L’évolution des formes de littoralisation en Balagne (Haute-Corse)
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Au premier coup d’œil, on peut faire le constat d’une population aujourd’hui très littoralisée en Corse (document 1). Quatorze des quinze communes les plus peuplées sont des communes littorales, et les densités de population dans la bande littorale des deux kilomètres atteignent 143 hab./km2, alors qu’elles tombent à 20 hab./km2 au-delà (chiffres de 2017, données carroyées de la population). Même si depuis la fin du XIXe siècle il ne s’agit pas d’une inversion radicale dans le rapport de centralité entre littoral et intérieur de l’île, les villes de Bastia et d’Ajaccio s’étant notamment affirmés de longue date comme les deux centres de l’île, ce déséquilibre s’est cependant largement amplifié, en particulier sous l’effet de dynamiques résidentielles initiées dans la seconde moitié du XXe siècle.
Document 1. La Balagne en Corse, populations communales et leur évolution depuis 1968
Données INSEE et IGN, réalisation Luc Merchez pour Géoconfluences, 2025.
Par le passé et malgré son caractère montagneux (document 1), l’intérieur de l’île était relativement peuplé jusqu’au début du XXe siècle, à l’inverse de certaines zones littorales parfois très délaissées. Le processus de littoralisation provient à la fois de la polarisation accrue d’Ajaccio et Bastia et de l’essor du tourisme en Corse. Le développement du tourisme balnéaire en Corse est en effet relativement tardif, à la différence de la Côte d’Azur par exemple. Par ailleurs, la mise en tourisme de l’île n’a pas fait l’objet de grandes politiques nationales d’aménagement comme pour le Languedoc-Roussillon (cf. la Mission Racine de 1963), alors que certains espaces relativement vides présentaient les mêmes caractéristiques que la côte languedocienne. On pense en particulier à la côte orientale qui s’étend sur une centaine de kilomètres vers le sud à partir de Bastia ; cette côte sableuse de plaine (et ses quelques étangs littoraux), longtemps insalubre et touchée par la malaria, aurait en théorie pu accueillir le développement de stations balnéaires ex nihilo, suite aux campagnes de démoustication massives au DDT (Dichlorodiphényltrichloroéthane) menées par l'armée américaine suivant la libération de la Corse en 1943 et jusqu’en 1954, mais ce ne fut pas le cas.
La Balagne, microrégion du nord-ouest de la Corse (voir document 1), fut parmi les premiers territoires de l’île valorisés au niveau touristique, notamment du fait d’une accessibilité privilégiée par rapport au continent (voir document 2). Cette orientation s’est confirmée : trop loin des aires d’influence d’Ajaccio et Bastia qui concentrent l’essentiel des emplois et services de l’île, la dynamique démographique de la Balagne depuis cinquante ans repose essentiellement sur une économie présentielle liée au tourisme.
Document 2. Publicité de presse pour l’Hôtel Napoléon-Bonaparte de l’Île-Rousse (1952)
Dans le but de renforcer l’impression de proximité, la carte figurée sur cette publicité n’est pas réaliste. La Corse et la Balagne, très agrandies, semblent se situer en face de Nice et même de Marseille, alors qu’elle devrait être plus éloignée et décalée vers l’est. Sur l’hôtel Napoléon-Bonaparte en particulier, voir ci-après la partie consacrée à Lozari (troisième partie).
1. Un exemple révélateur sur le littoral balanin : le quartier de Guardiola, commune de Monticello
Document 3. Vues du quartier de Guardiola depuis la mer
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![]() 3c. Croquis de paysage du cliché précédent. Géoconfluences, 2025. |
Si ces photos (documents 3a et 3b) illustrent à première vue un exemple de bande littorale relativement urbanisée, elles donnent aussi à voir une réalité plus complexe, finalement assez emblématique des évolutions et des enjeux de la littoralisation en Corse, plus précisément ici en Balagne.
Historiquement, cette microrégion du nord-ouest de la Corse, en balcon au-dessus de la mer, était une région agricole organisée autour d’un chapelet de villages situés sur le piémont (à des altitudes entre 200 m et 400 m pour la plupart). On devine ici en arrière-plan (document 3a) quelques maisons à proximité d’un des hameaux de la commune de Santa-Reparata-di-Balagna, Occiglioni, juste sous la Cima di Sant’ Angelo (561 m). Hormis les deux cités portuaires de Calvi et L’Île-Rousse (3 000 habitants, que l’on entrevoit ici vers l’ouest, au second plan à droite), le littoral est longtemps resté très peu habité et aménagé. Ce n’est qu’avec l’avènement du tourisme en Corse (fin des années 1950, début des années 1960) que de premières opérations immobilières d’envergure, quoiqu’assez rares, ont vu le jour, souvent en bordure immédiate du rivage. Au premier plan à droite, et en front de mer, le lotissement Orabona (petites structures blanches et rectangulaires, document 3b) date justement de cette époque où aucune législation ne n’opposait à l’urbanisation du front de mer. Dans les zones connaissant le plus de pression touristique et démographique, ce mouvement de littoralisation s’est poursuivi au cours des décennies suivantes, mais davantage en retrait du rivage du fait d’un cadre réglementaire plus strict à proximité immédiate de la côte. Les expansions bâties de cette zone rétrolittorale sont bien visibles ici au second plan, sur les premières hauteurs, tant en arrière des quelques villas les pieds dans l’eau et du lotissement Orabona, que de L’Île-Rousse tout à droite (document 3).
Document 4. Le quartier de Guardiola et ses environs (commune de Monticello) : évolution du bâti
Réalisation : Luc Merchez pour Géoconfluences, 2025. On voit bien le recul des constructions vers l’arrière, passé les premières opérations immobilières des années 1960 sur le littoral. Cette carte est aussi accessible sous forme de représentation animée de l’évolution du bâti dans le temps (vue du nord vers le sud), depuis le début des années 1960 à aujourd’hui :
Accès par lien externe : cliquez ici.
Les principales phases d’urbanisation (voir document 4, et aussi l’histogramme dans la géovisualisation interactive pointée ci-dessus) sont bien visibles : 1969–1970 pour le lotissement Orabona en front de mer, 1982–1990 pour de nombreuses villas du hameau de Guardiola et le nouveau quartier qui s’est créé presque ex nihilo de l’autre côté de la route territoriale 30 (à l’arrière du camping et donc plus en retrait du littoral), 2008–2020 avec un étalement relativement contenu et le remplissage progressif des dents creuses.
Encadré 1. Des données pour cartographier l'âge du bâti
Ce type de représentation (document 4) repose sur une connaissance fine de l’année de construction des bâtiments, qui est désormais de mieux en mieux enregistrée. En effet, la BD-TOPO version 3 de l’IGN (téléchargeable en Open Data par département) fournit désormais la date d’apparition de chaque bâtiment. Si ces données sont encore lacunaires (taux de complétude d’environ 60 % sur la zone étudiée ici), elles peuvent être enrichies en faisant bon usage du grand nombre de photos aériennes librement accessibles elles aussi. Ainsi, pour ce site, près d’une vingtaine d’images de l’IGN sont accessibles pour la période 1960-2020, images qui peuvent être complétées par celles issues de fournisseurs privés (Google Maps, Bing Maps, Mapbox, …) pour la période la plus récente. Finalement, on peut ici considérer que la date de construction de chaque bâtiment est connue à une ou deux années près.
Une autre visualisation interactive permet d’éclairer la métamorphose de ce territoire et le développement de l’urbanisation littorale en ce lieu précis, à quarante ans d’intervalle (document 5).
Document 5 : Le quartier de Guardiola et ses environs (commune de Monticello) – comparaison 1979-2018
Voir la photographie de 1979 | celle de 2018.
Cette illustration permet la comparaison du paysage du quartier de Guardiola (commune de Monticello) à deux dates (1979 et 2018), au moyen d’un curseur qui permet de superposer et d’afficher au choix l’image ancienne ou bien l’image récente. Il faut remarquer l’opération immobilière ex nihilo constituée par le lotissement Orabona dès la fin des années 1960 (voir document 4), dans un environnement encore épargné par l’urbanisation dix ans plus tard (image de gauche), en 1979. Lors des décennies suivantes, c’est tout l’espace disponible entre le rivage et la route territoriale 30 (anciennement route nationale 197) qui s’est progressivement bâti pour donner naissance au quartier de Guardiola (image de droite). On peut noter comment on est passé de constructions groupées et délibérément visibles en front de mer (même si de taille modeste) à des résidences moins homogènes et plus banales dans leurs formes architecturales, et en retrait de la côte. Plus symboliquement d’ailleurs, les trois piscines intégrées aux rochers (bien visibles sur le cliché de 1979 le long du chemin littoral), parties prenantes du lotissement, témoignent bien de leur époque et pourraient apparaître incongrues aujourd’hui, pour un lotissement déjà presque les pieds dans l’eau. Même si celles-ci ont été démantelées, la présence de plusieurs piscines individuelles apparues sur la période récente, certes moins ostensibles, rappelle que malgré la proximité du rivage (et même de plages de sable) l’urbanisation littorale s’accompagne encore de modes d’habiter qui prêtent à débat.
2. Le contexte corse
Comme pour l’ensemble des espaces littoraux méditerranéens sujets à une forte pression touristique, l’aménagement du littoral est une question cruciale pour la Corse.
2.1. Un littoral beaucoup plus préservé que les autres littoraux méditerranéens français
Sur les 360 communes que compte l’île, 98 sont riveraines de la mer. La Corse compte plus de 1 700 km de littoral (selon le nouveau référentiel de la limite terre-mer, coproduction SHOM-IGN de 2021) soumis à une forte pression anthropique. Ses communes littorales accueillent en effet 80 % de la population et l’essentiel des activités de l’île, et 54 % de la population se trouve même à moins de deux kilomètres du rivage d’après nos calculs. Par ailleurs, la population augmente en moyenne de 1 % par an, soit trois fois plus vite que la moyenne nationale de +0,3 % (INSEE 2024), cette évolution étant due exclusivement au solde migratoire qui s’applique en premier lieu aux communes littorales, le solde naturel étant légèrement négatif.
Rappelons que la concentration de la croissance démographique et plus largement de l’extension du bâti sur le littoral n’est pas nouvelle en Corse (voir documents 1 et 4) : elle s’exerce désormais depuis plusieurs décennies.
Pour autant, en Corse peut-être plus qu’ailleurs (si l’on compare aux autres façades maritimes de la métropole), la prise de conscience des effets néfastes d’une artificialisation généralisée du littoral fut relativement précoce. En témoigne le rôle majeur tenu en Corse par le Conservatoire du littoral. Cet établissement public, placé sous la tutelle du ministère en charge de l’environnement, mène une « politique d’acquisition foncière d’espaces naturels littoraux à des fins de conservation, pour en faire des sites restaurés, aménagés, et accueillants dans le respect des équilibres naturels » (Conservatoire du littoral).
Dès sa création en 1975, le Conservatoire du littoral a œuvré à la préservation des espaces côtiers de l’île. Plus de 21 000 hectares de terrains sont ainsi protégés puisqu’une fois dans le domaine public, ils sont inconstructibles et ne peuvent être cédés ou vendus. Gérés principalement par la Collectivité de Corse, ils représentent un tiers du littoral protégé, soit 72 sites sur 56 communes.
Avec déjà plus d’un quart du linéaire côtier acquis par le Conservatoire du littoral en 2015 (proportion deux fois supérieure à la moyenne nationale), ce dernier s’approche déjà en Corse de l’objectif de « tiers sauvage » ou « tiers naturel » fixé à l’échelle nationale. La volonté du Conseil des Rivages de Corse (une des neuf déclinaisons régionales du Conservatoire du littoral) étant de parvenir à 37 000 hectares protégés d’ici 2050 (France Bleu, 2023), cet objectif national sera dépassé.
Aujourd’hui, la façade maritime de la Corse constitue donc « également un patrimoine naturel remarquable bénéficiant d’une protection renforcée » (chambre régionale des comptes, 2024), avec l’existence de grandes zones préservées et strictement protégées. L’attractivité de l’île repose d’ailleurs aussi en partie sur la préservation de ces sites : la beauté et la diversité des paysages constituent le premier motif de visite de la Corse pour les 2 à 3 millions de touristes par an qui visitent l’île, pour 10 millions de nuitées en hébergements collectifs d’avril à septembre (INSEE, 2022).
Les espaces littoraux corses voient donc la juxtaposition d’intérêts divergents (bâtir versus protéger), ce qui ne va pas sans générer des tensions, d’autant plus sensibles lorsque des territoires encore dénués de constructions ne font pas (ou pas encore) l’objet de mesures de protection.
Dans certaines microrégions de Corse (voir l’exemple de la Balagne, document 7), les espaces disponibles proches du littoral, autrement dit pas encore protégés ou pas encore lotis, se font de plus en plus rares et attirent les convoitises, à plus forte raison du fait de réglementations qui ne clarifient pas toujours la situation.
2.2. Le PADDuC et l’application complexe de la Loi Littoral en Corse
La Corse bénéficie d’un régime particulier en droit de l’urbanisme dans la mesure où les dispositions de la loi Littoral peuvent être précisées et complétées par le plan d’aménagement et de développement durable de Corse (PADDuC), adopté par la collectivité de Corse en 2015.
De prime abord, si la réglementation propre à la Corse semble suivre de très près celle du droit commun observé sur le continent, en particulier pour la loi Littoral, elle permet certaines adaptations au niveau local, pouvant donner lieu à des arrangements divers et des situations contrastées entre communes.
Le PADDuC (AAUEC, 2020) est un document de planification qui définit une stratégie de développement durable du territoire corse. Élaboré par la collectivité territoriale de Corse, le PADDuC fixe les objectifs de la préservation de l’environnement de l’île et de son développement économique, social, culturel et touristique. Dans le domaine foncier, Il détermine notamment la localisation préférentielle ou les principes de localisation des extensions urbaines, et des activités industrielles, commerciales, agricoles, touristiques, ou culturelles et sportives. Le PADDuC, s’il est censé faciliter l’application de la loi Littoral (promulguée en 1986) en en précisant certaines dispositions (voir ci-après), se révèle cependant encore imprécis pour certains zonages qui peuvent être sujets à interprétations.
Document 6. Le cumul des règles de protection dans la loi Littoral et le PADDuC
Source : chambre régionale des comptes, 2024, adapté pour Géoconfluences, 2025.
La loi Littoral prévoit un cumul de règles de protection de plus en plus strictes à mesure que le secteur est proche de la côte (document 6). En premier lieu, ce sont les communes littorales elles-mêmes (98 pour la Corse) qui sont soumises à des contraintes qui doivent être respectées sur l’ensemble de leur territoire, comme des « zones vertes » sans urbanisation et l’intégration environnementale des nouvelles constructions.
Les réglementations les plus restrictives et qui bénéficient d’une protection accrue (urbanisation interdite) sont d’une part « la bande littorale des 100 mètres », ainsi que les « espaces remarquables ou caractéristiques » (ERC) sélectionnés en fonction de leur intérêt environnemental (comme les dunes, les landes côtières, les plages et les lidos ou les forêts et zones boisées proches du rivage). Si la bande des 100 mètres prête peu à débat, la délimitation des espaces remarquables ou caractéristiques n’est pas figée, et ne s’appuie pas sur une limite maximale de distance par rapport au rivage notamment. Il appartient d’ailleurs aux documents locaux d’urbanisme de délimiter, chacun à son échelle, les espaces concernés.
Mais c’est surtout la catégorie d’espace intermédiaire qui soulève le plus de questions et de conflits en Corse (voir Melot et Paoli, 2011), à savoir les « espaces proches du rivage » (EPR), pour lesquels l’urbanisation doit être limitée et justifiée par des besoins économiques (activités touristiques exigeant la proximité de la mer par exemple). Le PADDuC énonce des critères et indicateurs constituant un « faisceau d’indices » (distance par rapport au rivage, configuration des lieux, ambiance et paysage maritime ou littoral) permettant de caractériser les espaces proches du rivage et d’en proposer, à l’issue d’un travail d’expertise, une cartographie indicative. Il s’agit donc d’une évaluation qui repose sur des critères essentiellement qualitatifs, pour certains subjectifs. Ne serait-ce que pour la distance au rivage, on retient généralement une distance de 2 km par rapport à la mer, mais celle-ci peut très bien être jugée comme non pertinente et être fixée à une longueur différente.
Toutes les communes corses disposaient de trois ans après l’adoption du PADDuC pour mettre leur document d'urbanisme en compatibilité avec ce dernier, les différentes prescriptions du PADDuC s’imposant aux documents d’urbanisme adoptés par les communes et leurs groupements. Le PADDuC s’impose notamment aux schémas de cohérence territoriale (SCoT) et, en l’absence de SCoT, aux plans locaux d’urbanisme (PLU ou PLUi), aux documents en tenant lieu et aux cartes communales.
Pour autant, en 2018 comme aujourd’hui encore, la planification à l’échelle communale et intercommunale est encore très déficiente en Corse, il n’existe pas de SCoT, et plus de la moitié des communes restent soumises au règlement national d’urbanisme (RNU), en l’absence de carte communale (CC) ou de plan local d’urbanisme (PLU) approuvé. Comme régulièrement dénoncé (notamment par des associations écologistes très actives comme U Levante), certaines communes peuvent avoir intérêt à ne pas se mettre aux normes, l’absence de document opposable ou conforme contribuant à « maintenir des situations d’illégalité de fait, notamment sur le littoral » (Chambre régionale des comptes, 2024).
3. La Balagne, un territoire emblématique des processus de littoralisation
La Balagne est une microrégion d’environ 35 communes au nord-ouest de la Corse, avec plus de 70 kilomètres de côte, et un arrière-pays très montagneux, puisqu’on peut y atteindre les 2 000 mètres d’altitude en quelques kilomètres.
La population de la Balagne a plus que doublé en un demi-siècle, pour atteindre aujourd’hui près de 25 000 habitants. Notamment du fait de la distance aux deux grandes agglomérations insulaires (Bastia et Ajaccio), elle constitue un bassin d’emploi relativement autarcique, et très dépendant du tourisme (plus de 40 % de l’emploi total). La population estivale atteint d’ailleurs 60 000 personnes (soit une augmentation de près de 150 % par rapport à la basse saison). Comme ailleurs sur la façade méditerranéenne du pays, la littoralisation est donc ici aussi très liée au tourisme, qui s’est essentiellement développé à partir des années 1960 en Corse, en particulier en Balagne qui apparait comme un territoire pionnier en la matière, puisque dans les années 1970 elle aurait représenté 50 % du revenu touristique insulaire (Simi, 1981).
Document 7. Zones urbanisées et zones protégées par le Conservatoire du littoral en Balagne
Données : Conservatoire du littoral et IGN, réalisation Luc Merchez pour Géoconfluences, 2025.
Autrefois considéré comme un « jardin de la Corse » (Cancellieri et Maupertuis, 2016), la Balagne a été touchée, comme le reste de la Corse rurale, par un profond déclin démographique dès la fin du XIXe siècle jusqu’au sortir de la seconde guerre mondiale, perdant près de la moitié de sa population. Cet exode rural est à mettre en lien avec une période de déclin économique, la Balagne étant alors restée à l’écart de la modernisation productive de l’âge industriel, et son agriculture subissant de plein fouet la crise des productions céréalière et oléicole. C’est donc ce territoire à l’abandon au tournant des années 1950 qui va offrir un terrain propice au développement du tourisme et plus précisément du tourisme de masse.
Outre ses aménités paysagères, climatiques et patrimoniales, qui ne sont pas propres à la seule Balagne en Corse, la métamorphose qui s’est ensuivie reposait sur quelques projets fondateurs (grands hôtels de Calvi et L’Île-Rousse dès la première moitié du XXe siècle) et sur une desserte très favorable depuis le continent français (les ports de Calvi et L’Île-Rousse étant les plus proches avec des traversées régulières, et l’aéroport de Calvi étant fonctionnel dès 1949). La période des « Trente glorieuses », avec l’allongement des congés payés, voit l’attrait pour la mer se confirmer, et le développement de stations balnéaires destinées à recevoir le flux croissant de vacanciers, d’où une saisonnalité d’emblée très marquée.
Ce développement touristique initial s’est concentré autour des plages, avec des structures d’accueil au plus près de la mer qui revêtaient déjà différentes formes dans les années 1960–1970, essentiellement à l’initiative d’opérateurs privés :
- Les hôtels, pour la plupart à Calvi ainsi qu’à L’Île-Rousse dans une moindre mesure
- Les campings très présents à Calvi, moins répandus ailleurs (cf. celui de Monticello, voir document 4, qui date du début des années 1980)
- Les villages vacances (camps de toile, VVF, bungalows) à Calvi puis à Lumio avec l’installation du Club Méditerranée (en 1970) ou à Belgodere sur la partie littorale de la commune avec le VVF de Lozari (lancement de la construction en 1969, voir ci-après)
- Les résidences secondaires, avec plusieurs lotissements comme celui d’Orabona à Monticello (voir les documents 3 à 5), et pouvant aussi parfois s’apparenter à des villas plus ou moins isolées.
Les décennies suivantes ont vu un fort développement des campings et des résidences secondaires. Ces dernières représentent aujourd’hui plus de 55 % des logements en Balagne, la Corse étant déjà la région française qui possède relativement le plus de résidences secondaires avec 29 % du parc de logements. Plus récemment émergent de nouvelles formes d’hébergement touristique marchand comme Airbnb. Ces évolutions, de surcroît dans les zones littorales, contribuent à la hausse des prix du foncier et des logements et accentuent une situation foncière déjà tendue dans l’île en général et en Balagne en particulier. En atteste la revendication récurrente d’un statut de résident corse de la part des élus autonomistes de l’île, afin de permettre l’accès au logement pour les populations résidentes à l’année.
Pour conclure sur un exemple complémentaire des formes de littoralisation ayant touché la Balagne au cours du temps, on peut s’intéresser au site de Lozari (commune de Belgodere). Ce site naturel remarquable à l’échelle de la Balagne, avec sa plage de sable longue d’1,5 kilomètre, a connu une trajectoire singulière au cours du dernier siècle. Les terres de Lozari furent achetées au début du XXe siècle par la société hôtelière de L’Île Rousse, propriétaire de l’hôtel de luxe Napoléon-Bonaparte (voir document 2) situé à une dizaine de kilomètres par la route. La prairie de l’arrière-plage devint alors un golf 18 trous, les terrains avoisinant étant exploités pour fournir le ravitaillement de l’hôtel (céréales, olives, fruits et légumes), et l’eau du petit fleuve côtier du Reginu étant pompée et acheminée par des camions-citernes jusqu’à L’Île Rousse pour les clients. Après la seconde guerre mondiale et l’abandon progressif des premiers aménagements, ce site encore quasi-désertique se transforma en parangon du tourisme de masse, avec l’arrivée d’un vaste village vacances au tournant des années 1970 (voir document 8), symptomatique des trente glorieuses.
Document 8. Carte postale du village vacances de Lozari, années 1970
L’avènement de la société des loisirs et du tropisme balnéaire, à une époque où les préoccupations environnementales étaient moindres, a eu pour effet une lente dégradation du site, notamment du fait d’une surfréquentation automobile (file de voitures garées sur le haut de la plage, aires de stationnement à proximité immédiate du rivage) ou bien de dépôts de gravats et autres déchets.
Avec l’acquisition en 2010 par le Conservatoire du littoral de plus de 60 hectares de terrain en bord de mer à cheval sur le site de Lozari, un autre virage s’est alors amorcé, avec un vaste projet de renaturation et de mise en valeur. En permettant la restauration écologique et paysagère des espaces dégradés du bord de mer, le maintien des activités agricoles sur les prairies d’arrière-plage, et l’organisation de l’accueil du public (ouverture de la maison de site en 2016), ce site est devenu l’une des vitrines du Conservatoire du littoral en Corse. Il s’avère en effet qu’ici cette mission de sauvegarde et de réorientation est a priori réussie : les 307 petits pavillons du village vacances sont désormais noyés dans la pinède (retrouver le grand bâtiment d’accueil comme point de repère, presque le seul visible sur le document 9a, sur la gauche), la plage est protégée (documents 9b et 10), de même que la plaine d’arrière-plage dans sa partie occidentale qui demeure non bâtie.
Document 9. La baie de Lozari et son arrière-pays immédiat
9a. Vue de la baie et de la zone rétro-littorale. Au premier plan, une tour de guet génoise, marqueur paysager fréquent sur le littoral corse, domine le maquis. Au deuxième plan, des espaces agricoles préservés notamment en rive droite du petit fleuve côtier du Reginu, et des espaces touristiques bien cachés dans la pinède. Repérer, à gauche, le grand bâtiment d’accueil du village vacances (toit en tuile), le seul bâtiment de la carte postale ci-dessus qui reste visible à cette distance. Au troisième plan, Lozari, le double littoral du bourg de Belgodère, situé en hauteur dans l’intérieur, et à l’arrière-plan la haute Balagne. Prise de vue par drone de Quentin Montiel-Font, 12 juillet 2024, avec l’aimable autorisation de l’auteur.
9b. Zoom sur la plage de Lozari et les nouveaux hameaux d’habitation. Prise de vue par drone de Quentin Montiel-Font, 12 juillet 2024, avec l’aimable autorisation de l’auteur.
Document 10. Aménagements de restauration écologique à l’arrière de la plage de Lozari
Le panneau indique « PRÉSERVATION DE LA FLORE : reconstitution d’une zone naturelle dégradée par la circulation et le piétinement. Merci de respecter ces aménagements. VEUILLEZ NE PAS PÉNÉTRER ». Ces aménagements sont visibles sur la photographie aérienne oblique (document 9b). Cliché de Luc Merchez, 20 août 2023.
Cela dit, même pour cet espace, la littoralisation et l’urbanisation ne sont pas interrompues pour autant. Comme dans le cas du quartier de Guardiola à Monticello (documents 3 à 5), elle s’effectue maintenant essentiellement en retrait du rivage, mais à moins d’un kilomètre des côtes. Un hameau s’est ainsi développé très rapidement à l’intérieur des terres (rien n’existait ici avant les années 2000), dès les premières hauteurs entre 20 et 50 mètres d’altitude, bien visible sur le document 9b entre la plage et la première ligne de crète. Les dernières extensions, vastes villas avec vue sur mer dans la partie orientale du hameau (gauche de la photo), sont ici très récentes (depuis 2020).
Le phénomène observé pour le hameau de Guardiola n’est donc pas un cas isolé, et cela justifie l’attention qui doit être portée aux enjeux concernant les « espaces proches du rivage », au-delà de la simple bande littorale.
Conclusion
La Corse est représentative de dynamiques propres aux littoraux méditerranéens sur le temps long : littoralisation, résidentialisation, mise en tourisme voire airbnbisation, déprise agricole… Mais elle ne l’est que partiellement, les démarches de préservation foncière des espaces littoraux ayant été précoces, souvent avant qu’il ne soit trop tard et que le rivage ne soit urbanisé de façon continue. Bien entendu, les espaces littoraux et leurs arrière-pays immédiats sont loin d’être épargnés par le mitage résidentiel, en particulier lorsque le relief permet un étagement et une course à la vue sur mer. Mais une part non négligeable du linéaire côtier s’est vue soustraite à ces dynamiques, et le restera durablement.
Bibliographie
- AAUEC (Agence d’Aménagement durable, d’Urbanisme et d’Energie de la Corse) (2020), Plan d’Aménagement et de Développement Durable de Corse (PADDuC),
- Cancellieri Jean-André et Maupertuis Marie-Antoinette (dir.) (2016) « Le Jardin de la Corse » entre villes et campagnes : la Balagne du XIe au XXIe siècle. Éditions CNRS Alpha, 150 p.
- Chambre régionale des comptes (2024), Rapport d’observations définitives Agence d’Aménagement durable, d’Urbanisme et d’Energie de la Corse, exercices 2018 et suivants. Site de la Cour des comptes et des chambres régionales et territoriales des comptes.
- Conservatoire du littoral, https://www.conservatoire-du-littoral.fr/
- Frias Roland et Arnoux Didier (2023), « Conseil des Rivages de Corse : De nouvelles acquisitions d'espaces à haute valeur environnementale », France Bleu, 19 octobre 2023.
- INSEE (2022), « Une saison touristique 2022 à la hauteur de la belle saison de 2019 »
- INSEE (2024), « L'essentiel sur… la Corse »
- Melot Romain, Paoli Jean-Christophe (2011), « Conflits et règles d'utilisation des espaces littoraux : le cas de la Corse », Option méditerranéennes, B-2011, no. 66, Elloumi M. (coord.) et al., « Régulation foncière et protection des terres agricoles en Méditerranée ».
- SHOM, IGN (2021), Limite terre-mer, descriptif de contenu.
- Simi Pierre (1981), Précis de géographie physique, humaine, économique, régionale de la Corse. Bastia, imprimerie Sammarceli, collection « Corse d'hier et de demain », 608 p.
Mots-clés
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Luc MERCHEZ
Maître de conférences en géographie,
École normale supérieure de Lyon, EVS (Environnement Ville Société), UMR 5600.
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Luc Merchez, « L’évolution des formes de littoralisation en Balagne (Haute-Corse) », Géoconfluences, janvier 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/les-espaces-littoraux-gestion-protection-amenagement/articles-scientifiques/littoralisation-balagne-haute-corse