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Carte à la une : Mossoul, le patrimoine détruit d'une ville en guerre

Publié le 06/04/2017
Auteur(s) : Dario Ingiusto, cartographe indépendant

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La carte du patrimoine détruit par Daech à Mossoul montre la frénésie de l'organisation terroriste à effacer le patrimoine historique et culturel de la ville. Le cartographe explique la méthode utilisée pour construire cette carte parue dans un rapport de l'agence ONU-Habitat. Les destructions de monuments, qui participent à la négation de la culture de l'Autre, relèvent de l'urbicide ; les cartes sont des outils pour imaginer la reconstruction de la ville.

Bibliographie | citer cet article

 

Carte des destructions de Daech dans le centre de Mossol, Irak, Dario Ingiusto, ONU Habitat, 2016

Carte du patrimoine historique détruit par l’EI à Mossoul – Centre-ville
ONU-Habitat / Dario Ingiusto, 2016 /// Cliquez ici pour voir l'image en très grand

Légende : orange : sites archéologiques ; mauve : caravansérails, marron : musées et équipements culturels, bleu : lieux de culte, vert : monuments publics et espaces ouverts. / Ancien mur de Ninive : existant ; perdu/détruit ; enseveli sous le sable.

 

Mossoul, plus grande ville sous le contrôle de l'Organisation Etat Islamique, est le théâtre de violents combats entre les djihadistes et l'armée irakienne, qui a lancé une vaste offensive fin 2016. Quelle ville les forces gouvernementales vont-elles retrouver, une fois la bataille terminée ? Si les destructions physiques et matérielles sont importantes, c’est tout le tissu économique, social, et humain qui a été frappé. Mossoul a été atteinte dans son urbanité, ce que montrent notamment les destructions de son patrimoine historique et culturel.

Le contexte : une ville en guerre

Mossoul, deuxième ville d’Irak, située dans le nord du pays, a été prise par l’Organisation État Islamique (EI)((L'Organisation État Islamique est le nom que se donne un groupe terroriste fondé en 2006. Les anglophones utilisent l’acronyme ISIS ou ISIL, pour État islamique en Irak et en Syrie ou État islamique en Irak et au Levant. Les Français emploient également le terme Daech, et il y a débat. Pour certains, reprendre l’appellation État Islamique revient à entériner l’existence de cet État et à lui reconnaître la qualité d’islamique alors qu’il promet une vision dévoyée de la religion. D’autres observateurs font remarquer que l’OEI dispose, dans les faits, d’un territoire doté d’institutions et d’une armée. Ils soulignent aussi que la violence extrême et inacceptable par lesquelles cet État s’est développé n’interdit pas pour autant d’utiliser l’appellation qu’il s’est donné. Le nom « Daech » suggéré par le gouvernement français en raison de la tonalité péjorative qu’il revêt en arabe, n’est autre que l’équivalent arabe de l’acronyme OEI ou ISIL. Voir aussi France Info, « Daech, Isis, Isil, Etat islamique (EI)... pourquoi une guerre des noms ? », 2014.)) en juin 2014. Cette ville de plus d’un million d’habitants, la plus grande tenue par l’organisation djihadiste, est plus peuplée que sa capitale autoproclamée, Raqqa en Syrie. Mossoul, capitale de la région de Ninive, revêt une importance symbolique fondamentale pour la rhétorique de l’EI. C’est ici que Abou Bakr Al-Baghdadi, fondateur et dirigeant de l’organisation, a proclamé le « Califat »((Une dictature théocratique visant à imposer un islam supposément plus proche de l’islam des origines tel que l’EI l’imagine. Cet État prend plutôt, en réalité, la forme réticulaire d’un réseau mafieux ayant pris le contrôle de régions stratégiques que celle d’un État de droit stable.)), peu après la conquête de la ville.

 
Vue satellitaire de Mossoul

photographie satellite de Mossol, ONU, 2016

À l'ouest du fleuve Tigre, la vieille ville et l’aéroport. À l'est, l’ancienne ville de Ninive est reconnaissable. Source : ONU-Habitat, 2016.

 

La ville de Mossoul est très ancienne. Elle est née en -1080 sur la rive droite du Tigre, et faisait face à l'ancienne ville assyrienne de Ninive, l'une des premières villes de l'humanité, sur la rive opposée. Prenant le pas sur Ninive au fil des siècles, Mossoul est devenue un carrefour important sur la route des Indes, et son rôle stratégique, amoindri par l’ouverture du canal de Suez, a connu un nouvel élan suite à la découverte du pétrole dans la région.

Cette grande ville majoritairement sunnite, située sur la route des oléoducs entre la Turquie et l’Iran, a également été un centre important pour l’Empire ottoman. De cette histoire riche et complexe, Mossoul puise une identité forte qui a structuré une certaine indépendance face au pouvoir central de Bagdad, notamment pendant la dictature de Saddam Hussein et la période successive à l’invasion américaine de 2003.

En 2016, après des longs mois de négociations et de préparatifs, les forces armées irakiennes, appuyées par une vaste coalition réunissant les États-Unis, la Turquie, les forces armées du Kurdistan irakien((Le Kurdistan irakien est un territoire autonome reconnu par la constitution irakienne. Les peshmergas, combattants kurdes, notamment des femmes, participent activement à la lutte contre Daech.)) des milices chiites iraniennes et irakiennes, ont lancé l’assaut pour reprendre Mossoul depuis Erbil, située à 80 km à l’est.

La bataille pour reprendre la ville s’annonçait difficile à cause de nombreux facteurs : la population très nombreuse, sa densité (notamment dans la vieille ville, longeant le Tigre), la détermination des combattants de l’EI, les répercussions humanitaires des combats, et l’incertitude sur les réelles capacités de l’armée irakienne, qui avait fui la ville sans combattre à l'approche des djihadistes. Toutes ces difficultés ont été confirmées par la réalité du terrain. Il a fallu six mois de combats à l’armée irakienne, notamment sa division d’élite, pour reprendre la totalité de la rive est de la ville, et progresser à l’ouest, au prix de lourdes pertes parmi les soldats et la population.

 
La carte des sites stratégiques à Mossoul

Carte des sites stratégiques à Mossoul - ONU Dario Ingiusto 2016

Source : ONU-Habitat / Dario Ingiusto, 2016

 

Nombreux sont les organismes internationaux qui suivent ces événements et essayent de fournir une expertise propre aux conséquences de ce conflit. Parmi eux, ONU-Habitat, agence des Nations Unies, depuis son bureau d’Erbil, a préparé un long rapport sur l’état de la ville de Mossoul à la veille de la bataille de reconquête.

 
ONU-Habitat

Le Programme des Nations unies pour les établissements humains (PNUEH), ou ONU-Habitat, dont le siège est à Nairobi, au Kenya, est l'agence des Nations Unies en charge d'améliorer les conditions de vie en milieu urbain. Instituée en 1978, elle a accumulé une expérience significative en matière de développement durable en ville, en gérant à la fois des missions de longue durée telles que l'assainissement, les infrastructures électriques et hydriques, et des évènements conjoncturels telles que les catastrophes naturelles et leurs répercussions. Bien que dotée de moyens inferieurs par rapport à d'autres agences onusiennes, ONU-Habitat se révèle un interlocuteur indispensable dans des nombreuses villes en développement pour l'amélioration du cadre urbain.

 

Ce rapport (en anglais), dont sont extraits nos documents, trace un tableau général de la ville après deux ans d’occupation djihadiste, sous de nombreux profils : économie, urbanisme, infrastructures, état des services de santé, de l’éducation… et il est accompagné de plusieurs cartes. L’enjeu pour ONU-Habitat est à la fois de faire connaître au public l’ampleur des dégâts commis par l’EI, et de préparer les interventions humanitaires et la reconstruction urbaine après la reconquête. Les cartes produites sont donc des outils d’intervention mais aussi des témoignages sur la gravité des actions terroristes.

 
La vieille ville de Mossoul vue du minaret d’Al Hadba’a Minarit, sur la couverture du rapport

Couverture du rapport de 2016 sur Mossoul, ONU-Habitat

Source : Mustafa Photography, ONU-Habitat, 2016, City Profile of Mosul, Iraq.

 

Cartographier les destructions

Les différentes cartographies de Mossoul permettent de mieux en appréhender les enjeux liés à l’actualité, et de mieux mettre en perspective ces deux années et demie pendant lesquelles la ville a été administrée par l’EI. Alors que les cartes à l’échelle de la région et du nord de l’Irak soulèvent la difficulté de représenter la labilité des frontières, les cartes à l’échelle de l’agglomération fonctionnent comme un tableau de la situation à un instant donné. À l’urgence de l’intervention humanitaire après la reprise de la ville s’oppose la permanence des destructions d’un patrimoine multiséculaire. 

L’élaboration cartographique de ce rapport a requis une étude préalable relative à la charte graphique à suivre et à ses contraintes techniques. En effet, le style graphique des cartes devait accompagner un rapport destiné en premier lieu aux personnes qui l’auraient lu dans le cadre de leurs missions professionnelles, mais en deuxième lecture, avec l’idée de toucher un public plus large. Une cartographie claire et attrayante était donc un prérequis indispensable à la réussite du rapport, au même titre que la présence de photos ou le choix d’imprimer le rapport en format paysage.

La cartographie de Mossoul réalisée pour ce rapport a dû prendre en compte la spécificité conflictuelle de l'agglomération. En effet, même si le rapport a été préparé avant l'offensive de l'armée irakienne en novembre 2016, on peut considérer Mossoul sous occupation islamiste comme une ville en guerre depuis la bataille de 2014. En deux ans, les djihadistes ont eu le temps de se préparer à la prévisible offensive en cours : rues truffées de mines, barrages à répétition, déplacements forcées de population, établissement de quartiers occupées par les combattants… la physionomie urbaine de Mossoul a été évidemment transformée par l'occupation. La cartographie doit en tenir compte et apprendre à traiter la ville sous cet angle de conflictualité.

Pour rendre les cartes plus lisibles, et leur lecture indépendante et rapide, nous avons choisi d’identifier des lieux repères de la ville, communs à toutes les cartes. Ces lieux sont emblématiques de la situation à Mossoul aujourd’hui et facilement localisables à la fois sur le terrain et par les populations : les ruines de l’ancienne ville de Ninive, les grands hôpitaux, le stade, l’aéroport… Leur choix, établi avec l'aide de l'équipe onusienne sur place, permet de mieux représenter le territoire urbain et d'en faciliter la lisibilité, à la fois pour ceux qui connaissent la ville et pour ceux qui la découvrent à travers ces cartes.

À ces lieux repères, on a rajouté l’orientation, les noms des principaux axes et les directions vers les villes des alentours. La forme de l’agglomération de Mossoul est plutôt rectangulaire, ce qui a conduit à l’élaboration de cartes en format paysage. Ce choix a paru évident dès le départ, et a même conduit à la rédaction du rapport entier dans ce format. Les couleurs et la police de caractères utilisées visent à la simplicité pour ne pas charger la carte et gêner sa lecture.

Il a également fallu dessiner un fond routier. Celui-ci permet de se repérer mais il souligne aussi les différences de densités de la ville, notamment le lacis des ruelles du centre historique. Nous avons utilisé les données d’OpenStreetMap, le projet de cartographie libre et participative, adaptées et corrigées en confrontant une imagerie satellitaire récente fournie par les Nations Unies. De nombreuses données ont été fournies par ONU-Habitat, qui les avait précédemment élaborées en SIG à l’aide d’anciens fonctionnaires de la ville de Mossoul, mais occasionnellement, nous avons eu recours à d’autres sources, comme dans le cas de la carte sur le patrimoine détruit. L'équipe onusienne à Erbil comptait même, parmi ses membres, certains rescapés de la ville qui en connaissaient les plans techniques et ont pu aider à améliorer les données OpenStreetMap, en les corrigeant et intégrant avec les éléments plus significatifs de la topographie de Mossoul.

Le but recherché avec ces cartographies est de faire ressortir immédiatement l’organisation spatiale de la ville, structurée autour des deux rives du Tigre, avec la vieille ville et son dédale de ruelles anciennes, qui est visible au centre de la carte. Autour se structurent les quartiers plus modernes, avec des grands axes qui reliés aux villes voisines (Kirkouk, Erbil, Tal Afar…), à la frontière avec la Syrie, et au barrage de Mossoul, hautement stratégique. Apparaissent clairement deux grands espaces au cœur de la ville : le site archéologique de Ninive, sur la rive Est du Tigre ; et l'aéroport, mitoyen d'un vaste camp militaire, au sud de la vieille ville. Ces sites sont de première importance militaire, tant pour l'occupant (OEI) que pour les forces armées de la coalition.

Un témoignage sur un urbicide

L’Organisation État Islamique s’est fait une spécialité, conformément à sa rhétorique fondamentaliste et intégriste, d’effacer toute trace du passé préislamique des territoires qu’elle contrôle. À Mossoul, cette œuvre de destruction est minutieusement suivie et répertoriée par un projet de recherche de l’Institut Oriental de Prague, en République Tchèque, qui prend la forme d’une carte sur son site http://www.monumentsofmosul.com/

Les données collectées ont été vérifiées par le personnel d’ONU-Habitat, ce qui nous a permis de nous y fier pour réaliser cette carte. Les sites ont été organisés selon plusieurs catégories : sites archéologiques, musées et lieux de culture, lieux de culte et lieux publics ou espaces en plein air. À ces catégories s'ajoutent les Khan, les anciens caravansérails de la route des Indes.

 
Le patrimoine historique détruit par l’EI à Mossoul

Carte des destructions de Mossoul, cadrage large, ONU habitat et Dario Ingiusto

Cette carte montre les conséquences de deux ans d'occupation djihadiste sur le patrimoine de Mossoul. Source : ONU-Habitat / Dario Ingiusto, 2016.

 

À Mossoul, les dommages sont considérables. Pour un souci de lisibilité, nous avons choisi de représenter les lieux détruits et les lieux endommagés avec un même pictogramme, et de les différencier des monuments restés intacts. Comme le montrent les cartes, les djihadistes s’en sont pris principalement aux lieux de culte, principalement musulmans chiites, en raison d’une lutte sans merci contre toute obédience autre que le dogme salafiste sunnite développé par ses idéologues. Comme souvent en matière de terrorisme, les premières victimes sont donc des coreligionnaires des criminels. Des lieux de cultes chrétiens de la communauté syriaque orthodoxe et chaldéenne ont aussi été détruits.

Le centre-ville ancien est le quartier le plus massivement touché par ces destructions. Devant l’abondance des pictogrammes à représenter dans le centre, et l’importance archéologique et symbolique des ruines de l’ancienne ville de Ninive, une deuxième carte, cadrée sur ces quartiers centraux, a été dessinée : c’est notre Carte à la une. Elle montre avec détail la démarche destructrice de l’EI, qui a malheureusement eu entre les mains un patrimoine historique exceptionnel. 

Ces quartiers sont aussi les plus densément peuplées, et donc ceux où la bataille sera vraisemblablement la plus difficile((Au 29 mars 2017, cette partie de la ville formait toujours une poche de résistance de l’OEI, isolée du reste de son territoire.)). Ils abritent un patrimoine millénaire, dont une partie a été détruite. Bien que le patrimoine culturel puisse ne pas sembler prioritaire par rapport aux défis immenses de reconstruction économique et sociale de la ville, l'accent porté par ONU-Habitat à ce sujet montre à quel point il est important pour les Mossouliotes. C’est que l’OEI a touché leur identité et volontairement effacé les lieux et les monuments auxquels ils étaient attachés, ce en quoi on peut parler d’un urbicide : le « meurtre rituel » d'une ville « visent [à sa] destruction non en tant qu'objectif stratégique, mais en tant qu'objectif identitaire » (Tratnjek, 2008). Le traumatisme de la destruction de la mosquée de Jonah est encore dans les esprits des habitants.

Conclusion

Comme pour d'autres localités riches d'histoire, comme Palmyre en Syrie, l'État Islamique fait de la destruction d'œuvres (et parfois de leur contrebande) un levier idéologique destiné à traumatiser et terroriser les habitants, en effaçant des repères urbains importants. Cela a été aussi le cas à Mossoul, dont le patrimoine millénaire alimente une certaine fierté chez ses habitants. Le vandaliser et le détruire apparaît alors comme un moyen d'asseoir son pouvoir sur la ville, non pas seulement par les armes, mais par l’idéologie et la négation de la culture. Le travail pour reconstruire ce patrimoine, et cette fierté citadine, sera forcement long et complexe.

Au-delà des enjeux socio-économiques de la reconstruction de Mossoul, le rapport d’ONU-Habitat a voulu se concentrer sur une certaine vision de la ville, celle qui au travers de son histoire reflète indéniablement son identité passée, et qui aide à imaginer l'avenir. Dans ce contexte, la carte peut être un outil de la reconstruction, en recensant ce qui n'est plus, mais aussi en permettant la réappropriation par ses habitants d’un territoire bafoué.

 

Pour compléter :

 

 

Dario INGIUSTO
Géographe et cartographe indépendant – http://www.darioingiusto.com

 

mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :

Dario Ingiusto, « Mossoul, le patrimoine détruit d'une ville en guerre », carte à la une de Géoconfluences, avril 2017. 
URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/carte-a-la-une-ingiusto

 

Pour citer cet article :  

Dario Ingiusto, « Carte à la une : Mossoul, le patrimoine détruit d'une ville en guerre », Géoconfluences, avril 2017.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/carte-a-la-une-ingiusto

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