsimanda, « Migrer pour un bidonville. La vulnérabilité socio-économique des migrants comoriens à Mayotte », Géoconfluences, janvier 2023.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/inegalites/articles/migrants-comores-mayotte