Le parc naturel marin de Mayotte : une aire marine protégée consensuelle ?

Publié le 22/10/2024
Auteur(s) : Emmanuelle Surmont, agrégée et docteure en géographie, enseignante en CPGE - lycée Notre-Dame-de-la-Paix, Lille

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Le parc naturel marin de Mayotte est une aire protégée qui prend la forme originale d’un "parlement de la mer" auquel participent les populations locales. Le parc demeure cependant un dispositif ambigu, où la place de l’État reste prépondérante et où les objectifs de gestion, parfois contradictoires, sont encore mal appréhendés par les acteurs du territoire. Le PNM est parfois accusé de verticalité, d'autant qu'il a été instauré parallèlement à la départementalisation, et d’extériorité à un territoire en situation postcoloniale.

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Officiellement institué le 18 janvier 2010, le parc naturel marin (PNM) de Mayotte est le premier parc naturel marin français mis en place en outre-mer et le deuxième en France, après le parc précurseur de la Mer d’Iroise (Bretagne) institué en septembre 2007. Dans les outre-mer, le PNM des Glorieuses a suivi en février 2012 (devenu une réserve naturelle nationale en juin 2021) et celui de Martinique en mai 2017.

Il est intéressant de noter que le PNM de Mayotte a été mis en place sur un territoire qui n’était alors pas encore un département et sur lequel très peu d’aires marines protégées (AMP) existaient auparavant (voir cet autre article de la même autrice). Crée par opportunisme, alors que la France peinait à remplir ses objectifs internationaux de protection de sa biodiversité pris à Nagoya en 2010, le Parc Naturel Marin (PNM) de Mayotte est ainsi venu « avec » la départementalisation du 31 mars 2011. Ce parc remplit plusieurs objectifs politiques : il contribue à la politique française des aires marines protégées, il permet d’ancrer le territoire mahorais dans la République française et il assoit la souveraineté française sur les eaux disputées par le voisin comorien (Pinchon, 2015). Il répond également à plusieurs objectifs sociaux et environnementaux en offrant des perspectives de développement durable à un territoire en « panne » de développement.

Voir aussi, de la même autrice : Emmanuelle Surmont, « Protéger la nature bleue à Mayotte : aires marines protégées, rapports de force et conflictualités », Géoconfluences, septembre 2024.
Document 1. Localisation du parc naturel marin de Mayotte

Parc naturel marin Mayotte carte de localisation

Projet calqué sur celui du parc marin d’Iroise, il peut apparaître a priori comme étant un dispositif exogène mal adapté à un territoire à la situation sinon spécifique, tout du moins différente de celle de l’Iroise. Le projet du PNM, par la multiplicité de ses objectifs ne se résumant pas à une simple protection des écosystèmes marins, propose une transformation en profondeur du territoire de Mayotte : une modification des systèmes socio-économiques, une amélioration de la qualité de vie et une nouvelle forme de gouvernance locale.

Comment la mise en place du parc naturel marin de Mayotte modifie-t-elle les activités littorales et marines à Mayotte ? Quels sont les effets territoriaux (et « merritoriaux ») de l’installation du PNM de Mayotte ?

Dans cet article, je présente ce qu’est un parc naturel marin et comment ce type d’aire marine protégée fonctionne sur le territoire de Mayotte. Je vais montrer que ce dispositif propose un « projet de territoire » appuyé sur un organe de concertation, le conseil de gestion, et appuyé sur des initiatives de cogestion du territoire littoral et marin. Je montrerai enfin pourquoi cette AMP demeure encore un dispositif exogène au territoire de Mayotte.

1. Le Parc naturel marin de Mayotte : une aire marine protégée originale

Le PNM de Mayotte est une aire marine protégée originale, aux objectifs duaux de protection de la biodiversité et de développement du territoire. Aire protégée « à la française », elle repose avant tout sur une cogestion avec les acteurs du territoire.

Sur la diversité des aires protégés, lire aussi : Lionel Laslaz, Johan Milian et Anne Cadoret, « Dans la jungle des espaces protégés. Multitude, imbrication et superposition des dispositifs de protection en France », Géoconfluences, novembre 2023.

1.1. Une AMP pour protéger l’environnement et développer le territoire

La loi du 14 avril 2006 « relative aux parcs nationaux, aux parcs naturels marins et aux parcs naturels régionaux » propose une nouvelle stratégie de conservation du milieu marin en créant l’outil « parc naturel marin ». Le parc naturel marin est un espace protégé en mer, autrement dit une « aire marine protégée ». Cette forme spécifique d’AMP permet de couvrir un large périmètre, du littoral à la haute mer, dans la limite des 200 milles marins (qui est celle de la zone économique exclusive). Les objectifs du PNM sont multiples et proposent une approche transversale de développement du territoire. Le PNM s’apparente à un outil de gestion du milieu marin qui doit contribuer tout à la fois à la connaissance et à la protection du milieu marin et permettre le développement durable des activités professionnelles et de loisirs liées à la mer. Elle associe tous les acteurs du territoire à travers un organe de gouvernance : le conseil de gestion, qui donne les orientations de gestion. Ce « parlement de la mer » rassemble plusieurs collèges représentatifs des acteurs de la mer sur l’île : des représentants de l’État, des associations environnementales, des pêcheurs, des élus locaux et des scientifiques. Les objectifs du PNM sont multiples et proposent une approche transversale de développement du territoire. La gestion quotidienne du parc est confiée à des agents de l’Office Français de la Biodiversité (OFB).

Document 2. Le fonctionnement du Parc naturel marin de Mayotte

Fonctionnement du PNM

Lors du Grenelle Environnement, l’État français s’était engagé à créer dix parcs naturels marins en métropole et en outre-mer. Le Grenelle s’est tenu du 6 juillet au 25 octobre 2007 et, le 26 décembre 2007, les débats étaient officiellement lancés à Mayotte. Il aura ainsi fallu deux ans seulement pour créer ce PNM, le premier en outre-mer. Après quelques débats et études préliminaires, le parc est finalement très rapidement institué le 8 janvier 2010 (Cadoret et Beuret, 2016 ; Legoff, 2010).

Le PNM de Mayotte vise de multiples objectifs, allant de la préservation du milieu au développement des activités locales. L’originalité de cet outil repose toute entière sur son conseil de gestion, lequel permet de faire participer des acteurs de la société civile à la gestion de l’environnement marin (Beretti, 2012). De nombreuses actions ont ainsi été mises en place au cours du temps pour assurer, en complément des actions de suivi et de protection des écosystèmes marins, un développement local autour du lagon et de la ZEE mahoraise (document 3).

Document 3. Chronologie de la mise en place du PNM de Mayotte et du développement de ses actions (2012-2022)

chronologie

Document 4. La protection des milieux marins dans le parc naturel marin en images

Tortue verte

Une tortue verte dans les eaux de la plage de N’Guja, à quelques mètres du bord alors qu’elle s’alimente sur les herbiers. Clichés d'Emmanuelle Surmont, 2018 et 2019.

récif corallien photographie

Les récifs frangeants, comme ceux de N’Guja ici au Sud de l’île, bordent la côte sur 195 km. Un récif barrière entoure l’île sur 140 km en délimitant un lagon de 1100 km² traversé par 12 passes ouvertes sur l’océan. Mayotte possède l’un des plus vastes lagons du monde.

N'Guja

La plage de N’Guja est fréquentée le week-end par des amateurs et amatrices de palmes-masque-tuba (snorkelling), venus observer les tortues, visibles à quelques mètres du bord. La plage est protégée par le PNM de Mayotte et un périmètre à réglementation spéciale.

N'Guja bébé tortue

Une jeune tortue tout juste sortie de l’œuf sur la presqu’île de Saziley. La presqu’île de Saziley, l’une des principales plages de ponte pour les tortues vertes dans l’océan Indien, est protégée par le PNM et fait l’objet d’une réglementation spéciale. Clichés d'Emmanuelle Surmont, 2018 et 2019.

1.2. Le conseil de gestion, un espace de concertation pour « faire territoire »

Les discours des différents directeurs et directrices de PNM collectés lors de l’enquête de terrain sont souvent très élogieux quant au fonctionnement de l’outil PNM et sur les retombées positives de la concertation. Bien évidemment, leur fonction et leur position autorisent peu de critiques ouvertes de l’outil lui-même, ce qui contribue à produire, dans les entretiens, des discours relativement lissés, par exemple sur les difficultés de la mise en place de cette forme de concertation au sein des conseils de gestion des PNM. Il est même frappant de noter les similitudes entre les entretiens, jusqu’à donner l’impression d’entendre plusieurs fois le même récit, comme si le processus avait suivi exactement les mêmes étapes en Iroise et à Mayotte (Radaelli, 2000).

Ainsi, tous les directeurs et directrices évoquent une mise en place lente et difficile compte-tenu des tensions locales existantes entre les acteurs. Ils et elles décrivent une progressive appropriation des arguments par les acteurs et une plus grande prise en considération des intérêts des autres. Sans parvenir forcément à un consensus (ou solution intégrative du type gagnant-gagnant), le processus d’échanges et de discussions entre les acteurs fait émerger des compromis (du type gagnant-perdant) et des décisions communes et conduit à une situation beaucoup plus apaisée qu’elle ne l’était initialement. Cela opère une révision de la hiérarchie des valeurs, mettant au même niveau à la fois les intérêts économiques des pêcheurs et les préoccupations écologiques des associations environnementales. Les directeurs et directrices des Parcs concluent toujours sur l’intérêt de l’outil PNM et sur leur réussite à avoir tissé des liens de confiance avec les acteurs locaux. Ainsi, la première directrice du PNM de Mayotte rencontrée en 2018 décrit comment la mésentente initiale s’est muée en collaboration entre les acteurs :

« [Au début] on avait des clans, une espèce de... de haine viscérale entre les professionnels par exemple, voire entre certains élus. Et puis les associations environnementales étaient réputées vouloir empêcher tous les projets de se réaliser, etc. Et puis, au gré des dossiers sur lesquels le conseil de gestion a été amené à se pencher, ils se rendent compte qu’ils ont beaucoup plus d'intérêts convergents qu'ils ne croient. Tous, pratiquement tous. Et on voit les uns ou les autres s'approprier les arguments du camp adverse, si j'ose dire, avec beaucoup de sincérité. Et donc finalement ils ont vraiment trouvé comment collaborer. […] Ils sont autour de la même table à discuter les mêmes dossiers et ils se rendent compte qu’ils ne sont pas si étrangers l'un à l'autre que ça. »

Entretien avec la première directrice du parc national marin de Mayotte, mai 2018.

Elle dépeint un territoire fragmenté et divisé entre « clans » et groupes d’intérêts, qui s’est progressivement décloisonné grâce au PNM, lequel constitue la première véritable instance de concertation mise en place sur l’île. En un certain sens, le PNM permet de « refaire territoire » par la discussion sur le « merritoire ». Cet extrait correspond aussi à un discours de légitimation du PNM qui passe par une mise en avant d’un aplanissement des résistances du territoire.

Document 5. Une séance de réunion du Conseil de gestion du PNM de Mayotte

réunion conseil de gestion

Les membres du conseil de gestion ont pris place autour de la table. Les différents collèges sont représentés : les pêcheurs, les prestataires nautiques, les services de l’État, quelques élus locaux, les experts. La directrice du PNMM, en bout de table, présente l’ordre du jour de la séance. Cliché d’Emmanuelle Surmont, 17 mai 2018.

1.3. La mise en place d’actions de cogestion avec les acteurs locaux

Au fil du temps, en plus du suivi scientifique qu’ils effectuent, les gestionnaires du parc ont impulsé des actions diverses, dans différents domaines (document 6). Les agents du PNM ont, par exemple, incité à la mise en place de mesures de cogestion de zones de pêche avec les communautés locales à partir de 2016.

Document 6. Les activités du parc naturel marin de Mayotte

parc naturel marin activités mayotte carte

Cette initiative a pris la forme, en 2016, d’une fermeture temporaire de trois mois pour la pêche au poulpe dans le village-pilote de Mbouanatsa (commune de Bouéni dans le sud de l’île) afin d’améliorer la qualité des prises lors de la réouverture. Cette expérience communautaire a été menée avec les instances du parc, la commune de Bouéni et les associations villageoises de pêche traditionnelle. Elle est censée reposer presque exclusivement sur les habitants. Le parc intervient alors en simple soutien en organisant des réunions de sensibilisation pour les habitants et habitantes de la commune, en assurant un suivi de la ressource de poulpes et de coquillages avant et après la fermeture, en communiquant dans les médias avec notamment la diffusion du film Objectif poulpe en 2017 (document 7), en posant des panneaux explicatifs sur la plage du site concerné et en surveillant le site avec des tournées régulières des agents du Parc pour sensibiliser la population. La volonté est que ce projet soit « communautaire » et « responsabilisant » pour les habitants locaux.

Les agents du PNM défendent cette approche par l’auto-régulation et l’auto-disciplinarisation. Dans cet extrait, la directrice du PNM présente tout à la fois l’important travail initial de mobilisation mené par le parc et le progressif passage de relais vers les villageois, qui se seraient entièrement appropriés les enjeux écologiques.

« L'objectif ce n’est pas qu'on ait un agent du parc derrière chaque usager, ce n’est pas réaliste, donc on est vraiment dans l'idée de faire adhérer la population au projet et ensuite de la responsabiliser dans sa mise en œuvre. L’exemple emblématique de ce qu'on veut faire et de ce que c'est un parc marin, c'est nos zones de fermeture temporaire pour la pêche au poulpe. […] C'est un projet qui s'est concrétisé réellement en 2017 mais qui a nécessité deux bonnes années de préparation et de travail dans les villages, de mobilisation des pêcheurs, des élus. On les a emmenés à Madagascar voir des réserves de ce type, comment ça marchait au moment de la réouverture, etc. […] [Les pêcheurs] décident de la zone qu'ils vont fermer, de la période pendant laquelle ils vont la fermer, ils participent au balisage, ils participent à la surveillance, à l'explication aux gens qui viendraient dans l'espace interdit pendant la période de fermeture. Et puis ensuite ils profitent du résultat qui a très très bien fonctionné. On a vraiment eu beaucoup beaucoup de poulpes après la fermeture. On en a fait deux comme ça l'année dernière. Et maintenant les autres villages demandent à ce qu'on les aide à mettre en place des zones de fermeture. »

Entretien avec la directrice du parc national marin de Mayotte, mai 2018.

Document 7. La pêche à pied, une activité traditionnellement féminine à Mayotte : documentaire réalisé par le parc naturel marin.

La directrice du PNM insiste avant tout sur la réussite du projet, à la fois sur les formes prises par la mobilisation des acteurs locaux (participation importante, satisfaction) et sur les résultats en termes de pêche après la fermeture. Son récit suit d’ailleurs peu ou prou les mêmes étapes que le conte moral du foundi du Lagon (document 8) : une responsabilisation des individus qui passe par un modèle (les zones de fermeture à Madagascar), une morale positive (des prises plus nombreuses et plus grosses) et une identification avec le projet du PNM qui passe par une participation à toutes les étapes du projet. Elle souligne le fait que la réglementation n’est pas nécessaire et qu’elle peut être substituée par une intériorisation des normes, une « appropriation des mesures de gestion » par les populations. Elle décrit ainsi une acceptance (Depraz, 2005) pleine et entière du PNM, les populations participant totalement au projet environnemental défendu par le PNMM. Dans ce régime qui relève largement du discours, le PNM, agence de l’État, ne jouerait qu’un rôle de soutien. En réalité, ce ne sont pas tant les villages qui sont à l’initiative du projet que le parc, qui a noué ces partenariats en vue de remplir ses objectifs de gestion.

Le Parc naturel marin de Mayotte a initié à partir de 2010 une série de dessins animés intitulée « le Foundi du Lagon » (dans la société mahoraise, le foundi est un sage, une personne ayant une grande autorité morale, souvent religieuse). Entièrement réalisée à Mayotte par la société CLAP, la série a pour objectif de sensibiliser les jeunes Mahorais aux enjeux de protection et de gestion du lagon. Dans cet épisode, le foundi apprend à Ali à ne pas pêcher des poissons trop petits. Les épisodes sont disponibles sur les plateformes de diffusion vidéo en ligne ainsi que sur le site de l’Office français de la biodiversité.

Document 8. « Le foundi du Lagon », un conte moral

montage extraits

Le directeur par intérim, qui a succédé à la première directrice du PNM, explique que le projet de fermeture temporaire des zones de pêche à pied est toujours resté largement porté par le parc. L’extrait suivant montre que la mise en place de zones de pêche fermées de ce type suppose un investissement important, en temps et en personnel, que le PNM ne peut pas soutenir sur la durée. Le témoignage semble indiquer qu’il n’est pas évident que la démarche d’auto-gestion ait été réellement appropriée.

« Les premières fois ça n’avait pas trop mal marché parce que le parc était très très moteur dans la démarche. C’était les projets-pilotes. Donc on intervenait beaucoup. On faisait de la surveillance aussi. Et maintenant on a dit : "C’est bon on a piloté, on a constaté que ça marchait. On ne peut pas mettre tous les ans autant de moyens humains dans ces projets là parce qu'on a d'autres choses à faire, donc si les communes veulent faire ou les pêcheurs veulent faire des choses, on peut proposer un accompagnement, mais moins intensif que ce qu'on faisait". »

Entretien avec le directeur par intérim du parc, mai 2019.

Quelques éléments explicatifs peuvent être avancés pour évoquer l’échec relatif de ce projet. Certains auteurs soulignaient déjà depuis plusieurs années que l’idée selon laquelle « le local serait […] la meilleure organisation politique de gestion de la biodiversité, [s’apparente] davantage à une construction rhétorique qu’à une réalité de terrain » (Rodary, 2008, p. 88).

Le premier élément qui peut être avancé est celui de la façon dont sont perçues les communautés villageoises. Elles sont présentées comme relativement uniformes, avec peu de tensions internes, promptes à parvenir à un consensus autour de cette question de la fermeture. Il n’est pas rare que les communautés soient présentées comme exemptes de tensions internes et de rapports de pouvoirs, ce qui est évidemment faux (Agrawal & Gibson, 1999). La directrice du PNMM oppose, dans son discours, d’un côté, les « pêcheurs » et les « villageois » et, de l’autre, quelques individus dissidents, très minoritaires, comme dans l’extrait-ci-dessous.

« Les mesures ont été vraiment appropriées par la population locale. Sur trois mois [de fermeture lors du projet-pilote], on [les agents du PNM] a été [sur le site] un tout petit peu plus de vingt fois. Donc c'est très peu de présence. Le reste du temps, la surveillance était efficace [grâce aux] villageois et le seul fait de dire : "On ferme pour pouvoir mieux pêcher", il n'y a pas besoin de dire que c'est interdit – parce que ce n’est pas interdit – ça suffit pour faire sortir les gens et les faire respecter. »

Entretien avec la directrice du parc, mai 2018.

Cela dénote une vision idéalisée de la communauté villageoise – grandement amalgamée avec la communauté des pêcheurs – qui se forme autour d’un projet environnemental et contre les « autres » du territoire – des « délinquants » au sens foucaldien du terme, qui menacent par leur action l’ordre social établi. Cela fait oublier les nuances, la diversité des pratiques et les conflits internes à ces groupes sociaux.

Enfin, pour ce qui est du projet « Objectif poulpe », on note une dissonance temporelle – à très court terme – entre les agents du parc et les communautés villageoises, dans le récit qu’en fait le directeur par intérim du PNMM. La logique de projets, courte et très limitée dans le temps, telle que portée par le Parc, ne correspond pas au temps des changements de pratiques, de comportements et de l’intériorisation de nouvelles normes par les communautés villageoises. Le temps du territoire n’est pas celui du projet de merrritoire.

Il résulte donc des pratiques et un rapport à l’environnement en disjonction avec les récits qui en sont faits. Ceci dit, les effets consécutifs à la mise en place de ces dispositifs d’AMP sont difficilement visibles à si court terme et restent encore souvent très limités. Il en va de même dans le cas de la concertation.

2. Une instance exogène

En allant au-delà des discours tenus par les agents du parc, on peut noter que ce dernier fait l’objet de nombreuses critiques. Venu « en package » avec la départementalisation (Beuret, Pennanguer & Tartarin, 2006 ; Cadoret & Beuret, 2016), le PNM n’est pas dépolitisé et il fait l’objet de nombreuses crispations, à la fois politiques, psychologiques et sociales. Trois critiques majeures reviennent dans les entretiens avec les membres du conseil de gestion : la place jugée prépondérante de l’État dans le processus décisionnel, l’absence de prise en compte des spécificités locales et la place du développement local en regard des questions de préservation. Ces critiques révèlent des dissensions entre le conseil de gestion (issu du territoire) et l’équipe technique du parc (dirigée par des personnalités extérieures au territoire), ainsi que des tensions au sein même du conseil de gestion (entre les différents collèges). À cela s’ajoute un contexte local tendu entre une partie de la population et les autorités. L’ensemble de ces tensions témoignent de la difficile mise en place d’un outil de gestion au sein d’un espace où préexiste un système social robuste avec lequel il entre en concurrence.

2.1. Des questionnements autour de la place de l’État dans le dispositif

Plusieurs membres du conseil de gestion critiquent la présence prépondérante de représentants de l’État au sein de ce conseil. Plusieurs acteurs reviennent sur le fait que les conseils de gestion ne sont pas, selon eux, de réels lieux d’échanges, de discussions et de débats mais de simples « chambres d’enregistrement » de décisions déjà entérinées par l’État. Ils et elles décrivent des situations de « forçage » (Touzard, 2006) dans la prise de décision, qui n’est alors plus le fait d’un groupe, mais d’un acteur unique – bien souvent l’État. Ceci peut s’interpréter comme le maintien d’un modèle administratif français très hiérarchisé et le maintien d’une approche centralisée et descendante des aires protégées. Les enquêtés rapportent également plusieurs cas où les décisions du conseil de gestion n’ont finalement pas été prises en compte par les services de l’Etat.

L’État garde la main sur le conseil de gestion, qui est plus une instance de consultation que de réelle concertation. La codification croissante des procédures décisionnelles oblige à passer par la participation, en institutionnalisant les méthodes et les procédures, mais l’État ne se dessaisit pas réellement de ses prérogatives et reste le légitimateur final (Di Méo, 2006). Le parc émet des avis, mais dans beaucoup de cas, le préfet reste décisionnaire. Certains membres du conseil de gestion critiquent aussi l’organisation par les agents du parc de votes sur des sujets qui ne relèveraient normalement pas du conseil de gestion.

C’est ainsi moins la présence de l’Etat qui est critiqué que son attitude très descendante au sein d’une instance qui se veut au contraire horizontale. On y retrouve en creux, notamment de la part des élus du territoire, des critiques similaires à celle d’une départementalisation décidée sans réelle prise en compte des spécificités mahoraises.

2.2. Un parc naturel marin critiqué

Plusieurs membres du conseil de gestion voient dans le conseil de gestion du PNM de Mayotte une instance plaquée, une « affaire de M’zungu », c’est-à-dire de « métropolitains », qui ne les concerne pas directement. Par exemple, lors des entretiens, l’un d’entre eux dénonçait une organisation mal adaptée aux réalités du territoire. Il déplorait l’organisation, deux années consécutives, de conseils de gestion en début d’après-midi, en plein mois de ramadan et dans des locaux sur Petite-Terre. J’avais pu y assister et j’avais constaté que, en effet, les quelques Mahorais et Mahoraises présents étaient partis avant la fin de la réunion. L’organisation de conseils de gestion l’après-midi durant le mois de ramadan contraint les déplacements des acteurs mahorais, qui souhaitent rentrer à leur domicile, parfois éloigné des lieux de réunion, avant la tombée de la nuit, pour rompre le jeûne en famille. À cela s’ajoutent les questions d’insécurité sur les routes la nuit (en raison des nombreux cas d’agressions par des « coupeurs de route »). Selon lui, ces préoccupations des représentants mahorais ne sont pas prises en compte dans l’organisation de ces réunions alors qu’il convient aux métropolitains ou aux agents du parc, dont une partie loge en Petite-Terre, où se situent les locaux du PNMM. Cela se surajoute au poids décisionnel des Mahorais au sein de cette instance, qu’il juge être très faible. Selon lui, le « territoire » – au sens d’un réseau de lieux pratiqués et affectifs (Di Méo, 2006) – de Mayotte est mal maîtrisé par ces instances exogènes.

Le fonctionnement du PNM de Mayotte est rendu plus difficile par le fait qu’une partie des acteurs mahorais ne s’intéresse pas spécifiquement aux questions marines – si ce n’est dans une approche extractiviste (pêche, prélèvement de sable, etc.) ou au prisme des contraintes posées par l’insularité. Ce constat se trouve renforcé le clivage au sein du conseil de gestion, entre métropolitains et Mahorais. Cette difficulté à vouloir faire travailler ensemble des acteurs entretenant des relations de pouvoirs complexes n’est pas directement soulevée par les gestionnaires du PNM, qui semblent la minimiser. Cela renvoie, en plus du rôle joué par l’État au sein de cette instance de concertation, à la place laissée à l’histoire coloniale (Bancel & Blanchard, 2017 ; Blanchard, 2007 ; Blanchy, 2002).

2.3. Quelle protection pour quel environnement ? Mise sous cloche du lagon-aquarium ou développement des « îles du Paradis » ?

Des tensions postcoloniales sont tangibles au sein du conseil de gestion du PNM de Mayotte lorsque sont abordées les questions de développement local. Le PNM est censé garantir un équilibre entre un développement raisonné de l’île et une préservation de la riche biodiversité. Au sein du conseil de gestion se pose ainsi, avec une forte acuité, la question du développement de l’île de Mayotte et, en miroir, de la forme de protection voulue par les différents acteurs. Les tensions sont vives entre les tenants d’une préservation et ceux et celles d’une conservation voire d’une franche exploitation. La question du « retard » de l’île de Mayotte vis-à-vis de la métropole est une rhétorique régulièrement mobilisée par les élus de l’île et désormais associée aux enjeux de développement durable (Kamardine, 2019). En ce sens, ils et elles se positionnent en faveur d’un soutien aux développements des activités de pêche et de tourisme. « L’affaire des jet-skis » (encadré 1) ou encore la question de l’allongement de la piste de l’aéroport de Mayotte (encadré 2) sont particulièrement emblématiques de l’instrumentalisation de la nature par les différents acteurs de Mayotte et des crispations identitaires latentes. Ces questions cristallisent les tensions à la fois entre les services de l’État et les agents du parc, entre les participants au conseil de gestion et entre celles et ceux qui s’identifient (ou sont identifiés) comme Mahorais ou M’zungu. Tous cherchent à défendre leurs intérêts divergents relatifs aux usages au sein du lagon de Mayotte.

Encadré 1. « L’affaire des jet-skis »

« L’affaire des jet-skis » est particulièrement emblématique des tensions autour des usages du lagon de Mayotte. Une entreprise de jet-ski, Maoré Jet, s’est implantée sur Petite-Terre en 2018. Un jeune Mahorais a mis en place la première base de loisirs sur l’île. Il y propose un certain nombre d’activités de loisirs nautiques parmi lesquelles des sorties en jet-ski. Cette implantation a relancé le sujet de l’autorisation ou de l’interdiction des jet-skis dans le lagon. Cette question cristallise les tensions à la fois entre les services de l’État et les agent∙es du parc, entre les participants au conseil de gestion et entre celles et ceux qui s’identifient (ou sont identifiés) comme Mahorais ou M’zungu. Les services de l’État ne souhaitent pas s’opposer au développement de cette activité, car elle ne contreviendrait à aucune réglementation. En revanche, les agents du parc se sont montrés plus réservés, préfèrent laisser faire la concertation tout en soulignant l’importance de la préservation du milieu, dans une zone à forts enjeux écologiques. Si les membres des associations environnementales identifiés comme M’zungu sont ouvertement opposés au jet-ski, au nom de la non-perturbation du milieu, les acteurs mahorais se montrent plus réservés quant à l’interdiction. En effet, il ne s’agirait pas d’interdire une activité initiée par un jeune Mahorais, dans une optique de développement raisonné du lagon. Les objectifs de protection du PNM se trouvent ici mis en balance avec d’autres objectifs de développement local. Surtout, ils se trouvent « renégociés » par les acteurs mahorais locaux qui se sont saisi de cette instance pour faire valoir leur manière de considérer la protection de l’environnement, indissociable d’un développement social et local.

Document 9. Activités nautiques motorisées au départ d'une plage mahoraise

scooter

Cliché d'Emmanuelle Surmont, juin 2020.

Sur sa page Facebook, l’entreprise Maoré Jet propose tout un ensemble d’activités à pratiquer dans le lagon de Mayotte. L’entreprise promet tout à la fois des sensations fortes et de bons moments en famille ou entre amis. L’activité « jet ski » ne joue pas du tout sur l’imaginaire du lagon préservé, mais au contraire de l’espace littoral marin ludique.

La base nautique de Maoré Jet est sur la plage du Faré (Petite-Terre). Pour la fin d’année scolaire, l’entreprise a été sollicitée par les écoles de Petite-Terre pour animer une journée à la plage. Les enfants peuvent alors s’initier au jet-ski et à la bouée tractée.

Encadré 2. Controverse autour de l’allongement de la piste de l’aéroport de Mayotte

Le projet actuel de développement de l’aéroport de Mayotte répond à une volonté de développement économique du territoire de Mayotte, portée par les élus locaux, notamment le député de Mayotte Mansour Kamardine. Ce projet divise les acteurs locaux et constitue un débat houleux sur le territoire depuis plusieurs années.

L’aéroport de Pamandzi dispose d’une unique piste très courte (1 934 mètres au total), insuffisante pour que les gros porteurs d’une capacité de plus de 350 passagers effectuent une liaison directe entre Mayotte et l’Europe à pleine charge (Lamy-Giner, 2015). Ainsi, tous les vols longue distance sont contraints à une escale technique intermédiaire, souvent à La Réunion.

Le député Mansour Kamardine synthétisait les revendications d’une part importante de la population mahoraise dans son « rapport sur la proposition de loi relative à la programmation du rattrapage et au développement durable de Mayotte » enregistré le 12 juin 2019 à l’assemblée nationale : « Les Mahorais souhaitent n’être plus obligés de transiter par La Réunion pour rejoindre la métropole ; ils trouvent anormal d’avoir à inclure dans leur temps de trajet deux heures d’avion vers le sud-est avant de reprendre, après une escale de deux heures, un avion qui repassera, deux heures après un nouveau décollage, pratiquement au-dessus de leur point de départ ; ils demandent des vols sans escale pour Paris avec des tarifs du même ordre de grandeur que ceux qui sont pratiqués au départ de La Réunion, c’est-à-dire environ 800 euros aller-retour en classe économique (à comparer aux 1 300 euros qu’ils doivent, en général, débourser actuellement). Le projet de « piste longue », prévoyant une extension à 2 300 ou 2 600 mètres, est un enjeu en termes de désenclavement et de développement. »

Dès 2001, des études avaient été lancées pour doter Mayotte d’infrastructures aéroportuaires permettant l’accueil de gros-porteurs. En 2011, consécutif à la départementalisation, un débat public avait été organisé au sujet de l’allongement de la piste actuelle. Le plan prévoit en réalité la construction d’une nouvelle piste, plus longue que l’actuelle (document 10). La principale association environnementale de l’île, les Naturalistes de Mayotte, avaient exprimé ses réticences quant au projet. En effet, celui-ci prévoit de rallonger la piste actuelle en empiétant sur le lagon et sur le récif frangeant, écosystème fragile et riche en biodiversité.

Document 10. Plan du projet de création d’une nouvelle piste aéroportuaire

piste allongée

Ce projet est extrêmement clivant : les associations environnementales, collectifs très investis par la population M’zungu, se sont souvent positionnées publiquement contre cette extension de piste, en raison des dommages prévisibles sur les coraux. Certains acteurs mahorais en revanche, même au sein d’associations environnementales, se déclarent favorables à ce projet, vu comme une possibilité de développement pour le territoire. La position de l’État a fluctué au cours des années et actuellement, elle semble en faveur de la réalisation d’une nouvelle piste.

Ce projet, déjà ancien donc, a été relancé en 2019. Les travaux préparatoires sont en cours et le chantier devrait officiellement démarrer en 2025 pour un montant estimé entre 150 et 200 millions d’euros, financé par l’Union européenne (FEDER), l’État et le département de Mayotte. Dernier rebondissement en date, le projet a évolué tout début 2024 : le nouvel aéroport pourrait ne plus se faire sur le site de Petite-Terre, mais sur Grande-Terre, sur le site de Bouyouni — M’Tsangamouji.

Conclusion

Le PNM est une forme d’AMP très « souple » permettant de remplir de multiples objectifs allant de la protection au développement local. La multiplicité des actions pouvant être menées par les équipes du PNM font de cette aire protégée un outil difficile à saisir et à appréhender par les populations locales. En effet, une grande partie des habitants de Mayotte n’identifie pas directement le PNM comme étant une aire protégée, mais plutôt comme une instance de développement local. Ceci explique probablement que l’intériorisation des normes environnementales que sous-tend ce projet de parc reste encore largement imparfaite.

De plus, bien qu’il soit encore difficile de dresser un bilan définitif d’un outil qui a été mis en place il y a seulement une dizaine d’années, on note que le parc reste vu, encore en grande partie, comme exogène au territoire, et que les tensions postcoloniales latentes à Mayotte s’y rejouent. Cependant les actions désormais récurrentes, connues et bien médiatisées menées par les instances du Parc ces dernières années peuvent laisser penser que le parc s’intègre de plus en plus au territoire mahorais. Le territoire mahorais semble ainsi davantage s’ouvrir sur son merritoire.

Lire aussi : Emmanuelle Surmont, « Protéger la nature bleue à Mayotte : aires marines protégées, rapports de force et conflictualités », Géoconfluences, septembre 2024.

Bibliographie

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : acceptation | aire marine protégée | Grenelle Environnement | merritoire | Office français de la biodiversité | parc national en France.

 

Emmanuelle SURMONT

Agrégée et docteure en géographie, enseignante en CPGE, lycée Notre-Dame-de-la-Paix, Lille.

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Emmanuelle Surmont, « Le parc naturel marin de Mayotte : une aire marine protégée consensuelle ? », Géoconfluences, octobre 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/les-espaces-littoraux-gestion-protection-amenagement/articles-scientifiques/pnm-mayotte