Zones humides du littoral atlantique français, des patrimoines hybrides à la lumière de la démarche géohistorique
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Les zones humides littorales sont des structures récentes datant de l'Holocène. Elles sont caractérisées par une altitude faible, proche du niveau 0, et sont soumises à l'influence des flux marins et fluviaux (Verger, 2005). Zones de sédimentation, ces milieux (marais, vasières, herbus, lais de mer…) présentent une végétation adaptée aux milieux humides salés à saumâtres. Depuis 1971 et la convention de Ramsar, l’intérêt de leur protection a été porté à l’échelle internationale.
Aujourd’hui, le changement climatique et l’élévation du niveau des mers estimée entre 29 à 110 cm d’ici 2100 (6e rapport du GIEC) viennent questionner les patrimoines naturels protégés de ces espaces. Les caractéristiques propres aux zones humides littorales génèrent de nombreux enjeux autour de leur protection (conservation de ces milieux, restauration, etc.). Ces derniers sont exacerbés par leur localisation sur un espace sur lequel les usages se sont profondément renouvelés depuis la seconde moitié du XIXe siècle avec le développement des bains de mer (document 1).
Document 1. Exemples d’usages du littoral dans les cartes postales anciennes
Cartes postales du début du XXe siècle sur le littoral, montrant les villas et hôtels de bords de mer dans (a) la commune des Sables d’Olonne (Vendée) avec (b) son casino ; (c) l’hôtel des Dunes à Fouesnant (Finistère) et (d) l’hôtel de Ker-Moor à Bénodet (Finistère) ; et illustrant les activités agricoles et maritimes avec (e) le petit port de Corsept (Loire-Atlantique), lieu de dépôt des engrais de mer, (f) la récolte des engrais de mer aux Sables d’Olonne (Vendée), (g) la récolte de sel dans les marais salants des Sables d’Olonne (Vendée) et (h) la pêche à la sardine aux Sables d’Olonne. Source : archives départementales (AD44, AD29 et AD85).
Dans la seconde moitié du XXe siècle, le développement du tourisme se voit insuffler un nouvel élan par le biais de missions interministérielles d’aménagement du littoral portées par l’État. Sur le littoral atlantique, espace géographique étudié dans cet article, l’ALCOA (Aménagement du littoral Centre Ouest Atlantique) promeut en 1973 une économie touristique couplée au maintien des activités traditionnelles telles que la pêche et l’agriculture, et nouvelles telles que l’aquaculture. Le littoral est devenu un espace multifonctionnel en tant que lieu de production (agriculture, pêche, aquaculture, etc.) et un lieu touristique avec le développement d’offres d’hébergement variées (hôtels, campings, camps de vacances, etc.).
À partir des années 1970, aux prémices de la prise de conscience des questions environnementales, le littoral fait l’objet de nombreuses réflexions pour trouver un équilibre entre son aménagement et sa protection en tant qu’espace sensible et remarquable. Sur les côtes atlantiques, les espaces naturels tels que les zones humides littorales concentrent alors les efforts de protection. Ces espaces sensibles, qui ont souvent été dégradés du fait des modes de gestions hydrauliques (navigation, barrage, endiguement, agriculture) sont souvent protégées ou valorisées pour leur caractère naturel. Aujourd’hui, ces milieux se voient dotés de nouvelles attentions en tant que zones tampons face à la submersion marine, zones de séquestration de carbone, etc. Les projets de solutions fondées sur la nature sur les zones humides littorales atlantiques telles que les dépoldérisations (Goeldner-Gianella, 2013) sont mobilisés en tant que levier d’adaptation face au changement climatique. Ils se superposent aux politiques de protection de la nature de ces milieux et réinterrogent le patrimoine naturel protégé au vu de son évolution future dans un contexte de changement climatique.
Face à ces nouvelles représentations et à ces nouveaux usages portés sur le littoral atlantique et plus particulièrement sur ses zones humides littorales, il importe de proposer des regards rétrospectifs sur ces espaces. Après avoir présenté les grandes dynamiques paysagères des zones humides littorales atlantiques, cet article, à partir de deux exemples finistériens, le marais de Mousterlin et l’anse et étangs de Penfoulic, contextualise et interroge les héritages paysagers protégés de ces deux espaces au regard de leur histoire environnementale. Les trajectoires paysagères ainsi révélées par une approche géohistorique permettent de questionner le devenir de ces milieux au prisme de leur passé. Que souhaitons nous conserver et dans quel but ?
1. Les zones humides littorales, un objet hybride, reflet des représentations sociales portées sur la nature
Les zones humides littorales reflètent parfois l’imaginaire d’un milieu naturel, préservé de l’action anthropique. Au contraire, la plupart de ces milieux ont depuis longtemps été exploités et modifiés par les sociétés pour leurs ressources.
1.1. Des espaces craints puis convoités pour leurs ressources
Les zones humides littorales ont été le vecteur d’un imaginaire fantastique et religieux inspirant la crainte et la répulsion (Sajaloli, 2022), réputation véhiculée en partie par le paludisme dont on imaginait la transmission par les « mauvaises airs » qui émanaient des marais (Derex, 2017). Bien que ces milieux étaient porteurs de représentations négatives, ils étaient aussi des lieux où s’affirmait le pouvoir : les grands projets d’aménagement et d’exploitation des zones humides exprimaient alors les idéaux de développement et de souveraineté (Morera, 2019), d’autant que leur position périphérique imposait des nécessités de contrôle et de défense. Dans l’Ouest de la France, les croyances portées sur ces milieux ont été utilisées pour justifier la réalisation des grands projets d’assainissement, dont l’apogée se situe au XVIIIe siècle (Baron-Yellès et Goeldner-Gianella, 2001). Ainsi, à partir du XVIIe siècle, de nombreux marais ont été drainés et asséchés pour des raisons hygiénistes, voire religieuses, mais aussi productivistes. La modification de ces espaces pour en extraire une ressource n’a pas seulement touché les grandes zones humides atlantiques, mais a touché également de petits espaces (Goeldner-Gianella, 2013). Cette période d’assèchement des marais et lais de mer a continué en France jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle. Ces aménagements transforment alors le paysage de ces milieux en modifiant les flux marin et fluvial (document 2).
Document 2. Les polders du littoral atlantique : aménagements et paysages
Entouré en rouge : ancienne structure de marais salants. |
Entouré en rouge : un polder mis en culture, étier Sallertaine (Vendée). |
Digue Rozan et sa porte à clapet régulant l’eau (polder de l’Aber en Crozon, Finistère). |
Entouré en rouge : polder de l’Aber en Crozon partiellement en eau (Finistère). |
Écluse régulant l’eau dans le polder de Combrit (Finistère). |
Entouré en rouge : prairies humides dans le polder de Combrit (Finistère). |
Ainsi les zones humides littorales sont des milieux qui ont été depuis longtemps appropriés par des sociétés humaines. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, ces milieux voient leur usage se transformer.
1.2. Usages contemporains des zones humides littorales atlantiques
Le XXe siècle a été marqué par les grandes transformations des paysages agraires qui ne se sont pas réalisées de manière uniforme dans l’Ouest de la France. Les zones humides et les grandes prairies humides (marais Breton, estuaire de la Loire, etc.), qui constituaient pourtant une réserve fourragère reconnue pour sa qualité au XIXe et début du XXe siècle, n‘ont pas montré de grandes intensifications agricoles (Paly, 2022).
L’usage des zones humides littorales commence à se transformer dans la seconde moitié du XXe siècle. L’activité salicole a décliné en raison de la trop forte concurrence étrangère, du développement de nouvelles techniques d’extraction (sel gemme, etc.) et de l’industrialisation de sa production (Hocquet, 2015). Durant cette même période, de nombreuses études et expérimentations aquacoles sont menées sur le littoral atlantique afin d’orienter l’utilisation des zones humides littorales vers des usages piscicoles et conchylicoles. Face à l’industrialisation des modes de culture et au développement du tourisme et de l’aquaculture sur le littoral, ces espaces font aujourd’hui face à une déprise agricole au profit des activité de loisirs.
En même temps, à partir des années 1960, de nouveaux savoirs et regards ont conduit à la protection de ces zones humides, aboutissant à l’échelle internationale avec la convention de Ramsar en 1971 (Goeldner-Gianella et al., 2011). De nombreux zonages de protection sont venus se superposer sur les zones humides littorales reconnues pour leur services écosystémiques (zone tampon, zone de nourricerie, halte migratoire etc.) et pour la diversité et richesse de ses écosystèmes (slikke, schorre, lagune, etc.) Les zones humides littorales tendent alors à devenir des espaces protégés, voire des espaces sur lesquels de nombreux périmètres de protection se superposent tel que le parc naturel de Camargue sur le littoral méditerranéen (Laslaz et al., 2023).
Le partage de ces milieux porteurs de multiples regards n’est pas sans conflit comme peut le montrer le cas du marais de Pen en Toul (Larmor-Baden, Morbihan).
Encadré 1. Les débats autour du devenir du marais de Pen en Toul
Dans le Morbihan, le marais de Pen en Toul (Larmor-Baden, Morbihan), après avoir été exploité pour son sel sur une partie du site, a fait l'objet d’un projet conchylicole. Fondé sur le fonctionnement écologique du site, ce projet porté par deux habitants soutenus par l’IFREMER s’est confronté à l’association la Vigie soutenue par la Société d'Étude et de Protection de la Nature (Bretagne Vivante), qui envisageait plutôt pour ce site une valorisation écologique.
Finalement ce site a été acquis en 1995 par Bretagne Vivante afin d’en faire un lieu d’accueil de l’avifaune dont l’accès par le public, limité à un sentier de sable, est restreint par l’enfrichement du site, faute d’un entretien régulier (document 3).
Document 3. Le marais de Pen en Toul
Photographies et montage : Léa Paly, 2019.
En 2014, une partie de ce site est revendue au Conservatoire du littoral qui établit alors un plan de gestion avec la commune de Larmor-Baden et Bretagne Vivante. Plusieurs problèmes sont identifiés, dont la colonisation par la bacchante (Baccharis halimifolia), un arbuste invasif d’une part, et la dégradation des digues due à l’absence de gestion et la sédimentation accrue du marais d’autre part. Un projet de restauration est mis en place pour la réhabilitation écologique du site. Il a abouti en 2022 au déplacement et au reméandrage du cours d’eau le Brangon, dévié dans les années 1960 dans les marais, et à la restauration des digues qui laissent passer l’eau douce dans le but de mieux le gérer hydrauliquement, pour un budget de 280 000 € (Jégouzo, 2021).
Document 4. La restauration du cours d’eau du Brangon dans les marais de Pen en Toul
LP. Source : entretiens et terrain, 2019.
La mise en place de périmètres de protection aboutit à la patrimonialisation croissante des zones humides. La mise en patrimoine, ou patrimonialisation, est une construction sociale, culturelle et politique qui, appliquée à des objets naturels, s’effectue par l’identification, la sélection, la caractérisation et l’appropriation d’éléments naturels à transmettre aux générations futures (Lazzarotti, 2011). La patrimonialisation d’un espace peut être considérée comme un moment de rupture dans les usages et pratiques sur ces milieux, accentué lorsqu’un projet de restauration d’un milieu aquatique est planifié. De nouvelles formes de valorisation sont développées tel que le tourisme de nature auquel les qualités paysagères et écologiques de ces milieux participent amplement (Paly et al., 2024). Aujourd’hui, son appropriation « écologique » domine et tend à réglementer les différents usages présents sur ces sites (agriculture, pêche, chasse, promenade, etc.). Les périmètres de protection, pensés par une expertise scientifique privilégiant une biodiversité parfois méconnue des habitants et usagers de ces lieux, complexifient les réseaux d’acteurs autour de la gestion de ces espaces naturels et peut être source de conflit (Claeys et al., 2016). Face aux différents modes d’appropriation de ces milieux entraînant des usages variés et parfois antagonistes (document 5), les zones humides littorales sont un espace disputé.
Document 5. Variété des paysages, variété des usages
Usage conchylicole : havre et marais du Payré. |
Usage piscicole : étier de Sallertaine. |
Usage agricole (pâturage) : étier de Sallertaine et marais alentour. |
Usage agricole (prairie de fauche) : marais de Corsept. |
Usage naturaliste : polder de l’Aber en Crozon. |
Usage naturaliste : marais de Pen en Toul. |
Usage résidentiel et de loisirs : Marais de Corsept. |
Usage de loisirs (portuaire de plaisance), anse de Penfoulic avec le Port-La-Forêt en arrière-plan. Clichés de Léa Paly, 2019. |
Sur le littoral atlantique, de nombreuses zones humides littorales dont le paysage est issu d’un usage productif sont protégées (document 6).
Document 6. Aménagement et niveau de protection des zones humides du littoral atlantique
Inventaire des zones humides littorales atlantiques et leurs différents niveaux de protection, calculés par la superposition de périmètres : protection réglementaire (arrêtés de protection biotope, réserves nationales de chasse et de faune sauvage, réserves naturelles nationales et régionales, sites classés au titre de la loi de 1931), maîtrise foncière (sites acquis par le Conservatoire du littoral), contractualisation (parcs naturels régionaux) et convention (sites Natura 2000 et sites Ramsar). Source : INPN, adaptation par Léa Paly et JB Bouron pour Géoconfluences, 2024.
1.3. Quels usages futurs des zones humides littorales ?
La protection des zones humides littorales implique le maintien d’un héritage dont on souhaite la conservation. Le choix de cet état de référence, influencé par la biologie de la conservation, est un choix de société qui oriente alors la gestion. Sur les zones humides littorales, les paysages ouverts et humides de type prés salés sont reconnus comme habitat prioritaire de conservation. Leur gestion nécessite la mise en place d’une « perturbation » (fauchage, pâturage, etc.) afin d’éviter leur fermeture et ainsi conserver ces patrimoines naturels et paysagers. Dans les années 1990, le développement du « rewilding » invite à repenser le degré d’intervention de l’être humain en proposant la restauration de l’autonomie de fonctionnement des milieux naturels. Dans ses conceptions les plus radicales, influencées par l’écologie profonde, ce mouvement controversé envisage la prise en compte d’écosystèmes préhistoriques, se rapportant alors à des états de référence aux conditions écologiques qui sont celles qui précédaient la dernière grande glaciation (Barraud et al., 2019). Leur fonctionnement est basé sur la réintroduction de grands herbivores disparus (Godet, 2023). Protéger un espace naturel induit donc une réflexion sur l’état que l’on souhaite protéger et sur notre degré d’intervention : entretiens de l’ouverture d’un paysage agricole et de son réseau de canaux ? Transformation complète de l’écosystème par son désaménagement ? Ou non-intervention en laissant faire la « nature » ? Sur le littoral atlantique, les états de référence mobilisés sont rarement situés aux époques préhistoriques, mais plutôt à des périodes plus récentes : il s’agirait de l’état antérieur à une intensification de nos aménagements et activités (Andreu-Boussut et Chadenas, 2023).
Dans le contexte du changement climatique, le patrimoine naturel littoral, particulièrement celui des zones humides littorales, est requestionné dans son périmètre et sa pérennité (Clus-Auby et al., 2006). Les modes de gestion des espaces naturels sont dépendants de la relation de notre société à la nature et notamment de l’évolution des usages et activités sur les espaces naturels aujourd’hui protégés (Milanovic, 2018). Le patrimoine naturel des zones humides littorales, dont le paysage résulte d’une relation entre des faits de sociétés et de natures sur le temps long, est appropriée à travers une pluralité de valeurs associées aux héritages socio-naturels protégés. Les modes de gestion de ces patrimoines sont souvent discutés et sont aujourd’hui amenés à changer ; les gestionnaires des espaces naturels protégés se questionnent sur l’intérêt de l’application de leur action de gestion, financièrement coûteuse, sur des espaces qui seront submergés plus fréquemment dans le futur. Ces constats interrogent l’origine du patrimoine naturel, de sa construction à son appropriation, mais également sa gestion : quel état souhaitons-nous conserver (ou non) pour le futur ?
Les démarches de prospective territoriale complètent les logiques patrimoniales liant passé, présent et avenir. La prospective vise à anticiper le futur avec ses incertitudes en proposant un regard qui a pour but d’aider les actions présentes centrées bien souvent sur le devenir des aménagements (Bawedin, 2004), et peut ainsi être vue comme un outil d’aide à la décision. Vis-à-vis des zones humides littorales, plusieurs scénarios peuvent être imaginés au regard de l’adaptation à la montée du niveau marin (Chadenas et al., 2022) et dépend des choix des acteurs des territoires concernés.
Document 7. Scénarios d’évolution des espaces protégés face à l’élévation du niveau marin
Source : extrait de Chadenas Céline, Andreu-Boussut Vincent, Rufin-Soler Caroline, et Rollo Nicolas. 2022. « Les espaces naturels protégés littoraux en France métropolitaine et l’élévation du niveau marin : quelles stratégies d’adaptation ? ». Bulletin de l’association de géographes français, 98, 3, p. 605–622.
Ce regard prospectif, formulé sur la base de scénarios, se construit à partir de la connaissance de l’évolution de l’espace étudié en partie fondée sur sa trajectoire d’évolution historique (Hatem et al., 1993). Comprendre l’origine des patrimoines protégés nécessite de prendre un recul temporel afin d’identifier les héritages socio-naturels aujourd’hui protégés. À travers une approche géohistorique, il est alors possible de replacer les motivations à l’origine des projets de territoire ayant fait basculer le paysage de zones humides littorales vers un paysage-patrimoine.
2. Que protégeons-nous sur les zones humides littorales ?
L’analyse du paysage à travers une approche géohistorique cherche à décomposer le temps à travers des rythmes d’évolution caractérisés par des dynamiques spécifiques qui, par leur mise en récit, permettent d'identifier une trajectoire paysagère (Jacob-Rousseau, 2009). La trajectoire paysagère est définie comme une succession de paysages révélateurs d’une relation à une période donnée entre une société et son environnement et dont l’analyse explicite les processus en œuvre derrière les changements paysagers. Mobiliser une approche par la géohistoire du paysage du XVIIIe au XXIe siècle sur des patrimoines littoraux protégés permet d’appréhender leur profondeur historique et d’identifier les héritages protégés. Elle permet finalement de comprendre les faits de nature et de société ainsi que les rapports de force ayant fait fléchir les trajectoires paysagères. Cette analyse est basée sur un corpus d’archives. Les documents iconographiques (cartes, plans et cartes postales) sont particulièrement recherchés. Ils permettent de rendre compte de l’état d’un paysage et, par l’analyse des écrits les accompagnant, de comprendre les raisons de leur création (projet d’aménagement, prospection militaire, etc.).
Cette approche par la géohistoire du paysage est dans la suite de cet article illustrée par deux exemples, les étangs de Penfoulic et le marais de Mousterlin. L’étude de ces deux sites, situés à Fouesnant et à La-Forêt-Fouesnant dans le Finistère (Bretagne) (document 8), apporte une prise de recul sur les héritages paysagers protégés de ces deux zones humides littorales.
Document 8. Imbrication des composantes naturelles et sociales autour du marais de Mousterlin et des étangs et bois de Penfoulic
Réalisation : Léa Paly, 2024.
Les communes de Fouesnant et La-Forêt-Fouesnant sont tournées vers l’économie touristique. Port-La-Forêt est le deuxième plus grand port de plaisance du Finistère, hôtels et campings sont nombreux. Ces deux sites sont protégés pour leurs composantes écologiques avec la présence de sites Natura 2000 et de sites acquis par le Conservatoire du littoral. Les héritages paysagers protégés sur ces deux sites tiennent leur origine de faits de nature et de sociétés que l’approche géohistorique révèle.
2.1. Le marais de Mousterlin, une lagune poldérisée
Le marais de Mousterlin est issu de la poldérisation en 1937 d’anciens lais de mer nommés anse de Fouesnant. Il faut alors imaginer une lagune fermée par un cordon dunaire, lui-même ouvert par un chenal, dont la carte des côtes de Bretagne de 1776 donne un aperçu. L’aboutissement de cette poldérisation est la concrétisation de réflexions au XIXe siècle sur la gestion de la dune de Mousterlin, fragilisée par un chenal dynamique et par les tempêtes successives au XIXe siècle qui ont occasionné de multiples brèches. Les archives montrent des échanges fréquents depuis 1850 entre les riverains, la commune de Fouesnant, les ponts et Chaussées et l’État au sujet de cette dune, des réparations des brèches et d’une possible aliénation. Dans un rapport des Ponts et Chaussées de 1863, l’aliénation de l’anse de Fouesnant pour être asséchée est évoquée et discutée :
« Le seul intérêt d’un ordre général qui puisse, en effet, avoir à souffrir du dessèchement et de la soustraction à l’invasion de la mer d’une partie quelconque du domaine maritime c’est celui de la navigation ; or ici la navigation ne peut trouver dans l’anse de Fouesnant aucune ressource. Presque entièrement séparées de la mer par la dune en arrière de laquelle elles se trouvent situées, ces anses ne pourraient servir à la navigation que comme lieu de refuge, mais le courant rapide que produit le passage de la marée dans les deux goulets qui la font communiquer avec la mer les rend peu propres à cette destination et je ne crois pas qu’aucune barque y soit jamais allé chercher un abri ».
AD29, 4S31, 1863, Rapport de l’Ingénieur Ordinaire.
La représentation de cette zone humide est ainsi liée à la ressource que l’on peut en tirer, l’espace naturel n’est ici valorisé que pour sa valeur économique. Ce projet avorta pour des raisons de gestion collective et d’accès aux ressources dont l’usage commun était multiple : goémon, pâturage, etc. Il faudra attendre 1927 pour qu’un projet de concession définitive ((Selon l’ordonnance de Colbert de 1681, les lais de mer sont propriétés de l’État. Ils peuvent toutefois être cédés à un propriétaire privé par le biais de concessions.)) soit accordé à un agriculteur : André Benac. Ce dernier a alors asséché l’anse par la construction de deux digues et d’un exutoire en mer permettant d’évacuer les eaux douces et de réduire l’entrée l’eau salée à l’aide d’une vanne au niveau de la pointe de Mousterlin (document 9). Cette concession ne se fit pas sans conflits avec les riverains qui voient dans ce projet une privatisation des accès au littoral.
Document 9. Le marais de Mousterlin à la date de sa concession et aujourd’hui
Le marais de Mousterlin a principalement été exploité sous forme de prairies jusqu’aux années 1960. À partir de ces années, en lien avec un phénomène de déprise agricole, le marais tend à s’enfricher et se boiser. Entre 1960 et 1980, le cordon dunaire est planté de pins maritimes. Parallèlement, l’économie touristique se développe avec la création de nombreux campings autour du marais dont le premier, « Le Grand Large », a été implanté en 1967. Aujourd’hui sept campings et camps de vacances se situent sur le pourtour de ce marais.
La phase aménagiste induit un profond changement de paysage. Elle peut ainsi être définie comme un moment de rupture dans les trajectoires paysagères de ces zones humides littorales
2.2. Les étangs et anse de Penfoulic
Sur les cartes actuelles, l’anse de Penfoulic se termine par deux étangs d’eau salée à saumâtre séparés par deux digues. Sur la carte des côtés de Bretagne de 1776, ces deux étangs sont inexistants, deux petits fleuves côtiers dont l’un se nomme Pen-en-Len venaient se jeter directement dans l’anse de Penfoulic (document 10). Les mémoires de cette carte ((SHD Vincennes : 1 M 1093 : Campagne de 1781, M. Gauthier : Baye de la forest.)) décrivent un paysage de vasière évoluant au gré des marées et bordée de prairies et de bois.
Document 10. États paysagers successifs de l’anse de Penfoulic et de ses étangs, 1776–2018
La trajectoire paysagère de ce secteur a été profondément modifiée au XIXe siècle sur la période étudiée (XVIIIe-XXIe siècles). Alors qu’au XIXe siècle les lais de mer sur la côte atlantique étaient plutôt poldérisés pour le gain de terres agricoles (cas du marais de Mousterlin), l’assèchement des milieux humides est ici expliqué par deux projets d’aménagement : l’un dans les années 1840 pour y élever des moules et l’autre en 1868 afin de créer un étang piscicole. L'endiguement vise ici à concentrer les marées pour créer des plans d’eau saumâtres ou salés. Le premier étang (vieil étang) a été créé en 1840 par M. de Poulpiquet, propriétaire de nombreuses terres à Fouesnant, afin de « dessécher et défricher les vases qui lui appartiennent et qui sont situées au fond de l’anse de ladite terre de Penfoulic » ((Archive privée, Lettre du maire de Fouesnant concernant la déclaration de dessèchement et défrichement les palus et vases de Penfoulic, 12 septembre 1842.)). Une nouvelle concession à charge d’endiguement a été accordée en 1871 afin d’aménager un second réservoir à poissons et de créer un chemin qui relie les deux rives de l’anse de Penfoulic ((AD29 4 S 27 : Lettre au préfet de M. de Poulpiquet demandait la concession d’un lais de mer. 29 février 1864.)). Le rapport de l’ingénieur ordinaire des Ponts et Chaussées à ce sujet de 1864 émet un avis favorable à ce projet arguant des motifs hygiénistes, de rentabilité et d’accessibilité :
« Comme toutes les vases analogues de la côte, l’anse de Penfoulic répand des émanations dangereuses et les habitants du bourg de Fouesnant le ressentent vivement de ce voisinage malsain. D’ailleurs elle peut être regardée comme non navigable. C’est à peine si dans les grandes marées les embarcations peuvent venir dans l’anse prendre des bois sur les bords des taillés de M. de Poulpiquet ou de débarquer les engrais de mer qu’elle dépose d’habitude sur la grève à l’entrée de la baie et plus bas que les ponts où s’appuierait la Digue destinée à former ce lais de mer. […] L’assèchement de ce lais de mer faciliterait considérablement le transport par le chemin vicinal dont il est question plus haut de ces engrais qu’on dépose sur la grève et surtout la création de la digue rapprocherait la paroisse de La Forêt, chef-lieu de la commune. »
AD29, 4 S 27 : Rapport de l’Ingénieur Ordinaire du 15 juillet 1864, Concession d’un lais de mer dans l’anse de Penfoulic, par M. de Poulpiquet.
Document 11. Un canal de dérivation hérité des aménagements du XIXe siècle
Les problèmes d’écoulement d’eau douce dans les étangs ont engendré des mortalités dans l’élevage de moules et de poissons. Cela a amené M. de Poulpiquet à demander un nouvel emplacement de moulière entre la digue et la cale et de créer un canal de dérivation de l’eau douce (document 11). Ce nouveau chenal creusé est toujours visible aujourd’hui sur les photographies aériennes. La dernière pêche commerciale dans ces étangs aurait eu lieu en 1962 (ibid.). Le grand étang, endigué dans les années 1870, appartient aujourd’hui au descendant de M. de Poulpiquet. C’est une propriété privée, lieu d’habitation et de loisir pour cette famille. Le vieil étang endigué en 1840 est protégé par le Conservatoire du littoral avec le bois de Penfoulic depuis 1982.
2.3. Questionner les héritages paysagers au prisme de leur évolution future
Comme le montre le document 12, le patrimoine naturel protégé est issu de la relation entretenue entre les sociétés littorales et leur environnement. L’acquisition des sites par le Conservatoire du littoral dans ces deux cas s’est fait en résistance à l’urbanisation générale du littoral et notamment à un projet de marina qui a vu le jour avec le Port-La-Forêt. Le projet initial était ambitieux et prévoyait un terrain de golf, une zone résidentielle avec trois hôtels d’une capacité de 180 chambres au total, un lotissement de 120 terrains pour l’habitat individuel et 800 appartements. Aujourd’hui avec le développement du tourisme et des loisirs, les activités traditionnelles sur ces milieux ont décliné. La gestion écologique du site tend alors à remplacer ces usages afin de maintenir l’aspect des héritages paysagers protégés.
Document 12. Les trajectoires paysagères des deux exemples étudiés
Les principaux évènements ayant modifié les trajectoires paysagères de l’anse et étangs de Penfoulic et du marais de Mousterlin (ci-dessus) et quatre moments visibles sur les cartes et l'imagerie verticale (ci-dessous). Réalisation Léa Paly pour Géoconfluences, 2024.
Ces deux sites sont les propriétés du Conservatoire du littoral et intégrés au réseau Natura 2000. L’objectif exposé dans le plan de gestion de Penfoulic tout comme celui de Mousterlin est écologique : « la sauvegarde de l’espace, le respect du site naturel et de l’équilibre écologique » (Cempana, 1999). Les activités humaines telles que l’accès à ce site par le public sont réglementées. Une gestion est alors mise en place pour remplacer les usages anciens qui maintenaient le site à l’état paysager choisi : celui des années 1950. Aujourd’hui, le changement climatique questionne ces modes de gestion et le choix de cet état paysager.
Différentes réflexions portent sur les milieux naturels et leurs devenirs. Sur le site de Penfoulic, la digue et son devenir en lien avec la continuité écologique sont questionnés par une association qui souhaite remettre le site « à l’état naturel ». Ce projet n’est pas dans l’optique des gestionnaires du site. Néanmoins, la communauté de commune Le Pays Fouesnantais (gestionnaire principal) mène d’autres réflexions de restauration des continuités écologiques sur d’autres sites, en particulier sur les aménagements du marais de Mousterlin. Lorsque s’est posée la question de la gestion hydraulique, qui se faisait manuellement par le garde littoral du site, plusieurs réflexions étaient envisagées (marinisation ((Les réflexions portées sur la restauration du marais de Mousterlin utilisent le terme de « marinisation » pour parler de la dépoldérisation, c’est-à-dire la réhabilitation des échanges entre la mer et les marais.)) totale, solution mixte, ou poldériser complètement le site). Dans le but d’accroitre la salinité du site en favorisant l’arrivée d’eau de mer et de restaurer un effet chasse d’eau dans un objectif de désenvasement, un projet de dépoldérisation partielle du site par la restauration et l’automatisation des vannes a été réalisé en 2012. Plus qu’une solution d’adaptation au changement climatique, ce projet est avant tout réalisé pour accroitre la présence d’habitats halophiles, considérés comme d’intérêt prioritaire de conservation, avec un contrôle du fonctionnement écologique de ces milieux par le maintien des vannes. Les coûts de restauration sont conséquents pour les collectivités publiques : la rénovation des digues s’est élevée à 657 690 €, financée par l’Agence de l’Eau, le FEDER et la commune de Fouesnant (Ouest France, 2012).
Conclusion
À travers ces deux exemples, les réflexions prospectives amènent à se questionner sur les héritages à conserver ou non pour le futur et sur l’adaptation de nos modes de gestion aux changements à venir. Ce choix, bien plus qu’un choix basé sur des faits socio-naturels, est un choix de société en lien avec le projet de territoire souhaité et une demande sociale ; tout comme l’a été la construction des héritages paysagers protégés. Interroger l’évolution du paysage des zones humides littorales nécessite de considérer l’origine du paysage actuel et de prendre en compte les héritages passés comme actants et déterminants du futur. L’accomplissement de projet d’adaptation au changement climatique est dépendant de l’histoire socio-environnementale des sites et de l’appropriation des héritages protégés par les usagers et gestionnaires. L’approche géohistorique menée ici apporte ainsi des éléments de connaissances sur les trajectoires paysagères des deux sites étudiés et permet de projeter les états paysagers protégés sur les sites dans un contexte de changement climatique. Par l’identification des facteurs de changements et des héritages socio-naturels, cette approche permet de tirer des leçons de notre rapport passé aux milieux naturels ; et finalement de mieux se projeter en ayant connaissance de l’évolution des sites étudiés au regard des projets d’aménagement passés. Elle nous invite ainsi à prendre du recul sur les états paysagers que nous souhaitons conserver par rapport à la montée du niveau des mers et des changements d’usage sur les zones humides littorales.
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Mots-clés
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Léa PALY
Post-doctorante en géographie, Le Mans université, laboratoire Espace et Sociétés (ESO UMR CNRS 6590)
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Léa Paly, « Zones humides du littoral atlantique français, des patrimoines hybrides à la lumière de la démarche géohistorique », Géoconfluences, novembre 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/les-espaces-littoraux-gestion-protection-amenagement/articles-scientifiques/zones-humides-atlantiques-france