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Carte à la une. La plaine agricole de Berre : essor et déclin d’un espace productif maraîcher français (années 1970-2020)

Publié le 08/02/2022
Auteur(s) : Anne Lascaux, professeure certifiée d'histoire-géographie, doctorante en géographie - université Jean-Moulin Lyon 3

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À proximité du complexe industrialo-portuaire de l'étang de Berre, une petite plaine pierreuse et sèche s'est couverte de serres à partir des années 1970 pour devenir un système maraîcher intensif et fournir les marchés nationaux en « légumes ratatouille ». Un demi-siècle plus tard, la plaine, frappée par une crise multiforme, et les serres, démantelées ou abandonnées sur place, offrent un paysage partiellement en friche.

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serres berre

Document 1. Évolution de la plaine agricole de Berre entre 2000 et 2020. Pour voir l'image en très grand, cliquez ici.

 

Essentiellement connue pour son étang et les raffineries qui le bordent, la commune de Berre-l’Étang est aussi le lieu d’une agriculture maraîchère intensive qui a un temps alimenté le marché français des cultures sous serre, aux côtés de la huerta comtadine voisine. De ces serres, beaucoup ont aujourd’hui disparu ou sont en ruine dans une plaine vieillissante, qui peine à se renouveler. Cette carte à la une retrace la trajectoire de la plaine agricole de Berre de la fin des années 1970 jusqu’en 2020. D’une zone de pâturages semi-aride à des productions maraîchères à haute technicité et haut rendement – signalées par la multiplication des équipements de protection des cultures (serres, chapelles et verrières) –, cet espace est emblématique de l’idéal techniciste qui a imprégné l’agriculture française jusqu’au dernier quart du XXe siècle. Tomates, poivrons, aubergines, courgettes, Berre la Provençale est la capitale des « légumes ratatouille », sous l’impulsion d’une génération d’immigrés italiens qui se sont déplacés de la ceinture verte marseillaise à Berre. Pourtant, ce modèle s’affaiblit dans les années 2000. On peut lire sur la carte le démantèlement d’une grande partie des serres abandonnées à la suite de la crise agricole exacerbée par l’entrée en concurrence sur le marché français de zones de productions intra et extra-européennes (Espagne, Maroc...). Ce texte et les documents qui l’accompagnent ont pour but de documenter la trajectoire, ascendante puis déclinante, de la plaine agricole de Berre, dont la mémoire douloureuse est encore aujourd’hui difficile à raviver pour les exploitants qui ont connu cette époque.

 

1. Du « coussoul » au maraîchage : l’émergence d’une plaine agricole moderne (1970-1995)

Avant d’être un espace maraîcher dynamique, la plaine de Berre était un « coussoul », c’est-à-dire, en provençal, une zone de pâturages semi-aride formée par l’ancien lit de la Durance, comme on peut le voir sur l’extrait de carte IGN de 1950 ci-dessous (document 2).

coussoul en 1950 serres aujourd'hui

Document 2. À gauche, le « coussoul » de Berre dans les années 1950, une plaine semi-aride. On retrouve les points de repère visibles sur le document 1 : l’Arc et la route qui le longe, la voie ferrée et la départementale qui leur sont perpendiculaires, et l’aérodrome. À droite, la plaine sur la dernière carte topographique disponible (source : Géoportail, IGN, INAO, consulté en 2021). Noter les toponymes : « Le Coussou », « les Craus » (plaine caillouteuse), « les Peyres » (les pierres), qui renseignent sur la qualité médiocre des sols, et « le Chêne Vert » qui indique une végétation méditerranéenne.

Si dès le XVIIIe siècle le nord de la Crau est devenu une plaine humide en raison des nombreux canaux provençaux qui l’ont irriguée (canal de Craponne, canal des Alpines, etc.), il a fallu attendre le XXe siècle pour que la partie berroise de la Crau voit son espace irrigué progresser sensiblement, notamment après 1955 et l’aménagement agro-industriel de la Durance par EDF (Soma-Bonfillon, 2010). Plusieurs canaux sont visibles sur la carte de gauche du document 2. Deux facteurs ont ainsi joué dans la mise en valeur agricole intensive de la plaine de Berre. Le premier facteur est l’irrigation, accompagnée d’un développement d’outils agricoles facilitant le travail de dépierrage et d’aplanissement d’un espace jusqu’ici peu mis en valeur. Le second facteur est l’arrivée d’une population de maraîchers issue d’une immigration italienne de première génération et délogés de la périphérie marseillaise dans laquelle ils s’étaient installés. À partir des années 1960, le paysage de pelouses sèches de la Crau devient le support d’une activité agricole intensive avec l’arrivée des cultivateurs italiens de la ceinture verte marseillaise. Chaudes et caillouteuses, les terres du « coussoul » de Berre sont devenues le théâtre d’un front pionnier maraîcher. Repoussés hors de la périphérie agricole sur laquelle la ville progressait, les maraîchers italiens ont apporté avec eux d’importants capitaux engendrés lors de la vente de leurs terrains agricoles devenus constructibles. Ils ont investi ces capitaux et leur savoir-faire agricole, notamment en matière de maximisation des rendements sur de petites surfaces et d’inventivité technique, dans la plaine de Berre.

Progressivement, tomates, courgettes, aubergines, poivrons et melons ont remplacé les herbes rases et la Crau sèche a laissé place à la Crau humide. C’est dans ce contexte dynamique, propice aux innovations, qu’ont émergé les premières serres en Provence, dont on peut voir les différentes générations sur les photographies suivantes (document 3). D’abord sous forme de châssis en verre (a), puis de tunnels en plastique froids (b) et enfin de chapelles en verre en chauffées (c).

Document 3. Du châssis à la chapelle, l’évolution des serres en Provence

serre chassis

3a. Châssis en bois, Basse Vallée de la Durance, vers 1960.

serre tunnel

3b. Tunnel en plastique froid, plaine de Berre. Cliché : Anne Lascaux, 2019.

serre chapelle

3c. Chapelle en verre chauffée, plaine de la Crau. Cliché : Anne Lascaux, 2019.

C’est la progression de ces structures que l’on peut observer sur la carte du document 4. Au milieu des années 1970, parmi les maraîchers installés, certains ont déjà monté des serres. Le phénomène s’accélère dans la décennie suivante – comme le montre la nette augmentation du nombre de serres entre 1975 et 1989 – puis se stabilise dans les années 1990. Le terme de serre renvoie à plusieurs types de structures. Une partie des serres correspondent à des tunnels fermés par des bâches plastiques, tandis que d’autres sont des structures en métal composées de verre, chauffées et qui abritent bien souvent des cultures hors-sols. Leur installation, leur coût de fonctionnement et leur entretien nécessitent bien plus de moyens financiers que l’option plus modeste des tunnels froids. Elles ont cependant des rendements supérieurs.

serres évolution

Document 4. Évolution des serres dans le quartier des Baïsses (Berre-l’Étang) entre 1975 et 2020 estimée à partir des photographies aériennes : impulsion, croissance, stabilisation, déclin.

 

Les années 1990 marquent l’apogée du système technique de Berre. Le maraîchage diversifié sous tunnels a cédé la place à des exploitations spécialisées dans la culture de tomates hors-sol en chapelles. Cette agriculture intensive et précoce fait de la plaine de Berre un système agricole opulent, qui s’impose sur les plateformes de redistribution que sont les Marchés d’Intérêts Nationaux (MIN) ((Les Marchés d’Intérêt Nationaux (MIN) sont des marchés de gros organisés par les pouvoirs publics sur lesquels les producteurs et les acheteurs (restaurateurs, primeurs, collectivités) se retrouvent la nuit ou au petit matin pour commercer. Créés dans les années 1950, ils sont aujourd’hui une vingtaine en France, dont certains sont de moins en moins utilisés. Le plus connu est celui de Rungis, en Île-de-France.)), dont beaucoup se trouvent en Provence (Châteaurenard, Avignon, Cavaillon et Marseille). Cette dynamique marchande alimente la progression économique des agriculteurs et marchands locaux (Pletsch, 1994; Durbiano, 1996). Michel, ancien agriculteur berrois aujourd’hui à la retraite, se souvient :

«

« C’est parti à fond la caisse ! C’était porteur, il y avait une dynamique. J’ai fait le marché [d’intérêt national, à Marseille] dès que j’ai eu l’âge de conduire le camion. Si j’avais cinq minutes de retard, je me faisais jeter par les clients. Dès qu’ils avaient chargé le camion, ils me payaient cash. Ça c’était à la fin des années 1970. À partir du milieu des années 1970 le maraîchage s’est spécialisé et petit à petit, quasiment tous les maraîchers ont fait des cultures de tomates, en sol, puis en hors-sol. Dans les années 1970, 1980, 1990 j’ai gagné beaucoup d’argent. Jusqu’aux années 2000 on vivait bien. »

​Entretien avec Michel, ancien agriculteur à la retraite, Berre-l’Étang, août 2019.

»

Les années 2000 marquent le déclin du système agricole de la plaine de Berre, entraîné par des faillites successives provoquées par la conjonction de plusieurs facteurs.

 

2. Les serres en moins : le déclin du modèle productiviste hors-sol (1995-2020)

Le document 1 illustre le démantèlement progressif des serres qui a eu lieu entre 2000 et 2020 dans la plaine agricole de Berre. Si quelques nouvelles serres voient le jour, une grande partie des serres qui ont été montées dans les décennies précédentes ont été démantelées. On retrouve cette tendance dans l’évolution des paysages agricoles de Berre. Les deux photographies suivantes montrent une vue sur la plaine des Gravons, la partie agricole de Berre, depuis le rocher de Château-Virant, à vingt ans d’intervalle (document 5).

1997 2019

Document 5. Le paysage de la plaine des Gravons depuis le sommet de Château Viran en 1997 (à gauche) et en 2019 (à droite).

Si, à l’arrière-plan, le paysage industrialo-portuaire du bord d’étang a peu changé entre 1997 et 2019, on observe au premier et au deuxième plan une dédensification du tissu agricole, marquée par la disparition du paysage d’une partie des structures en métal et des bâches plastiques spécifiques aux serres. Alors que la surface cultivée en 1997 l’est essentiellement sous serres ou tunnels, en 2019 ce sont les cultures de plein champ qui s’étendent dans le paysage. On remarque également une avancée de l’urbanisation sur la plaine agricole avec l’apparition, sur la photo la plus récente, d'un lotissement. Le mitage et la résidentialisation sont également visibles sur les cartes (documents 1 et 4) avec la croissance du bâti construit ou restauré au fil des années. Parmi les serres restantes que l’on voit sur les cartes et les photographies, une partie d’entre elles ne sont en réalité plus utilisées ou délabrées.

Cet abandon de l’activité agricole dans une plaine qui a brièvement été érigée en un modèle technique à suivre est dû à plusieurs facteurs. D’une part, certains pays de l’Union européenne ont eux aussi développé des systèmes productifs techniques à haut rendement (Pays-Bas, Belgique) qui ont rendu le marché de la tomate plus concurrentiel. L’arrivée tardive de l’Espagne et du Maroc sur ce marché dans les années 1980 a accentué la pression sur les productions et réduit l’avantage de la précocité des maraîchers provençaux (Brun et Codron, 1984). Ensuite, dans les années 1990, pour faire face à la baisse des cours, les producteurs de tomates de Berre ont investi dans des aménagements techniques coûteux pour augmenter leurs rendements. La majorité d’entre eux se sont surendettés et ont été contraints de se déclarer en faillite dans la décennie suivante. Michel témoigne de ces changements qu’il a vécu :

«

« On a suivi la modernisation à marche forcée. Jusque dans les années 2000 on a tenu comme ça. On n’arrivait pas à se sortir de ça. La situation de la plaine agricole était très compliquée. Tous les paysans étaient en difficulté. Nos outils de production étaient devenus vieillissants et les faillites se sont multipliées. Progressivement, non, très rapidement une plaine agricole ultra-dynamique est devenue une immense friche avec des centaines d’hectares de serres abandonnées. »​

​Entretien avec Michel, ancien agriculteur à la retraite, Berre-l’Étang, août 2019.

»

Cette trajectoire ascendante puis déclinante qu’a suivie la plaine n’en fait pas un cas isolé. Les régions agricoles voisines au nord, du Comtat et de la basse vallée de la Durance, ont connu un engouement similaire dans l’après-guerre, puis un lent déclin à la fin du siècle dernier. Moins tournés vers des cultures hors-sols coûteuses et plus diversifiés (arboriculture et maraîchage), les petits producteurs-commerçants ont eux aussi souffert de la mise en concurrence des marchés européens et mondiaux. Ils ont cependant résisté en se repliant sur des unités de production familiales modestes et en reportant une partie des coûts de production sur une main d’œuvre étrangère précaire (Durbiano, 1997).

Aujourd’hui, aussi bien la plaine agricole de Berre que les campagnes du Comtat et de la Basse vallée de la Durance connaissent un phénomène d’enfrichement lié à cette déprise agricole. Cependant, depuis les années 2010, une partie des exploitations abandonnées sont remises en culture par d’anciens ouvriers agricoles marocains – ceux-là même qui ont connu une dégradation de leurs conditions de travail avec le déclin des exploitants provençaux. Ils voient dans l’aventure entrepreneuriale l’opportunité de sortie de leur condition salariale (Lascaux, 2019, 2021). Plus ou moins formelles et modestes, ces installations prennent place dans les ruines des anciennes serres des producteurs berrois, formant ainsi un nouveau front pionnier dans la plaine de Berre, tourné vers le plein champ et les cultures sous tunnels froids. Toutefois, l’installation de ces nouveaux acteurs, très controversés pour les pratiques informelles sur lesquelles ils s’appuient dans leur projet entrepreneurial (main d’œuvre en situation irrégulière, cultures non déclarées, etc.), n’inverse pas la tendance déclinante de l’agriculture provençale. La précarité dans laquelle les agriculteurs marocains cultivent illustre la crise que connaît l’agriculture productiviste. La difficulté qu’ont aujourd’hui les agriculteurs qui ont connu la période faste de la plaine de Berre à en parler témoigne de la souffrance qui touche une partie du monde agricole provençal.

serres abandonnées cultures dans une serre abandonnée
Document 6. À gauche : ruines de serre et carcasse de Renault 4, Berre- l’Étang. À droite : cultures de poivrons menées par un ancien ouvrier agricole marocain dans une serre délabrée, Berre-l’Étang. Clichés : Anne Lascaux, 2019.

Bibliographie

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : agriculture | climat méditerranéen | déprise agricole | espace productif | friche | huerta | rendement | résidentialisation | système de production agricole

 

 

Anne LASCAUX
Professeure certifiée d'histoire-géographie, doctorante en géographie, université Jean-Moulin Lyon 3

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :

Anne Lascaux, « La plaine agricole de Berre : essor et déclin d’un espace productif maraîcher français (années 1970-2020) », carte à la une de Géoconfluences, février 2022.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/plaine-maraichere-berre

Pour citer cet article :  

Anne Lascaux, « Carte à la une. La plaine agricole de Berre : essor et déclin d’un espace productif maraîcher français (années 1970-2020) », Géoconfluences, février 2022.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/plaine-maraichere-berre

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