Carte à la une : le monde selon... le Web of Science
Laurent Jégou, maître de conférences en Géographie - université Toulouse Jean Jaurès UMR LISST CNRS 5193
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Mondialisations et enjeux politiques
Faire référence au titre du roman de John Irving paru en 1980 en France, Le monde selon Garp, ne doit rien au hasard. C’est en effet à partir de cette décennie que l’on entend parler de mondialisation et c’est au cours de cette décennie et de la suivante que les représentations cartographiques au niveau mondial de phénomènes comme la production de certaines industries, les investissements directs à l’étranger, se généralisent. Même si sa représentation est plus tardive, l’activité scientifique ne fait pas exception. Dans des sociétés de la connaissance, la mesure de cette activité revêt une dimension politique importante, A ce propos, il convient de souligner le nombre important d’idées reçues concernant les principales caractéristiques de la géographie des activités scientifiques (Wagner, 2008). Idées reçues qui ont une fâcheuse tendance à devenir des certitudes politiques, alors même que la géographie des activités scientifiques est loin d’avoir livré tous ses secrets (Gingras, 2014). L’écho médiatique extraordinaire, depuis 2003, du classement ARWU (Academic Ranking of World Universities, dit « classement de Shanghai ») est un des symptômes de ces certitudes politiques qui ont, en France, polarisé l’attention sur le médiocre rang des universités et établissements de recherche français dans un palmarès mondial qui propose une vision caricaturale de l’espace académique international.
Articles scientifiques et périmètres du Web of Science
C’est donc avec beaucoup de précautions qu’il faut envisager le monde qui apparaît sur les cartes présentées ici dans la mesure où il dépend uniquement des informations extraites du Web of Science (WoS). Que contient exactement cette base de données ? Quelles sont les informations à caractère géographique qu’elle renferme ?
L’information de base contenue dans le WoS correspond à un article scientifique, toutes disciplines confondues même si les sciences sociales sont sous-représentées, écrit par un certain nombre de chercheurs, eux-mêmes localisés dans différents lieux (par leurs adresses de correspondance), et publié dans une des revues référencées au niveau mondial. Car le produit le plus visible de l’activité des chercheurs est, et reste, la publication, comme l’ont constaté dès 1979 Bruno Latour et Steeve Wooglar dans leur ouvrage La vie de laboratoire. L’examen des références des articles contenus dans cette base de données est donc susceptible de nous en apprendre beaucoup sur le fonctionnement social et géographique de la science((Pour aller plus loin dans la construction méthodologique, se référer à Eckert D., Baron M., Jégou L., 2013, « Les villes et la science : apports de la spatialisation des données bibliométriques mondiales », M@ppemonde, n°110)).
Le WoS est en effet la plus ancienne des bases de données mondiales sur la science. Créée dans les années 1960, elle s’est étoffée au fil du temps, couvrant toujours plus de domaines scientifiques et de revues. Le WoS s’affranchit progressivement de son « péché originel » d’avoir recensé, dans les premiers moments de son existence, essentiellement la production scientifique nord-américaine et anglophone. Il a en effet élargi plusieurs fois son « périmètre », intégrant de mieux en mieux les revues européennes à partir des années 1990, les chinoises dans les années 2000. Actuellement, le WoS compte presque 12 000 revues. Dans le même temps, les chercheurs du monde entier ont eu tendance à internationaliser leurs pratiques de publication, ciblant davantage les nombreuses revues indexées. On peut donc considérer que les contenus du WoS sont de moins en moins biaisés du point de vue géographique, surtout depuis la fin des années 1980. Rien qu’en 2012, plus de 1,5 million d’articles ont été répertoriés dans la base de données Science Citation Index. Il s’agit de la base de données la plus complète aujourd’hui disponible sur la production des articles scientifiques dans le monde.
Cartographier « un tout petit monde » scientifique
Pour visualiser une partie de cette information, la carte principale proposée ici est la combinaison d’une représentation en anamorphose et d’une projection Dymaxion.
La production scientifique mondiale en projection Dymaxion
Pourquoi avoir choisi une projection Dymaxion ?((Voir un autre planisphère utilisant cette projection dans l’article de Christian Grataloup sur Géoconfluences : « L’invention des océans », 2015.))
L’utilisation d’une telle projection, inventée par R. Buckminster Fuller en 1954, se justifie par la volonté de ne pas présenter le monde selon une orientation nord/sud et une coupure par le Pacifique, pratiques certes habituelles en Europe, mais utilisées par convention, sans justification scientifique précise. Comme nous visualisons le principal résultat de l’activité scientifique au niveau mondial, en tentant d’identifier les foyers concentrant les publications recensées dans le WoS, une des meilleures façons d’y parvenir est de sélectionner ce type de projection. Enfin, la Dymaxion est équivalente : elle ne déforme pas les surfaces des continents, qu’elle présente comme une grande île centrale. Elle permet ainsi une comparaison plus aisée entre les pays et rend mieux compte des relations transocéaniques.
La production scientifique mondiale en anamorphose
Pourquoi avoir choisi l’anamorphose ? Parce qu’elle correspond à une transformation du fond de carte en fonction du nombre de publications scientifiques. Plus précisément, cette technique consiste à déformer la géométrie des pays d’un fond de carte classique pour obtenir des surfaces proportionnelles à une quantité, ici le nombre de publications, tout en préservant au mieux la position respective des pays sur le planisphère et la continuité des frontières. La superficie de chacun des 194 pays dans lesquels on recense des publications scientifiques est ainsi proportionnelle au nombre d’articles scientifiques publiés en 2010-2011. On limite ainsi la surreprésentation de pays dont la superficie est importante comme la Russie. Cette première information cartographiée est complétée par ce que représente ce nombre d’articles par pays dans l’ensemble des articles recensés dans le monde (couleurs) : ce qui permet de préciser, de compléter l’impression visuelle de la déformation des pays. Enfin, à ces deux informations s’ajoutent la localisation et le poids de chacune des 100 premières villes « scientifiques » du monde au début des années 2010. Nous avons ici pris en compte des agglomérations, selon une méthode qui permet une comparaison au niveau mondial (Eckert et al., 2013 ; Eckert et al., 2014).
Cette carte donne à voir une planète de la recherche très déformée et plutôt polarisée. 130 pays ne concentrent que l’équivalent de 1 % des articles publiés dans le monde, rendant compte d’un monde scientifique très « étroit » : la quasi-absence des pays africains, aux seules exceptions visibles de l’Afrique du Sud, de la Tunisie et de l’Égypte, constitue l’exemple le plus caricatural trouvé sur cette carte dans la mesure où ce continent ne concentre que 1,2 % de tous les articles recensés dans le WoS. En parallèle, les 100 plus grandes villes de la science concentrent à elles seules plus de 57 % de l’activité scientifique mondiale. Elles sont situées, pour un premier tiers, en Amérique du Nord (New York et Boston respectivement au 2e et 5e rang mondial), pour un deuxième tiers en Europe (Londres et Paris 4e et 7e) et pour 20 % en Chine et au Japon (Beijing, 1er, Tokyo et Osaka, 3e et 11e). Sans surprise, les zones de forte concentration se trouvent dans les « vieux pays de la science ». Les États-Unis sont de très loin le premier contributeur, avec près de 325 000 articles (plus du quart de l’ensemble mondial). Cela ne doit pas faire oublier des agglomérations scientifiques majeures en Corée du Sud (Séoul au 6e rang mondial), à Taiwan et en Chine continentale (12 dans le top 100 dont Beijing, au 1er rang mondial), ainsi que Téhéran en Iran. Ces principaux constats contribuent à justifier le traitement d’une partie de l’information se rapportant aux pays en anamorphose, afin de pouvoir visualiser des villes scientifiques, dont les localisations sont très concentrées, en élargissant la surface des pays.
Mises en cartes, mises en débat de l’activité scientifique dans le monde
Le document cartographique proposé ici montre combien l’analyse géographique et la mise en carte des données relatives aux productions scientifiques se jouent sur deux scènes : d’une part, celle de l’exploration cartographique après codage minutieux, qui correspond au travail sur les données elles-mêmes, d’autre part celle de la sélection des résultats pertinents et de leur exposition ordonnée, qui correspond à la structuration et l’agrégation d’entités géographiques de base, très variables d’un pays à l’autre, pour obtenir des entités de niveaux supérieurs comparables (Eckert et al., 2013).
Ce document cartographique doit être également considéré comme une entrée dans la question du monde de la science, dans la mesure où il conduit à s’interroger sur les dynamiques qui ont produit une telle géographie. Les premières investigations menées sur les informations disponibles depuis la fin des années 1990 soulignent la vigueur de la croissance des publications des chercheurs chinois tandis que les États-Unis et une partie des pays européens voient leurs positionnements relatifs dans le classement mondial lentement mais inexorablement s’effriter. Ces dynamiques tendent à conforter l’image d’un monde scientifique qui devient de plus en plus multipolaire, toujours selon le WoS (Baron et al., 2016).
Toutes ces représentations des dynamiques de productions scientifiques visibles conduisent enfin à s’interroger sur les modalités d’organisation de l’activité scientifique. Ces dernières se font encore largement dans un cadre national, même si les collaborations entre plusieurs auteurs, plusieurs villes et plusieurs pays se développent (Jégou L., Maisonobe M., 2013). Ainsi il ne faut pas perdre de vue que l’origine du WoS, qui nous a servi ici de source statistique, est à envisager uniquement dans le périmètre des États-Unis d’Amérique des années 1950 et devait permettre de mieux cerner les activités des chercheurs dans les universités et différents instituts de ce pays. De même, le fameux classement international des établissements d’enseignement supérieur ARWU dit « de Shanghai » était uniquement à destination des universitaires chinois et devait leur servir d’aide à la décision pour choisir les établissements dans lesquels envoyer certains de leurs étudiants. Enfin, l’absence sur la carte de la majorité des pays africains, d’une grande partie des pays d’Amérique latine conduit à s’interroger sur l’insertion des chercheurs de ces 130 pays quasi invisibles dans les réseaux qui structurent la recherche. Ce qui revient à poser la question : l’activité scientifique peut-elle être dissociée de l’espace géographique ? Son fonctionnement est-il indépendant des lieux où elle se fait ? Certains le soutiennent : Caroline Wagner (2008) décrit ainsi une recherche contemporaine qu’elle voit fonctionner, non sans une certaine outrance, comme un Nouveau collège invisible, sautant par-dessus frontières et barrières institutionnelles et dessinant des réseaux de coopération mondialisés aux configurations changeantes. Autant s’identifier aux héros d’Un tout petit monde de David Lodge, héros qui semblent réduire l’espace mondial de la science à un ensemble de lieux interchangeables entre lesquels ils circulent sans cesse, finalement peu attentifs au Changement de décor.
Ressources complémentaires
Ressources bibliographiques
- Baron M., Eckert D., Jégou L., 2016, « Un "tout petit" monde scientifique », in Grataloup C. et Fumey G. (dir.), L’atlas global, 2e édition, Paris, Les Arènes, p.68-71.
- Eckert D., Grossetti M. , Jégou L., Maisonobe M., 2014, « Les villes de la science dans le monde », M@ppemonde, n°116.
- Eckert D., Baron M., Jégou L., 2013, « Les villes et la science : apports de la spatialisation des données bibliométriques mondiales », M@ppemonde, n°110.
- Gingras, Y., 2014, Les dérives de l’évaluation de la recherche. Du bon usage de la bibliométrie, Paris, Raisons d’agir Éditions.
- Latour B., Woolgar S., 1979, Laboratory life. The social construction of scientific facts, Beverly Hills (Californie): Sage Publications, 272 p.
- Wagner C., 2008, The New Invisible College: Science for Development, Washington: Brookings Institution Press, 175 p.
Ressources webographiques
- Jégou L., Maisonobe M., 2013, Coscimo, visualisation des collaborations scientifiques mondiales, en ligne : http://www.coscimo.net
- Le site du Labex Structuration des Mondes Sociaux
- Le site Web of Sience
Myriam BARON,
professeur des universités en Géographie,
Université Paris Est Créteil, Lab’Urba EA 3482
Laurent JÉGOU,
maître de conférences en Géographie,
Université Toulouse Jean Jaurès, UMR LISST CNRS 5193
Pour citer cet article :Myriam Baron et Laurent Jégou, « Carte à la une : le monde selon... le Web of Science », Géoconfluences, 2016. |
Pour citer cet article :
Myriam Baron et Laurent Jégou, « Carte à la une : le monde selon... le Web of Science », Géoconfluences, octobre 2016.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/carte-a-la-une-le-monde-selon-web-of-science