Les sargasses, un défi pour la Caraïbe

Publié le 05/02/2025
Auteur(s) : Jonathan Fieschi, professeur agrégé d’histoire-géographie - académie de la Guadeloupe

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Les sargasses sont initialement un phénomène naturel dans l'Atlantique nord. Mais depuis 2011, ces radeaux d'algues flottantes se multiplient dans l’Atlantique tropical et s’échouent par tonnes sur les littoraux des Caraïbes. Les effets sont très lourds pour des territoires, des sociétés et des économies fortement touristiques et littoralisés. Les sargasses représentent ainsi un défi à toutes les échelles pour l'ensemble de la région Caraïbe.

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Rencontrées par Christophe Colomb lors de son premier voyage en septembre 1492, les sargasses sont un phénomène anciennement connu sur une vaste étendue à l’est de la Floride et appelée mer des Sargasses. Toutefois, depuis 2011, des sargasses prolifèrent plus au sud dans lAtlantique équatorial au sein d’une « grande ceinture » et viennent s’échouer sur les côtes caribéennes posant dès lors de nombreux défis pour ces territoires, les sociétés qui les habitent et les pouvoirs qui les gouvernent. Quels défis posent l’apparition et le développement d’une nouvelle ceinture de sargasses depuis 2011 pour la Caraïbe ?

1. Les sargasses, un nouveau défi environnemental à appréhender

Si la mer des Sargasses est connue depuis le XVe siècle, le phénomène que rencontre la Caraïbe depuis 2011 est nouveau tant par son origine et son étendue géographique que par son impact pour l’environnement caribéen et les sociétés qui y habitent. Une meilleure compréhension de ce phénomène est nécessaire pour adopter les réactions appropriées.

1.1. Origine et développement, le défi de la compréhension du phénomène

Les sargasses désignent communément des algues brunes holopélagiques (qui se développent à la surface de l’eau et vivent tout leur cycle de vie en mer) appartenant à deux espèces du genre Sargassum : S. natans et S. fluitans. Réunies en radeaux par leur mucus collant, flottant grâce à leurs pneumatocystes, des vessies remplies de gaz servant de flotteur, les sargasses abritent et nourrissent d’autres espèces. Elles forment ainsi le support d’un écosystème connu depuis longtemps, que l’on retrouvait principalement dans la mer des Sargasses située sur une vaste étendue à l’est de la Floride. Constituée d’algues en provenance des zones riches en nutriments du golfe du Mexique et menées par les courants du Gulf Stream dans lAtlantique Nord, elle est circonscrite par le gyre de l’Atlantique nord, système de courants marins qui tournent dans le sens des aiguilles dune montre.

Document 1. La mer des Sargasses, le gyre atlantique nord et le premier voyage de Christophe Colomb

carte des sargasses

Des sargasses ont déjà pu, par le passé, sortir du gyre océanique où elles sont piégées pour rejoindre l’arc caribéen. Mais ce phénomène s’est fortement accentué à partir de 2011, année qui marque le début d’une forte prolifération plus au sud dans l’Atlantique équatorial au sein d’une « grande ceinture de sargasses ». Il s’agit d’une nouvelle « mer des Sargasses » située au large de l’Afrique (document 1). Poussées par les courants, ces algues se déplacent ensuite vers les plages de la Caraïbe où elles échouent et, par leur forte densité et leur putréfaction, polluent les côtes. Par sa récurrence, sa durée (six mois par an en 2018–2020 contre deux en 2016) ainsi que son ampleur, l’échouement de sargasses est devenu un problème majeur de la Caraïbe. Toutefois, ces échouements, variables selon les courants et la topographie de la Caraïbe, ne concernent pas de manière égale tous les littoraux. Ce sont ainsi principalement les littoraux exposés est et sud-est des îles (principalement la côte au vent) et des littoraux continentaux caribéens qui sont concernés. Par exemple, la commune de Capesterre de Marie-Galante était exposée en 2023 à 40 % des sargasses de la Guadeloupe. 2018 reste pour l’instant l’année record avec 20 millions de tonnes d’algues échouées dans l’ensemble du bassin caraïbe ((Chiffres du Centre de découverte des sciences de la Terre de Saint-Pierre en Martinique.)).

Document 2. Invasion d’algues sur la plage d’Anse Bertrand (Guadeloupe)

Anse Bertrand

En 2023, la photo permet de mesurer l’ampleur du phénomène, avec les engins de chantier qui donnent l’échelle. Ils sont là pour déblayer la plage mais l’opération est loin d’être achevée. Cliché de Jonathan Fieschi, 2023.

Anse Bertrand

L’année suivante, sur la même plage, les algues sont toujours là. La couleur noire indique un stade de décomposition avancé. Cliché de Jonathan Fieschi, 2024.

Lien externe : exemples de bulletins de prévision « sargasses » par Météo France : en Guadeloupe | en Martinique.

Diverses hypothèses sont discutées concernant l’apparition de cette grande ceinture de sargasses au large de l’Afrique et la prolifération des sargasses en son sein. Comme le montre la localisation de la mer des Sargasses originelle, trois éléments importants permettent le développement et le déplacement des algues : la forte concentration en nutriment (nitrates et potassium) et la température de l’eau dans un premier temps, les courants marins dans un second temps.

Une première hypothèse concernant l’origine du phénomène (Johns, 2020) lierait l’apparition des sargasses dans l’Atlantique équatorial à un phénomène climatique : des vents d’ouest exceptionnellement forts associés à une oscillation nord-atlantique en 2010 auraient permis la sortie de sargasses hors du gyre de l’Atlantique Nord puis les auraient déplacées par les courants vers l’Afrique où elles auraient rencontré des conditions plus favorables au développement d’un nouveau foyer (Rusterholtz, 2023).

D’autres hypothèses concernent le développement des sargasses au sein de cette nouvelle ceinture par l’apport de nutriments venus d’Afrique et d’Amérique. Une théorie dominante jusqu’en 2021 dans la littérature scientifique (Jouanno et al., 2021) concernait l’augmentation des apports en nutriments depuis les fleuves Amazone, Orénoque et Congo et des rivières tropicales, causée par le changement climatique et l’anthropisation des rives qui, par effet de ruissellement, charrient les nutriments liés à la déforestation et à l’utilisation d’engrais dans l’agriculture. Toutefois, la variabilité annuelle des sargasses comparée à celle des nutriments issus des grands fleuves réfute le lien majeur entre changements hydrologiques et prolifération des sargasses. En effet, les études plus récentes (ibid.) montrent qu’il n’y a pas eu d’augmentation massive des nutriments sur les quinze années étudiées alors que les sargasses ont proliféré tandis que seulement 10 % de la biomasse des sargasses se situait au sein de régions sous l’influence du panache fluvial lors de l’année 2017. Une autre hypothèse sur laquelle la communauté scientifique continue de s'accorder pour le moment concerne les dépôts de nutriments – issus de l’agriculture intensive – au sein des mers par les brumes des sables (poussières transportées en haute altitude par les alizés du Sahara jusqu’aux Antilles et véhiculant des particules fines) du Sahara (Saffache, 2021).

Un consensus est cependant établi concernant le rôle du changement climatique sur la prolifération des sargasses. Avec une hausse des températures marines, celles-ci prolifèrent davantage : leur croissance optimale se fait dans une eau de 28 à 31°. Année à sargasses, 2023 a aussi été l’année la plus chaude enregistrée concernant la température moyenne de surface des océans, avec dans l’Atlantique un effet de surchauffe inattendu alors que les océans ont normalement une inertie thermique importante. Les courants marins et les nutriments contenus dans les mers assurent dès lors des zones de convergence et de développement propices à l’organisation et à la circulation des radeaux.

1.2. Un écosystème riche en biodiversité devenu menace environnementale

Phénomène à la fois naturel (par son origine) et anthropique (par les causes de sa prolifération), les sargasses constituent à la fois un écosystème riche et une menace pour l’environnement caribéen.

Si les sargasses sont perçues depuis 2011 comme une menace pour les côtes caribéennes, en lien avec l’anthropisation des milieux et le changement climatique, elles forment avant tout un écosystème riche et bénéfique à différentes échelles. Dans son carnet de bord, Christophe Colomb mentionne déjà la présence d’une faune variée auprès des sargasses (crabes, poissons, oiseaux). En effet, les sargasses sont un écosystème marin où les différentes espèces aquatiques se développent. Elles servent à la fois de nourricière – notamment pour les alevins –, d’habitat et de garde-manger pour les animaux qui les habitent mais aussi pour les prédateurs qui viennent y chasser, qu’ils soient volatiles (sternes, fous, …) ou marins (balistes, requins, thons, …). Les sargasses sont donc propices à la pêche. À cela s’ajoutent le développement des micro-organismes comme le phytoplancton dont l’importance est grande pour les fonds marins et la Terre dans son ensemble. En effet, premier maillon de la chaîne alimentaire, il participe au bon fonctionnement de la faune marine. De plus, grâce à la photosynthèse, il émet plus de la moitié de l’oxygène terrestre et consomme la moitié du dioxyde de carbone. Tant que les radeaux d’algues restaient de petite taille et se cantonnaient à l’ancienne mer des Sargasses, ils ne posaient pas de problème aux activités humaines.

En revanche, la densité des radeaux d'algues au sein de la nouvelle ceinture de sargasses ainsi que leur provenance ont des effets négatifs importants, sur l’environnement marin d’abord, terrestre ensuite. En effet, la forte concentration des sargasses au sein des radeaux empêche la lumière du soleil de passer, ce qui limite la photosynthèse des micro-organismes et nuit au développement et au maintien des espèces aquatiques, notamment les coraux. La dérivation des radeaux depuis l’Afrique de l’Ouest fait également craindre l’arrivée de nouvelles espèces exogènes. À cela s’ajoute la putréfaction des algues chargées de métaux lourds, qui polluent les sols et les eaux côtières, ce qui nuit aussi à la ponte des tortues marines. Entassement et putréfaction des sargasses sur les plages et dans les mangroves écrasent la biodiversité et entraînent l’écoulement d’un jus noir chargés en métaux lourds qui pollue les sols. Il faut ajouter les émanations toxiques de sulfure d’hydrogène qui polluent l’air. Enfin, la capacité des sargasses à capter et stocker les molécules renforce la menace de contamination à la chlordécone des eaux et sols des zones concernées dans les Antilles Françaises.

1.3. Un aléa supplémentaire pour une Caraïbe déjà fortement exposée aux risques

La menace écologique des sargasses s’accompagne de conséquences importantes pour les enjeux humains au sein d’un espace caribéen déjà fortement exposé aux risques telluriques (séismes comme en 2010 en Haïti, éruptions volcaniques comme en 2021 à Saint-Vincent) et climatiques (ouragans Irma et Maria en 2017 ou Béryl en 2024). Comme les sargasses, ces risques – auxquels il faut ajouter la montée des eaux – menacent les côtes et augmentent avec le changement climatique. Enfin, les sargasses, en impactant les mers et sols côtiers ainsi que les populations qui les habitent, viennent ajouter une « nouvelle couche à la complexe habitabilité » (Sabourin Labrousse, 2024) des Antilles Françaises qui connaissent déjà une pollution de leur air (brume des sables) et de leurs sols et eaux (chlordécone). Les échouements de sargasses sont progressivement assimilés dans les discours aux risques et aux catastrophe d’ordre naturel dans certains discours – comme celui de la première ministre de la Barbade qui comparait leurs conséquences pour l’économie à celles d’un ouragan de catégorie 1 (Morris, 2019), sans toutefois faire consensus pour l’instant.

Lire aussi : Barrioz Anne et Laslaz Lionel (2025), « Habitabilité : tour d’horizon d’une notion et de ses limites », Géoconfluences, janvier 2025.

Les émanations de gaz toxiques (sulfure d’hydrogène, ammoniaque) liés à la putréfaction des sargasses échouées perturbent le quotidien des riverains et des collectivités en raison de nuisances olfactives prononcées et des surcoûts liés à l’oxydation des matériaux. Mais elles constituent aussi un risque sanitaire important pour les populations qui y sont confrontées. L’étude Sargacare (2021) menée en Martinique a ainsi montré qu’en plus de symptômes respiratoires, neurologiques ou d’irritation, elles sont un facteur de précocité pour les cas de pré-éclampsie pendant la grossesse et de prématurité des nouveau-nés.

Ces nuisances ont aussi de fortes conséquences pour l’économie des différents territoires de la Caraïbe. Ainsi, en 2021, la CARICOM estimait les pertes à 94 millions d’euros pour le secteur touristique alors que les échouements étaient moins importants que lors des fortes années à sargasses. L’oxydation des matériaux entraîne un surcoût pour les entreprises, mais ce sont surtout les secteurs de la pêche, du transport maritime et du tourisme qui sont concernés. La pêche et le transport maritime sont principalement confrontés à la forte concentration des radeaux qui gênent la navigation et la pêche, réduisent la biodiversité marine et attaquent les coques des bateaux ou les moteurs. Les échouements sur les plages et les nuisances olfactives qui les accompagnent entraînent l’évitement des littoraux concernés et donc une perte importante pour le tourisme qui reste le principal secteur économique du bassin caribéen. Les hauts lieux touristiques du sud de la Grande-Terre en Guadeloupe (Riviera du Gosier à Saint-François) et de la Martinique (Diamant) sont touchés, transformant les plages de carte postale en amas organiques nauséabonds (document 3).

Document 3. De la carte postale à la soupe d’Algues : les plages du Diamant (Martinique) et de Grande Anse (Guadeloupe)

Anse Cafard

L’Anse Cafard au Diamant (Martinique). Elle est considérée par les guides comme l’une des « 5 plus belles plages de Martinique », une des « 100 plus belles plages de France ». Cliché de Serge Bourgeat, 2018.

Grande Anse

Grande Anse (Guadeloupe), cliché de Serge Bourgeat, 2023.

Lire aussi : Serge Bourgeat et Catherine Bras, « Mise en tourisme et cartepostalisation : le cas des Anses-d’Arlet (Martinique) », Géoconfluences, janvier 2020.

Cet évitement peut aussi s'accompagner d'une potentielle déprise des communes ou des quartiers concernés. La commune de Capesterre de Marie-Galante, et surtout son bourg, connaissent ainsi un déclassement au profit des deux autres communes de l’île (Ménez et al., 2023), ce qui entraîne des tensions socio-politiques. Ainsi, alors qu’une partie de la population de Capesterre de Marie-Galante reproche le manque d’action effective et efficace des pouvoirs publics régionaux et étatiques et s’appuie sur un sentiment renforcé de relégation dans une île déjà considérée comme « dépendance » et subissant les effets de la sur-insularité ; une autre partie des habitants de la commune, et plus globalement de Marie-Galante, dénonce la stigmatisation qui est donnée de la commune et de l’île, qui menace leur attractivité touristique et peut renforcer encore leur dépendance et leur isolement.

Ainsi, ressource ou risque, les mots et les catégories juridiques ont des conséquences concrètes pour les sociétés et les pouvoirs qui les dirigent, puisqu’ils influent sur les politiques menées. Si les échouements sont compris parmi les « risques nouveaux ou d’une intensité plus forte » par le Sénat français en 2019, cela n’a pas encore d’implication juridique dans les Antilles Françaises, du fait de leur caractère non ponctuel et non létal (ibid.). Catégorisées comme déchet, leur ramassage incombe ainsi aux communes antillaises alors que l’abandon de l’état de catastrophe naturelle en 2022 empêche les personnes touchées par les nuisances liées aux sargasses dobtenir des indemnisations auprès de leurs assurances ((Une nouvelle proposition de loi du Sénat, le 29 octobre 2024, suggère de réinstaurer l'état de catastrophe naturelle.)). À plus petite échelle, si elles sont considérées comme des espèces exotiques envahissantes par plusieurs organisations régionales caribéennes, elles sont aussi incluses dans les écosystèmes marins protégés par des conventions internationales (CNUDM dite convention de Montego Bay, 1982) et régionales (convention de Carthagène pour la protection et la mise en valeur de l’environnement marin de la grande région Caraïbe, 1983) ce qui complique la lutte contre ce phénomène. Le manque d’un cadre juridique commun limite donc toute lutte coordonnée et nécessite dès lors une gouvernance.

2. La lutte contre les sargasses, facteur de cohésion dans un espace régional disparate

La nouvelle menace liée aux sargasses transcende les frontières maritimes et nécessite une réponse coordonnée dans un espace régional très disparate, que ce soit au niveau socio-économique ou politique. Les sargasses peuvent dès lors devenir un facteur de cohésion au sein de la Caraïbe malgré les divisions, avec pour objectif une lutte et une résilience coordonnées à travers l’élaboration d’un cadre juridique, l’établissement d’une stratégie, la mobilisation de financements, le développement de la recherche et le transfert de savoirs et de compétences.

2.1. Un enjeu de coopération caribéen

Si les territoires de la Caraïbe ont un passé et une culture en commun liés fortement à la géographie (insularité, culture du risque…) et à l’histoire (colonisation, traite et esclavage, créolisation…), et entretiennent des liens parfois importants, la multiplicité des statuts et les disparités socio-économiques sont un obstacle à la cohésion caribéenne. À ces différences et à ces disparités s’ajoutent des tensions qui freinent l’intégration régionale. Celles-ci sont principalement liées aux flux qui parcourent la Caraïbe, que ce soit le cas des migrations (la construction d’un mur par la République dominicaine à la frontière haïtienne en est une illustration) ou la captation des échanges avec l’expansion du Canal de Panama.

Toutefois, des associations existent et tout comme la prévention des risques naturels, la lutte contre les sargasses est un élément fort de cohésion entre les différents partenaires endogènes de la Caraïbe. La CARICOM, l’OECO et l’AEC, trois organisations d’intégration régionale, sont ainsi impliquées dans la lutte selon leur degré de compétence et leur zone d’adhésion (Galy, 2024).

  • La CARICOM (organisation régionale et marché commun créé en 1973 réunissant 15 pays membres des petites et grandes Antilles) s’est démarquée par des actions de lobbying auprès des Nations Unies. Elle s’appuie aussi sur ses propres agences pour traiter la question notamment de la lutte et de la prévention de la menace. Ainsi, la CDEMA (Agence caribéenne de gestion des urgences en cas de catastrophe) est en charge des bulletins d’alerte et de prévision des échouements de sargasses.
  • L’Organisation des États de la Caraïbe Orientale (OECO) mène une politique environnementale à travers sa Division du développement durable en accord avec les différents ministres de l’environnement des États adhérents à l’organisation au sein de la Caraïbe orientale.
  • L’Association des États de la Caraïbe (AEC, 1994) unit dans un forum les États de la Caraïbe continentale et archipélagique qui partagent la mer des Caraïbes en tant qu’organe de « consultation, coopération et daction concertée ». Sa commission de la mer de la Caraïbe (CMC) a organisé, dès 2015, le premier symposium pour discuter de la menace des sargasses.

Si en 2015, ces organisations se sont illustrées au niveau régional et mondial dans la volonté de la mise en place d’une lutte coordonnée contre les sargasses, d’autres acteurs sont nécessaires et tendent à prendre le leadership au détriment de ces organisations.

2.2. L’implication d’acteurs exogènes

La lutte contre les sargasses dépasse la Caraïbe même pour impliquer des acteurs mondiaux et extérieurs à la zone.

Comme le montre la résolution du 8 décembre 2015 prise par l’Assemblée générale à la demande de la CARICOM, les Nations Unies sont impliquées à travers leurs institutions et programmes internationaux, ainsi que leurs déclinaisons régionales selon différents objectifs et à différentes échelles. L’étude de l’impact (1er objectif) et des potentialités de valorisation de la « ressource sargasse » (2e objectif) incombe ainsi à la CEPALC (Commission Économique pour l’Amérique Latine et les Caraïbes) et la CDCC (Comité de Développement et de Coopération de la Caraïbe) mais aussi à la FAO (pour les retombées sur l’agriculture). La mise en place d’une coordination du global au régional est un autre objectif notamment dans le domaine de la santé à travers l’implication de l’OMS (international) et de l’Organisation Panaméricaine sur la santé (continental) et les différentes organisations caribéennes comme la CARICOM ou l’OCECO (régional). Le lien entre protection des mers et problématique des sargasses entre enfin dans le domaine de compétence de l’OMI (Organisation Maritime Internationale) et du PNUE (Programme des Nations Unies pour l’Environnement). Surtout, le Comité consultatif scientifique et technique (STAC) du Protocole relatif aux aires et aux espèces spécialement protégées (SPAW) de la Grande Région Caraïbe travaille avec différents acteurs étatiques et organisationnels pour améliorer la coordination régionale afin de gérer efficacement la prolifération des sargasses et l'accumulation côtière dans les Caraïbes.

Les COP sont une étape majeure dans la mise en place d’une gouvernance mondiale du phénomène. Une initiative internationale de lutte contre les sargasses a ainsi été lancée à l’initiative de la France lors de la COP 28 de Doubaï et implique différents pays comme le Mexique ou la République dominicaine.

L’Union européenne se démarque par son soutien via le financement de fonds Interreg « Sarg’coop », programme de coopération de lutte contre les algues sargasses, qui s’insère dans les objectifs liés à l’amélioration de la capacité de réponse des territoires face aux risques naturels. Ce programme vise à « renforcer la capacité de réponse des territoires face aux échouements massifs » et en cas d’urgence, « renforcer la protection des populations » et la coordination entre acteurs par la mise en réseau des informations, des pratiques et des outils ainsi que par la coopération caribéenne.

Mais si l’Union Européenne est présente, c’est principalement à travers la France et avec elle la Guadeloupe et la Martinique. En effet, les sargasses sont un moyen important pour ces territoires, avec la puissance française, de s’intégrer comme membre moteur de la Caraïbe afin d’y asseoir ou d’y maintenir sa position.

2.3. Une gouvernance qui peine à s’établir

Si la lutte contre les sargasses nécessite une réponse régionale et plus globale, des limites importantes freinent toute gouvernance.

Tout d’abord, la multiplicité et le chevauchement des organisations et des actions vues précédemment limitent toute stratégie globale et intégrée. À cela s’ajoutent les singularités statutaires et institutionnelles des différents territoires de la Caraïbe, ce qui limite une action globale. Ainsi, si la Martinique est entrée en tant que membre associé dans la CARICOM en 2023, les territoires français ou la France ne sont jamais intégrés comme États membres. L’appartenance de deux territoires à l’Union européenne en tant que RUP peut être un obstacle à davantage d’intégration régionale, ce qui affecte forcément la coordination d’une lutte efficace contre les sargasses. 

Document 4. La conférence sargassum en Guadeloupe réunissant des acteurs internationaux, régionaux et locaux

Sargasses conférence

Ensuite, se pose la question du leadership, élément important pour la géopolitique et la gouvernance régionale du phénomène des sargasses. En effet, si l’AEC semble la mieux placée pour assumer la gouvernance, en tant que forum de tous les territoires de la Caraïbe ayant une compétence reconnue pour assurer la protection de la mer des Caraïbes, c’est la France qui semble avoir pris le leadership à travers la conférence Sargassum de 2019, sa déclaration finale et la création du programme européen Interreg « Sarg’coop ».

De son côté, la NASA, avec le programme SAWS (Sargassum watch system) de détection satellite des bancs de sargasses, vise à être un acteur majeur dans la prévision et la prévention des échouements alors que d’autres systèmes satellitaires de détection existent. Si ces acteurs ont un rôle important à jouer, ce rôle peut être contesté comme révélateur des limitations des capacités financières et de la dépendance extérieure qui restreignent un leadership endogène à la Caraïbe.

Enfin, les différences et le manque de cadre juridique vus précédemment concernant le statut de la sargasse sont un frein à une lutte coordonnée. En marge de la COP 28, la présidente du conseil d'administration de l'Office français de la biodiversité, Sylvie Gustave dit Duflo, estimait ainsi que « tant qu'on n'a pas de cadre juridique, l'échouement des algues sargasses n'existe pas au plan international. »

3. Le défi du vivre avec : entre résilience et valorisation

Si la compréhension du phénomène et la lutte contre celui-ci tendent à s’améliorer, les sargasses forment un problème, qui en raison leur récurrence et de leur importance, fait partie du quotidien des territoires et des sociétés de la Caraïbe et pose le défi du vivre avec.

3.1. Une ressource et un écosystème à protéger et à valoriser

Du fait de leur écosystème riche et bénéfique à la fois pour les espèces aquatiques, les océans et la planète dans son ensemble, les sargasses constituent une ressource protégée. Les potentialités liées à son utilisation en font aussi une ressource à valoriser.

L’ancienne mer des Sargasses constitue tout d’abord un écosystème reconnu et protégé par la Commission de la Mer des Sargasses (CMS) créée dans le cadre de la déclaration de Hamilton (2014). Cette déclaration a pour objectif la coopération en vue de la conservation des sargasses par les organisations régionales et internationales. L’inscription de la mer des Sargasses au patrimoine mondial de l’humanité est d’ailleurs en réflexion depuis 2011 au sein de l’UNESCO. La nouvelle ceinture des Sargasses fait l’objet d’un regard complètement différent, entre perception d’une menace et valorisation de la ressource. Le livre blanc de 2021 de la Convention de Carthagène propose la recension des différents projets à l’œuvre dans la région tandis que le protocole SPAW issu de cette même convention réunit à travers un forum régional depuis 2015 acteurs caribéens et d’Afrique de l’Ouest. 

La valorisation de la sargasse par l’utilisation de ses potentialités peut œuvrer pour une économie circulaire caribéenne à travers notamment sa collecte. Différentes possibilités sont ainsi étudiées pour l’agriculture (utilisation de la sargasse comme intrant étudiée dans des serres à la Barbade par exemple), la construction, le domaine pharmaceutique…

Les sargasses peuvent aussi servir à protéger les littoraux par une utilisation raisonnée. Ses capacités de piégeage des molécules peuvent ainsi servir à nettoyer les eaux polluées par la bio-remédiation ; cette utilisation est envisagée dans les Antilles Françaises pour les eaux mais aussi les sols chlordéconés alors que des projets de système de filtre à charbon actif à partir des sargasses sont à l’étude en laboratoire. Dans ces mêmes îles, les échouements de sargasses sont aussi étudiés aujourd’hui pour lutter contre l’érosion littorale des plages les plus exposées au vent et à la houle cyclonique. La plage des Salines en Guadeloupe en a ainsi fait l’expérience au sein du projet de l’Adaptom (adaptation des territoires d’Outre-Mer par les écosystèmes) en accord avec le Conservatoire du Littoral (Ascencio, 2023).

3.2. Prévenir et prévoir l’afflux de sargasses

Comme l’ont montré les différentes stratégies menées au sein des organisations de la Caraïbe, le principal défi actuel est de prévenir et prévoir l’afflux de sargasses. Différents outils sont utilisés à différentes échelles.

Tout d’abord, si différentes missions sont menées sur mer, sur terre et dans les airs pour observer et prélever les sargasses afin de mieux les comprendre, le domaine spatial, à travers les satellites, a un grand rôle à jouer dans la compréhension et la prévision du phénomène. Ainsi, si les domaines aérien, terrestre ou maritime permettent la détection des radeaux au large des côtes, les satellites permettent une surveillance plus étendue des océans afin d’identifier la situation des sargasses ainsi que leur déplacement. Météo France publie par exemple des bulletins prévisionnels pour les sargasses. Associée à l’analyse des courants et des températures, cette surveillance permet aussi de prévoir les trajectoires des radeaux de sargasses afin de faciliter la prise de décision par les acteurs institutionnels et privés et de faire face aux menaces d’échouement.

À ces prévisions instantanées s’ajoute la volonté d’établir un modèle prédictif, afin d’anticiper les proliférations de sargasses et de permettre une meilleure gestion sur le temps long. Pour cela, à différentes missions maritimes et terrestres couplées s’ajoute la surveillance satellitaire.

Ensuite, afin d’empêcher ou limiter les échouements de sargasses sur les côtes et de réduire leur impact, différents outils comme l’utilisation de filets ou la collecte en mer (Sargator dans les Antilles Françaises) sont à l’œuvre mais restent insuffisants pour faire face aux afflux massifs de radeaux. Dans certains cas, cela ne fait que déplacer le problème : les filets protègent une plage touristique mais les algues vont s’accumuler ailleurs, sur des littoraux moins touristiques.

Document 5. Filets de protection et ramassage des algues au Robert (Martinique)

Filets de protection, Le Robert

Ramassage, Le Robert

Filets de protection, entassement et ramassage mécanique des sargasses sur la plage du Robert en Martinique. Clichés de Serge Bourgeat, 2022.

Le ramassage des algues considérées comme des déchets, réalisé avec de lourds équipements (tractopelles, pelleteuses, camions-bennes…, voir documents 2 et 5) fragilise le trait de côte sur des littoraux déjà vulnérabilisés par la houle cyclonique et des activités humaines (habitations, installations et activités liées à la pêche et au tourisme, prélèvement de sable marin pour la construction, etc.).

3.3. S’adapter où repenser l’habiter dans la Caraïbe

Ces échouements de sargasses poussent les territoires et pouvoirs caribéens ainsi que leurs populations à repenser l’habiter. En effet, ces échouements ont un impact saisonnier et territorial important qui remet en cause l’habitabilité actuelle de ces territoires.

Dans des territoires fortement tournés vers le tourisme, une meilleure adaptabilité du secteur peut passer par la remise en cause de la saisonnalité de l’activité. En effet, si la Caraïbe, un des principaux bassins touristiques mondiaux avec 32 millions d'entrées en 2023, attire des touristes toute l’année, la période hivernale est celle qui attire les touristes venus des régions tempérées les plus riches. Les croisières doivent aussi prendre ce phénomène en compte pour contenter leurs passagers notamment lors des escales dans les ports de la Caraïbe. En République dominicaine, à Boca Chica, la fréquentation touristique a baissé de 85 % en mai-juin 2023 du fait des sargasses. Tout cela questionne, d’une manière plus générale, la dépendance au tourisme de l’économie de ces territoires.

Document 6. Barques de pêcheur au milieu des sargasses à Tartane (Martinique)

Tartane port de pêche

Cliché de Serge Bourgeat, 2023.

Mais c’est surtout l’aménagement et l’habiter du territoire qui est à adapter. En effet, différents éléments – l’histoire, le relief, l’insularité, le balnéotropisme… – sont à l’origine d’une forte littoralisation des activités et des infrastructures humaines. Déjà exposées à l’érosion littorale, un phénomène naturel accentué par les houles cycloniques et la pression anthropique (notamment les prélèvements de sable), certaines côtes sont aussi aujourd’hui menacées par la montée des eaux, à laquelle s’ajoutent les échouements de sargasses – deux conséquences du changement climatique qui renforcent les contraintes liées à l’exposition aux risques et à l’exiguïté de ces territoires. Dès lors, un hypothétique retournement d’espace avec un exode des activités, des populations et des infrastructures principales loin des côtes les plus exposées aux risques naturels et aux nuisances liées aux sargasses vers l’intérieur des terres ou les littoraux les moins exposés peut devenir une solution de résilience envisageable. C’est le cas par exemple à Capesterre de Marie-Galante (Ménez, 2023.), où des stratégies entrepreneuriales et individuelles de relocalisation déplacent les populations et les activités économiques et de loisirs vers les deux autres communes de l’île, quand de nouveaux arrivants venus d’ailleurs en Guadeloupe ou de France hexagonale viennent s’installer sur les hauteurs de Capesterre, à l’écart de la vie urbaine et des nuisances liées aux sargasses. Toutefois, des restaurants du littoral continuent d’attirer une clientèle, en intégrant notamment le nettoyage des plages environnantes dans leur budget. De plus, une population, notamment âgée, reste ancrée, signe d’un attachement à la commune de Capesterre. Cette population mobilise, pour se déplacer jusqu’aux lieux de baignade, la solidarité intra-familiale et les réseaux d’interconnaissance. La césure, spatiale avec une reconfiguration du peuplement, des activités et des mobilités, s’avère aussi temporelle, opposant un environnement côtier exposé aux aléas mais paradisiaque par le passé à de nouvelles représentations et de nouveaux usages entraînant de nouvelles formes d’habiter la commune.

Conclusion

Les défis posés par la nouvelle ceinture de Sargasses depuis 2011 sont multiples. La compréhension et la catégorisation du phénomène sont à la fois les vecteurs et les conséquences d’une gouvernance à consolider au sein d’un bassin caribéen disparate et fragilisé par ce phénomène qui pose la question de sa valorisation, prévision et prévention mais aussi des capacités de résilience des sociétés caribéennes déjà confrontées à de nombreux risques renforcés par le changement climatique.


Bibliographie

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : écosystème | espèces exotiques envahissantes | gyre océanique | habitabilité | intégration régionale | phytoplancton | risque sanitaire | RUP | sargasses | tourisme.

 

Jonathan FIESCHI

Professeur agrégé d’histoire-géographie, académie de la Guadeloupe

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Jonathan Fieschi, « Les sargasses, un défi pour la Caraïbe », Géoconfluences, février 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/les-espaces-littoraux-gestion-protection-amenagement/articles-scientifiques/sargasses