Le Morvan, principal bassin de production français de sapins de Noël
Mathilde Bernard, masterante en géographie - Université Lyon 3 Jean Moulin
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Dans une chanson typique du mois de décembre, le « beau sapin » de Noël est le « roi des forêts ». Et pourtant, c’est dans des espaces bien agricoles que sont plantés, cultivés et récoltés ces arbres. Le sapin de Noël est une culture horticole, relevant de l’interprofession ValHor des secteurs de l’horticulture, de la fleuristerie et du paysage. En effet, contrairement aux sylviculteurs, les producteurs ne cherchent pas à maximiser la production de bois, mais à atteindre des canons esthétiques (port pyramidal, verticilles rapprochés, aiguilles serrées et colorées).
Cette catégorisation agricole est officielle depuis un décret de 2003 ((Décret n° 2003-285, 24/03.)) qui encadre l’activité, notamment dans le but d’éviter la transformation progressive des plantations abandonnées en forêts monospécifiques inextricables et inexploitables. La densité des semis doit ainsi être comprise entre 6 000 et 10 000 plants à l’hectare, les arbres doivent être coupés avant d’atteindre 3 m de hauteur et les plantations labourées tous les 10 ans (le cas échéant pour être « rendues » au reste du secteur agricole). Enfin, seules douze essences issues de trois genres (parmi les onze que compte la famille des pinacés) peuvent être vendues comme sapins de Noël.
Chaque année, en France, entre 17 et 22 % des foyers achètent un sapin de Noël dit naturel (et seulement 2 % un artificiel, généralement pour le garder plusieurs années). Ces 5 à 6 millions d’arbres sont commercialisés à 90 % coupés, le reste l’étant en pot ou en motte. Dans environ 80 % des cas, il s’agit de sapins de Nordmann (Abies nordmanniana), qui ont largement supplanté les épicéas (Picea abies) au cours des dernières décennies (Guilbert et al., 2024). Même si les pays d’Europe nord-occidentale sont de grands fournisseurs de sapins de Noël, la France n’importe que 20 % de sa consommation. Entre 4 et 5 millions d’arbres y sont donc récoltés chaque année, dans le Morvan pour un tiers, puis dans les autres grandes régions offrant les conditions de milieux les plus propices (substrat granitique générant des sols suffisamment acides et peu fertiles, précipitations abondantes) que sont le Limousin, les Vosges, la Bretagne ou les Alpes cristallines.
Au-delà de sa première place pour la production, le Morvan se distingue par l’ancrage dans le temps long de la culture (Bonnamour, 1962) et le rôle central que les acteurs qui y sont implantés jouent dans la filière nationale. Ces derniers sont par ailleurs les seuls à ce jour à s’investir dans la promotion de l’origine géographique de leurs produits par un signe d'identification de la qualité et de l'origine (SIQO), avec la création à venir d’une indication géographique protégée (IGP). En parallèle, les contestations émergentes de la culture de sapins de Noël se développent tout particulièrement dans cette zone.
Le Morvan est un massif de petite montagne culminant à 901 m, qui forme l’extrémité septentrionale du Massif central (document 1). Peu densément peuplé (21 hab./km2), il se compose des marges les plus rurales des quatre départements de l’ex-région Bourgogne : Côte d’Or, Nièvre, Saône-et-Loire et Yonne. Les surfaces enforestées, pour un tiers en plantations résineuses, occupent 45 % de l’espace, le reste étant dévolu à l’agriculture (sapins de Noël compris), spécialisée en élevage bovin allaitant. Notre travail s’est concentré à l’échelle du parc naturel régional (PNR).
À ce titre, cet article se penche sur la structuration socio-spatiale de l’aire de production de sapins de Noël en Morvan. Issu du projet MontaNoël ((Une montagne à sapins de Noël en transition : coexistence des modèles et adaptation au changement climatique dans le Morvan, LabEx ITTEM, Université Grenoble Alpes : https://labexittem.fr/projets/montanoel.)), il s’appuie sur l’analyse de matériaux documentaires (administratifs, juridiques et journalistiques), de plus de 20 entretiens semi-directifs (avec des producteurs, des élus, des employés d’associations professionnelles et de collectivités locales) et d’une cartographie inédite des parcelles cultivées en sapins de Noël en 2020 à l’échelle du PNR du Morvan.
Document 1. Le massif du Morvan, des conditions favorables à la culture des sapins de Noël
1. Le Morvan, capitale des sapins de Noël en France
La production de sapins de Noël se concentre dans le centre-nord du PNR et y induit des activités liées, d’amont et d’aval. Cette filière à la marge du monde agricole rassemble des types de producteurs très variés.
1.1. Le premier et plus dense bassin de production français, un héritage…
Les cultures de sapins de Noël couvrent environ 2 000 ha, ce qui correspond à une infime part de la SAU du PNR (1,3 %). Les 1 262 parcelles recensées sont concentrées dans 47 des 134 communes du PNR, presque toutes contiguës. Dans 8 communes, qui rassemblent à elles seules 60 % des surfaces, la part de la surface communale dédiée à la culture dépasse 2 %, pour atteindre jusqu’à 6 % à Moux (275 ha cultivés) et 7 % à Planchez (310 ha). Voici le cœur de l’aire de production, dont la densité décroît progressivement vers le nord, mais rapidement vers le sud. Enfin, quelques isolats apparaissent, notamment sur le plateau surplombant Autun (au sud) ou à Marigny-l’Église (au nord) (document 2).
Document 2. L’aire de production des sapins de Noël dans le Morvan
La concentration spatiale se double d’une concentration économique : les 10 % des producteurs les plus gros (qui sont une quinzaine) fournissent 60 % du marché (Demoux, 2022, p. 80). Très divers, les profils de producteurs se différencient selon qu’ils sont en activité principale ou secondaire (atelier de diversification d’agriculteurs, plus rarement chez des professionnels de la forêt), la saisonnalité du salariat (seulement en novembre et décembre ou toute l’année), la prise en charge ou la délégation de la commercialisation. Une structure pyramidale ressort : quelques rares « industriels » du sapin cultivent plus de 100 ha (jusqu’au-delà de 500 pour le plus grand, Naudet Sapins de Noël), tout en étant fréquemment prestataires de culture et de commercialisation pour des plus petits ; les grands producteurs (autour de 60 ha) sont en activité principale et emploient des salariés à l’année ; les moyens (autour de 30 ha) sont en activité secondaire, mais avec des salariés à l’année ; les petits (10–15 ha) sont en activité secondaire avec des saisonniers ; enfin les tout petits, souvent retraités, n’exploitent qu’autour de 5 ha.
Cette concentration est en lien avec la professionnalisation du métier, qui a évincé les plus marginaux durant les années 1990 du fait, notamment, du relèvement des critères esthétiques et de la complexification induite des modes de culture. L’activité de la Société agricole morvandelle coopérative (SAMCO), la coopérative qui se chargeait historiquement de la commercialisation des sapins de ces producteurs depuis la gare de Saulieu, a conséquemment périclité.
L’essor de la culture remonte en effet à l’après-guerre, avec un doublement des volumes entre 1946 à 1955. Des terres agricoles délaissées sont alors plantées par des agriculteurs, des petits notables locaux, des retraités et même des Parisiens, décuplant ainsi le prix des friches en dix ans (Bonnamour, 1962). Plusieurs producteurs se réfèrent sur leurs sites web à cette époque fondatrice, en affichant la date des premières plantations ((Robelin et Cruard depuis 1954, Naudet depuis 1956, Bonoron depuis 1958.)). Deux entreprises mettent particulièrement en récit, photos à l’appui (document 3), leur trajectoire familiale. Les sapins Bonoron exposent en détail le caractère pionnier de la première génération, des Morvandiaux devenus primeurs en Champagne qui, après la vente inopinée d’un stock de sapins au marché aux fleurs de Paris, reviennent au pays planter des épicéas et se retrouvent parmi les premiers à vendre à Rungis. En miroir, l’implication croissante de la quatrième génération, encore adolescente, est mise en avant sur le site web, mais aussi dans les reportages de presse qui prennent appui sur cette exploitation.
Document 3. Captures d’écran d’un site de producteur mettant en avant la succession des générations dans la gestion de l’entreprise familiale
La stabilité spatiale de l’aire de production au fil du temps conduit à une forte interconnaissance, matérialisée par exemple dans la création de l’Union des producteurs de sapins de Noël du Morvan, un groupement d’achat d’intrants et fournitures. Petit, ce monde agricole n’en est pas moins dynamique, avec certes des dynasties familiales qui ont persisté, mais d’autres qui ont arrêté (comme celle du tout premier producteur, l’exploitant forestier suisse André Miéville, installé à Moux en 1929) ou diminué l’activité, en parallèle de l’installation de nouveaux au tournant du siècle qui ont depuis rejoint les gros producteurs.
1.2 …dont découle une position centrale dans la structuration de la filière…
L’émergence d’un secteur professionnel autonome s’est accompagnée en 1998 de la création de l’association française du sapin de Noël naturel (AFSNN), membre du Christmas Tree Grower Council Europe – basé au Danemark et auquel adhèrent en sus des associations nationales norvégienne, polonaise, tchèque, allemande, autrichienne, suisse, belge, néerlandaise, britannique et irlandaise. Le rôle de l’AFSNN est de promouvoir la culture auprès du grand public, de valoriser l’origine française ou régionale, de normaliser les étiquetages, mais aussi de faire évoluer la réglementation pour faciliter l’activité. Elle a ainsi œuvré à la reconnaissance de la profession : décrets de 2003 puis 2024 ((Portant les maxima de durée de culture à 25 ans et de hauteur des arbres à 14 m.)), obtention de codes NAF (01.29Z) et PAC (SNE-0007) dédiés, c’est-à-dire la création d’une case spécifique dans la statistique professionnelle et agricole.
Nationale, l’AFSNN n’en est pas moins pilotée depuis le Morvan, où sont situés la moitié de ses adhérents. Elle est basée à proximité immédiate des locaux du PNR, dont son animateur était auparavant chargé de mission agriculture. La composition de son bureau, inchangée jusqu'en 2024, fait la part belle aux plus grands producteurs de la région. Le président historique, Frédéric Naudet, est à la tête de la plus grande entreprise française de sapins de Noël, elle-même filiale d’une des principales pépinières forestières du pays. Le vice-président historique, Jean-Christophe Bonoron, fournit depuis plusieurs années le sapin de l’Élysée. Le conseil d’administration compte toutefois des représentants de cinq groupes régionaux. Enfin, alors que l’AFSNN a vocation à réunir tous les modes de production, une association de producteurs labellisés bio s’est récemment créée depuis l’Ariège et compte trois adhérents dans le Morvan.
La filière est aussi soutenue par des acteurs politiques locaux, principalement nivernais. En effet, 78 % des surfaces cultivées à l’échelle du PNR sont situées dans la Nièvre – devant la Côte-d’Or (15 %) – principalement dans la communauté de communes Morvan Sommets et Grands Lacs, seule intercommunalité à avoir explicitement identifié la culture comme un secteur économique à soutenir. À l’échelle départementale, la préfecture de la Nièvre cible la structuration et la valorisation de la filière, dans le cadre d’une action de son « Pacte de développement territorial de la Nièvre » et la sous-préfète de Château-Chinon s’engage particulièrement dans la démarche IGP. Enfin, le PNR (présidé par des Nivernais depuis 1994), accompagne la filière depuis le début du siècle et cherche actuellement à accompagner sa diversification, avec par exemple un projet de bière aromatisée au sapin.
1.3. …qui se traduit par la présence d’activités connexes à la culture de plein champ
L’ancrage d’une filière dans un territoire s’accompagne de la concentration d’activités de soutien au cœur de métier, en amont comme en aval. En amont, on retrouve dans le Morvan et à proximité six pépiniéristes forestiers qui fournissent des plants aux producteurs : trois sont basés dans le cœur de l’aire de production, deux en périphérie et le dernier en dehors du PNR. Les arbres sont élevés deux ans en planche puis repiqués pour deux ans jusqu’à atteindre une hauteur de 15 à 25 cm : il s’agit d’un savoir-faire bien spécifique, ce qui explique que très peu de producteurs fassent eux-mêmes leurs plants. Les pépiniéristes morvandiaux, eux, ont tous mis en place un atelier de culture.
Toutefois, les producteurs s’approvisionnent largement en plants belges et, surtout, danois, pour des raisons de disponibilité, de prix et de qualité. Le fournisseur de référence est l’entreprise Majland, qui exploite trois pépinières réparties dans le Jutland et l’archipel danois. Y sont cultivées des arbres issus de graines sélectionnées dans des forêts danoises, géorgiennes, turques et russes. Deux producteurs du nord du Morvan jouent un rôle pivot en assurant la revente de ces plants auprès de leurs collègues.
L’ultime étape de production – à savoir la récolte, la préparation et l’expédition des sapins durant la saison hivernale – implique l’embauche de saisonniers en nombre, « ce qui en fait la première activité économique et le premier employeur de la région » (Demoux, 2022, p. 76). De fait, la filière produit un chiffre d’affaires annuel de 50 millions d’euros, supérieur à celui de tout le reste du secteur agricole et devançant celui du tourisme. La main-d’œuvre est à la fois locale et européenne (portugaise, polonaise).
En aval de la production, c’est aussi dans le Morvan qu’est basée l’entreprise devenue depuis les années 1980 « leader de la bûche qui sert de support au sapin » d’après ses propres termes. En effet, 80 % des pieds de sapins utilisés en France proviennent des établissements Marchand de Gouloux, une scierie diversifiée dans de nombreuses activités annexes.
Enfin, le flocage, qui consiste à recouvrir des sapins de coton, de colle puis de paillettes colorées, ne représente qu’1 % du marché et est en perte de vitesse. Cinq ateliers sont toutefois en fonctionnement dans le Morvan (document 2), un sixième appartenant à un producteur morvandiau étant situé en Bresse.
2. Les sapins de Noël, un élément de l’environnement du Morvan
Les plantations de sapins de Noël forment un motif paysager original qui évolue au fil des changements de pratiques. Cette écologisation graduelle est notamment en lien avec un projet d’IGP porté par les plus importants producteurs.
2.1. Les paysages du sapin de Noël…
Les plantations de sapins de Noël forment un motif paysager à la fois original et divers. En début de cycle de culture, il s’agit de champs où s’alignent de tout jeunes arbres, parfois méconnaissables sous un couvert végétal, ou à l’inverse ressortant sur des sols nus. Plus tard, elles peuvent évoquer des plantations forestières, même si elles s’en distinguent par leur densité élevée, leur hauteur limitée et leur enherbement marqué. Pour répondre à la demande de sapins de tailles variées, des arbres sont récoltés ponctuellement dans les lignes au fil des années : la densité diminue progressivement, jusqu’à atteindre un minimum dans les parcelles conduites en « grands sapins ». Généralement hauts de 5 à 12 m, ces derniers sont destinés aux collectivités (document 4). Enfin, des engrais verts sont parfois introduits en fin de rotation comme interculture, pour améliorer la structure du sol, le fertiliser et maîtriser les adventices.
Document 4. Paysages productifs et hérités autour de la culture de sapins de Noël
Petits plants de sapin en pépinière. |
Sapins plantés en pot. |
Enherbement des plantations (à droite). |
Plantation engrillagée. |
Boisement trop serré sur une plantation abandonnée. |
Dégâts d’abroutissement sur un jeune sapin. |
Grands sapins destinés aux collectivités. Tous les clichés sont des auteurs. |
Les parcelles sont de plus en plus clôturées. En effet, les arbres subissent des dégâts (frottis, abroutissement) de la part des chevreuils. Augmenter les prises de chasse n’a que peu d’effets et la stratégie poursuivie est donc plutôt de protéger les plants : le recours aux répulsifs, dispositifs en plastique et cultures dérivatives est plus limité que l’engrillagement des jeunes parcelles avec des clôtures métalliques hautes (Houis, 2011). Ces dernières modifient le paysage et limitent les possibilités de déplacement des autres animaux, ce qui est parfois reproché par les chasseurs.
L’abandon des plantations est une transformation paysagère plus au cœur de préoccupations d’acteurs variés, du fait de l’inextricabilité des forêts qui en résulte et de la proximité à des zones d’habitat (ombre, risque de chute). Dès les années 1950, des épisodes de gel conduisent à de tels abandons. Loisier (2009) mentionne le rôle d’une crise de surproduction dans les années 1970, que Moriniaux (1999, p. 227) attribue à la « mainmise croissante des grossistes sur le marché ». L’abandon est aussi le fait de producteurs vivant trop loin pour prendre le tournant de la professionnalisation. Cette dynamique a motivé la mise en place précoce de réglementations des boisements dans plusieurs communes autour de Planchez, puis l’introduction en 1982 au niveau national d’une procédure d’autorisation préalable à la plantation d’arbres de Noël, depuis passée au régime déclaratif. Les conseils départementaux en ont la charge, mais seul celui de la Nièvre y met des moyens humains conséquents, notamment en vue de libérer du foncier pour l’agriculture.
La localisation précise des plantations de sapins de Noël est variable dans le temps. Ainsi, parmi les parcelles cultivées en 2020, 58 % seulement l’étaient déjà (dont 10 % partiellement) sur la période 2006-2010, tandis que 22 % étaient agricoles et 13 % en friche ou forestières ; sur cette même période, des surfaces cultivées ont arrêté de l’être. Toutes les parcelles ne se valent toutefois pas. Les producteurs disent ainsi rechercher des sols profonds, non hydromorphes, acides mais pas trop, avec une fertilité intermédiaire (pour maintenir un écartement faible entre couronnes de branches). Les meilleurs sites ont un accès et une pente permettant la mécanisation, si possible en contiguïté d’autres parcelles pour limiter les frais d’engrillagement. De fait, les parcelles que nous avons cartographiées ont des pentes plutôt modérées, avec 81 % des surfaces entre 2 et 9° et 14 % entre 9 et 19°. Elles sont majoritairement situées sur des hauts de versants, à 7 % sur des épaules (haut de versant absolu) et 66 % sur des éperons (haut de versant relatif, document 5).
Document 5. Éperon et épaule
2.2 … évoluent au rythme de l’écologisation graduelle des pratiques…
À ses débuts, la culture n’exigeait presque pas d’investissements. Le rehaussement des attentes esthétiques et la transition de l’épicéa vers le Nordmann ((Ainsi que la diversification des essences cultivées (Nobilis – utilisé notamment pour les décorations – Omorika, Fraseri ou Pungens), même si ces dernières restent très minoritaires.)) ont relevé le niveau de technicité.
Désormais, les besoins en taille et gestion de l’enherbement rendent la culture « comparable à beaucoup d’égards à [celle] de la vigne ou des petits fruits » (Houis, 2011). La maîtrise de l’enherbement a fait l’objet de nombreuses expérimentations depuis vingt ans : pâturage de moutons Shropshire (à faible appétence pour les arbres), paillage de plaquettes de bois, enherbement en plantes naines. Du matériel de désherbage mécanique est aussi en usage, repris aux viticulteurs de la côte bourguignonne et parfois financé dans le cadre de contrats de bassin-versant. Des emprunts ont aussi été faits à la sylviculture pour le matériel de travail du sol.
Les intrants phytosanitaires restent utilisés au moins durant les premières années de croissance, avec des indices de fréquence de traitement en diminution, par exemple grâce à l’usage d’enjambeurs (petits tracteurs haut perchés permettant de passer au-dessus de cultures permanentes, initialement utilisés en viticulture) ou de techniques limitant les attaques de ravageurs (émondage). Portée par l’AFSNN, l’animation technique s’est ouverte en 2020 au groupement régional d’agriculture biologique, Biobourgogne, à l’occasion de la création d’un groupe « 30 000 » intitulé Abies et rassemblant 14 producteurs. Dans le cadre du plan Ecophyto 2, ce collectif vise à mettre en place des systèmes économes en produits phytopharmaceutiques, bénéficiant d’une animation dédiée.
Les effets sur les dynamiques spatiales des exploitations sont variés. Du fait de l’intensification du travail induit par le passage des solutions chimiques aux moyens mécaniques, certains producteurs diminuent leurs surfaces cultivées. À l’inverse, d’autres, grands et pratiquant le négoce, les augmentent pour améliorer la traçabilité de leurs produits.
2.3. …portée notamment par une IGP sur le point de naître
De fait, les sapins de Noël du Morvan portent fréquemment, selon les producteurs, un voire plusieurs labels ou marques d’origine (Légende du Morvan, Morvan Nature et Talents) ou de qualité (Plante Bleue, MPS, Fleurs de France, Label rouge). L’originalité de la filière tient plus particulièrement à sa promotion du sapin de Noël comme produit de terroir. Certains producteurs mentionnent l’origine morvandelle sur leurs logos (document 6).
Document 6. Qualités mises en avant par les logos adoptés par les producteurs de sapins de Noël du Morvan
Mais c’est surtout le projet de création d’IGP en cours qui est exemplaire à cet égard. Porté au sein de l’organisation Excellence végétale, cette IGP serait la quatrième du secteur horticole à l’échelle de l’Union européenne après le laurier des Flandres, l’azalée de Gand et le rosier de Szöregi. Mentionné pour la première fois en 2011, le projet a été relancé en 2019 face à la concurrence des sapins importés et aux critiques des impacts environnementaux, pour gagner en compétitivité et légitimité. Actuellement sur le point d’aboutir, il implique des engagements en matière de pratiques, avec l’obligation d’une labellisation Plante bleue de niveau 2 (à défaut de celle en AB, que n’ont obtenu que quatre producteurs du Morvan), se traduisant par des coupes tardives, l’abandon des engrais minéraux ainsi que de nombreux fongicides, insecticides et acaricides de synthèse, l’obligation d’enherber les tournières et de les faucher tardivement. Le caractère contraignant de ces évolutions a jusqu’à présent limité l’engagement à une douzaine de producteurs, mais pas n’importe lesquels : plutôt ceux de grande taille et pouvant investir dans un tel changement de système. De fait, ils assurent à eux seuls 60 % de la production en volume.
Bien plus large que l’aire de production, le périmètre correspond peu ou prou aux zones à substrat granitique du Morvan. Il laisse ainsi la porte de l’IGP ouverte à d’éventuels nouveaux venus s’installant hors des communes traditionnellement dévolues à la culture. Pour conserver à l’amont de la chaîne la valeur ajoutée qu’une telle IGP devrait générer se pose la question de la mutualisation de la commercialisation, par exemple par une organisation de producteurs à grille de prix unique. Et ce d’autant plus que, du fait de la conjonction entre concentration spatiale de la production dans quelques zones à l'échelle nationale (de surcroît plutôt peu densément peuplées) et concentration temporelle des ventes, les circuits longs sont dominants. L’effacement progressif de la SAMCO a toutefois laissé place à une grande diversité de modes de commercialisation, qui créent des réticences chez les producteurs. Parmi ceux qui ont d’importants volumes à écouler, certains passent leur mois de décembre à Rungis, où viennent se fournir en demi-gros des revendeurs (jardineries, fleuristes) et des clients finaux de grande taille (chaînes hôtelières, entreprises d’événementiel, décorateurs, institutions) ; d’autres vendent en direct aux particuliers sur des stands dans ou sur les parkings d’enseignes de grande distribution ; le plus grand d’entre eux approvisionne des chaînes de magasins spécialisés (Bricorama, Truffaut). Tous ont aménagé des quais de chargement pouvant accueillir les camions assurant le transport de la marchandise, qui ne passent pas inaperçus le long des routes du Morvan. Certains des plus petits producteurs pratiquent la vente directe à des particuliers (parfois en commande groupée : écoles, comités d’entreprises) ou à des collectivités, quand d’autres délèguent la commercialisation à des négociants ou même à certains collègues plus imposants.
3. Une culture contrainte et contestée
Au-delà de la récurrence des événements météorologiques extrêmes, qui poussent les producteurs à adapter leurs pratiques de culture, la production se retrouve au cœur de polémiques alimentées par des ONG environnementalistes.
3.1. L’adaptation au changement climatique commence tout juste
Depuis deux décennies, les plantations de sapins de Noël sont exposées à des aléas qui en limitent la pérennité ou la qualité : épisodes de précipitations trop peu abondantes, températures trop élevées, gels tardifs ou encore grêle intense. En août 2003, la sécheresse a détruit 80 % des plants de Nordmann mis en terre au printemps et 100 % de ceux d’épicéas, ce qui s’est traduit par une pénurie de sapins de Noël en 2008. D’autres sécheresses ont sévi en 2011, 2017, 2018 et 2021. En 2012, c’est un gel début mai qui a conduit à des pertes de 75 % à 90 % des plants : déformation des arbres, altération de leur couleur, brisure des branches. Au-delà de ces crises, les producteurs observent un ralentissement marqué de la vitesse de croissance des arbres, plus proche de 25 cm/an que de 40, qui implique un renchérissement des coûts de production du fait de l’occupation plus longue d’un terrain pour atteindre la taille de commercialisation ciblée.
La survie des jeunes plants est toutefois inégale au sein du Morvan, avec une mortalité plus importante aux basses altitudes (plus chaudes) et sur le versant oriental du massif (moins arrosé). Le cœur de l’aire de production reçoit plus de 1 300, voire 1 400 mm, de précipitations annuelles, tandis que les producteurs les plus à l’est doivent se contenter de 900 mm. La répartition altimétrique des surfaces souligne un intérêt pour les hauteurs : les parcelles sont localisées en moyenne 20 m au-dessus de l’altitude moyenne de la commune où elles se trouvent. 62 % des surfaces cultivées se trouvent entre 560 et 680 m d’altitude et 20 % entre 500 et 560 m. À l’inverse, alors que les producteurs annoncent chercher des parcelles orientées vers le nord (car supposément plus froides, humides et riches en matière organique), mais à l’abri du gel, il s’avère que c’est l’orientation la moins fréquente (0,3 % des surfaces), les trois principales orientations, rassemblant 62 % des surfaces, étant le sud-ouest, le sud puis l’ouest.
En phase avec la stabilité spatiale marquée de l’aire de production, aucune adaptation ex situ vers les zones sommitales n’a été observée : ainsi, les massifs du Haut-Folin et du Préneley, qui culminent à 855 et 901 m et bénéficient d’une pluviométrie jusqu’au-delà de 1 600 mm, n’accueillent aucune plantation. Les producteurs s’adaptent plutôt in situ, par exemple en scindant leur parcellaire en plusieurs îlots ou en réfléchissant à mettre en place des systèmes d’irrigation par stockage d’eau de pluie. Peu testent la résistance d’essences a priori plus adaptées aux climats secs, comme le sapin de Bornmüller en remplacement du Nordmann.
La principale pratique d’adaptation consiste à modifier à la marge le calendrier de culture (document 7) en ce qui concerne la date des plantations. Pour éviter que les plants se retrouvent exposés trop vite à une sécheresse estivale, leur plantation est repoussée par certains du printemps à l’automne. Cette option vient toutefois charger une saison déjà bien remplie par des tâches aussi centrales que le marquage des arbres (sélection et étiquetage) puis la récolte et la vente. Et ce d’autant qu’il faut en amont préparer les parcelles, c’est-à-dire les nettoyer, labourer, fertiliser, éventuellement chauler et herser, voire engrillager.
Document 7. Calendrier de culture des sapins de Noël : plus intense vers la fin de l’année
3.2. Une contestation porté par des ONG environnementales locales
Lors de l’essor, dans le Morvan, de la contestation de l’enrésinement, dans les années 1970 (Moriniaux, 1999), l’abandon des plantations de sapins de Noël a été pointé comme un des facteurs de cet enrésinement, tandis que les plantations cultivées se voyaient englobées dans la critique plus générale des forêts résineuses (acidification – qu’on retrouve aussi dans les hêtraies, fermeture et transformation du paysage). Dans les années 1990 et 2000, c’est la présence de pesticides (hexazinone, glyphosate) dans les eaux des sources captées à proximité de plantations qui a fait l’objet de critiques, notamment de la part de maires, qui ont conduit le PNR et les services déconcentrés du ministère de la santé à commander une étude à l’Université de Bourgogne (Dousset et al., 2004). Cette dernière invitait à développer des méthodes alternatives de désherbage. À la même époque, un cas de plantation de sapins de Noël sur des parcelles classées en boisement protégé au document d’urbanisme de la commune de Planchez a fait polémique, jusqu’à devoir être réglé par arrêté préfectoral.
Plus récemment, ce contexte polémogène s’est tendu. En 2019, un apiculteur excédé par la mortalité de ses ruchers en est même arrivé jusqu’à tirer dans une cuve de biocide d’un producteur de sapins de Noël voisin. En parallèle, des associations environnementalistes locales (Adret Morvan) et régionales (FNE Bourgogne) appellent à un changement des pratiques culturales, en promouvant l’arrêt total des produits phytosanitaires et des amendements de synthèse, et dénoncent le fait que des terres agricoles qui pourraient avoir une vocation nourricière soient utilisées pour une culture horticole. Depuis 2020, le « collectif Morvan » publie chaque année à l’approche de la saison une tribune, désormais reprises par certains médias nationaux d’information sur les luttes sociales et environnementales. Sa dernière version contextualise les critiques sectorielles au sein d’une vision des relations déséquilibrées entre espaces ruraux et urbains, où les plantations de sapins de Noël seraient un avatar de la « colonisation » de l’espace rural au même titre que l’expansion de l’agrivoltaïsme.
Conclusion
En définitive, le centre-nord du Morvan apparaît, pour reprendre les termes de Sarrazin (2016) comme un des principaux « bassins de production » du sapin de Noël en France. On y retrouve une spécificité pédoclimatique qui a été assemblée en ressource au moment de la déprise rurale concomitante à la modernisation agricole, notamment grâce à la proximité relative à l’agglomération parisienne. Avec la professionnalisation des pratiques se sont structurés des systèmes d’emploi (reposant particulièrement sur l’emploi saisonnier), d’encadrement technique (grâce à l’action de l’AFSNN), marchand (largement individualisé, mais mis en question par la démarche IGP), voire politico-administratif (relations développées entre la filière et les responsables nivernais). Un groupe professionnel dirigeant ressort, qui assume des fonctions encadrantes, entrepreneuriales et identitaires. Sur le plan symbolique, la filière n’est toutefois pas (encore) patrimonialisée au travers de fêtes, routes ou muséographies et le caractère souvent secondaire de l’activité ne facilite pas la constitution d’une identité sociale et professionnelle propre.
Bibliographie
- Bonnamour, Jacqueline (1962). « Le "sapin de Noël" en Morvan ». Bulletin de l’Association de Géographes Français, 39 (307), 200‑208.
- Demoux, Pierre (2022). À la poursuite du train fantôme. 85 kilomètres à pied dans le Morvan. La Tengo.
- Dousset, S., Chauvin, C., Durlet, P., & Thévenot, M. (2004). "Transfer of hexazinone and glyphosate through undisturbed soil columns in soils under Christmas tree cultivation”. Chemosphere, 57(4), 265‑272.
- Guilbert B., Schiania D., Michel H. (2024). L’achat de sapins pour les fêtes de Noël 2023. Bilan consommateurs, rapport d’étude, Kantar pour FranceAgriMer et ValHor.
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Voir aussi, sur Géoconfluences
- De la célébration païenne au produit commercial : Noël, une fête mondialisée, brève de décembre 2017
Mots-clés
Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : appellations | enrésinement | fermeture du paysage | labellisation | parc naturel régional (PNR) | paysage.
Adrien BAYSSE-LAINÉ
Chargé de recherche, CNRS Grenoble, UMR Pacte
Mathilde BERNARD
Étudiante en master GAED-Sentinelles, Université Lyon 3 Jean Moulin
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Adrien Baysse-Lainé et Mathilde Bernard, « Le Morvan, principal bassin de production français de sapins de Noël », Géoconfluences, novembre 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/france-espaces-ruraux-periurbains/articles-scientifiques/morvan-sapins-de-noel