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Carte à la une : Global Selfood. Ce qui nous nourrit, celles et ceux qui nous nourrissent

Publié le 29/01/2019
Auteur(s) : Jean-Benoît Bouron, agrégé de géographie, responsable éditorial de Géoconfluences - DGESCO, ENS de Lyon.
Julie Le Gall, Enseignante-chercheure en géographie – sciences sociales - Université de Lyon – ENS de Lyon
Avec la participation de : Thierry Boutonnier, Ophélie Gonzalès, Aurélie Rogé, Alexandra Pech, les élèves et les professeurs des établissements du Projet Marguerite dans les régions métropolitaines de Lyon, Paris et Buenos Aires.

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Cette image est une composition de « selfoods », autoportraits photographiques de petits déjeuners, déjeuners, dîners, pris par des collégiens et lycéens dans le cadre d’un projet de recherche-action. De prises de vues surplombantes et individuelles rappelant les natures mortes, les assiettes mises en mosaïque se transforment en un paysage global pour représenter la part de la population active agricole des États du monde. Qui se cache derrière nos assiettes ? Où les femmes et les hommes ont-ils gardé ou, au contraire, perdu le contact avec la terre ? Où l’activité agricole assure-t-elle encore la subsistance de la population ?

Bibliographie | citer cet article

Julie Le Gall et Jean-Benoît Bouron — Carte à la une : Global Selfood

 

Depuis 2008, la population urbaine a dépassé la population rurale. Il y a chaque jour de moins en moins de personnes qui produisent des aliments pour nourrir un nombre croissant de personnes qui ne produisent plus. Mais derrière nos assiettes de consommateurs se cachent encore des milliers d’agricultrices et d’agriculteurs qui sèment, plantent, arrosent, récoltent, vendent... puis des milliers de personnes qui transportent, transforment, commercialisent, distribuent…

À travers notre alimentation, nous sommes quotidiennement en relation avec l’agriculture et tous les métiers du champ à l’assiette. Agricultrices et agriculteurs familiaux contribuent à faire reculer la faim, garantissent notre sécurité alimentaire, préservent l’environnement. Dans de nombreux pays, les exploitations familiales représentent encore une source d’emploi majeure. Comment donner davantage de visibilité à celles et ceux qui nous nourrissent ? Comment (re)construire ce lien entre le champ et l’assiette ?

C’est la question que nous nous sommes posée pour réaliser cette image pour la Journée mondiale de l’alimentation 2018. Entre octobre et décembre 2018, elle a été exposée au sol en format 3 x 4 mètres à l’occasion de « la Saison de l’Alimentation » au Centre culturel des Sciences de Buenos Aires et affichée au format A0 dans les différents établissements scolaires qui avaient participé à la collecte de données pour la réaliser.

1. Des séries de selfoods à la carte : la construction d’une image artistique

Chacune des photographies qui composent la carte est un cliché pris par un adolescent français ou argentin. Appelé « selfood », ce dispositif a été imaginé par une chercheuse et une enseignante de SVT pour collecter des données sur les habitudes et les environnements alimentaires (Rosenkranz et Dzewaltowski, 2008 ; Larson et Story, 2009) des élèves en collège. Les tableaux où les adolescents notent quotidiennement leur repas et activités sont fastidieux à remplir ; à l’inverse la prise de photo s’avère légère, ludique et associée à une pratique quotidienne (les selfies). 

Pendant une semaine, l’adolescent prend une photo du repas de son choix (mais toujours le même) avec son téléphone portable. Une mascotte représente l’auteur du cliché et les personnes ayant mangé avec lui sont représentées par des fourchettes ou des cuillères. Un selfood, c’est donc : (une photo de tous les éléments de son repas + une ou plusieurs fourchettes ou cuillères + une mascotte) x 7 jours. Les séries hebdomadaires sont associées à un livret-questionnaire, pour connaître les modalités de la préparation des repas, les lieux de course, les émotions face aux plats.

Les séries, qui constituent la matière initiale du projet, commencent ensuite leur deuxième vie. Dans la lignée des travaux mobilisant la photo-élicitation (Bigando, 2013), les séries ont en effet vocation à être utilisées pour collecter des réactions auprès de différents publics et acteurs des terrains d’enquête. L’image présentée ici est ainsi le fruit des retours du collectif artistique COAL devant les selfoods des collégiens de Vaulx-en-Velin et Oullins (métropole de Lyon) en quatre étapes.

 
Quatre étapes pour une carte
 
  • Pour retravailler le matériau photographique, l’artiste Thierry Boutonnier imprime en A3 et colle au mur de son atelier les selfoods ; cela suscite par ricochet des réactions des chercheurs et des enseignants, qui décident alors de réaliser une exposition dans la commune du collège, Vaulx-en-Velin (mairie et bibliothèque).
  • La photo de cette exposition circule dans les terrains d’enquête de la chercheure et les réseaux d’enseignants, et suscite de nouvelles commandes, dont celle d’une œuvre pour la journée de l’alimentation 2018 dans le cadre d’une exposition de médiation scientifique à Buenos Aires.
  • S’engage alors une réflexion avec un cartographe et un graphiste pour construire un objet en deux dimensions à partir des photos initiales, qui sensibilise le public au rôle de l’agriculture familiale dans notre alimentation. Les selfoods, agencés suivant leurs couleurs, servent de trame à la construction d’un planisphère. À partir des données de la Banque Mondiale, les auteurs de la carte ont d’abord réalisé une carte statistique brute, sans habillage, représentant à l’échelle des États la part des agricultrices et des agriculteurs dans la population active totale.
  • Il reste à fusionner deux informations : l’information qualitative donnée par les selfoods et l’information quantitative donnée par la carte, pour aboutir à une carte artistique qui vise et à faire passer un message et à susciter des questions chez le spectateur.
 

La carte entend exprimer l’importance de l’agriculture familiale et du lien entre le champ et l’assiette, sans être trop illustrative.

Figure 1 : de la collecte de données sur les habitudes alimentaires au mur de selfoods exposé à la Bibliothèque de Vaulx-en-Velin

1a. La collecte de données sur les habitudes alimentaires : le livret de selfood

carnet de selfood

 

1b. Les séries photographiques : les selfoods de Framboise03, Collège Henri Barbusse, Vaulx-en-Velin, Métropole de Lyon, 2017-18.

série de selfoods
 

1c. Le premier « mur de selfoods », Bibliothèque de Vaulx-en-Velin, semaine du développement durable 2018

mur de selfoods
 
Figure 2 : Représenter le champ et l’assiette sur une surface, les options possibles

2a. Une carte statistiques brute avec les données de la Banque mondiale

Part des agricultrices et agriculteurs dans la population active dans le monde par état

2b. Privilégier les selfoods et laisser deviner la carte en filigrane ?

carte selfood

2c. Privilégier la carte mais avec une autre donnée ?

carte cercles de culture

2. Une œuvre carto-scientifico-artistico-pédagogique : l’image en débat

L’image présentée ici est donc le résultat de rencontres entre un artiste contemporain, des scientifiques, des professeurs, des collégiens et lycéens, en France et en Argentine. La réalisation de la carte a conduit à arbitrer entre les sensibilités de chacun des auteurs, sans que la posture scientifique ou artistique prenne le pas l’une sur l’autre. Pour autant, ces arbitrages devaient aboutir à positionner le résultat final entre trois curseurs, le curseur esthétique de la transmission d’une émotion, le curseur scientifique de la validité du message, le curseur didactique de la transmission et de la réception du message. Il s’agissait aussi d’assumer la dimension discursive de la carte et de l’image, lesquelles sont souvent présentées comme reflétant une, voire la réalité, alors qu’elles n’en sont que la représentation.

Les questionnements ont porté, par exemple, sur le choix de la représentation. Quelle donnée mobilise-t-on pour parler de l’agriculture familiale ? En l’absence de statistiques fiables, la part d’agriculteurs dans la population active est un indicateur indirect de ce phénomène, mais plus satisfaisant qu’une carte représentant la production vivrière, par exemple, car il permet de parler des acteurs à l’origine de nos aliments. Il en résulte une représentation cartographique approximative de l’agriculture familiale dans le monde. L’une des caractéristiques de l’agriculture familiale étant l’autoconsommation d’une partie de la production, une forte part de population agricole signifie une présence de cette agriculture. À l’inverse, dans les pays où ce type d’agriculture a pratiquement disparu, les agricultrices et agriculteurs représentent moins de 5 % des actifs. Logiquement, sur la carte, ces régions du monde (Europe, Amérique du Nord, Japon, Australie...) disparaissent aussi. L’outil de cartographie utilisé permet de choisir la projection et le centrage de la carte : fallait-il centrer sur les Amériques, puisque l’image était destinée à l’Argentine ? Dans ce pays du Cône Sud qui joue un rôle majeur dans la production agricole mondiale (l’Argentine est le 3e producteur mondial de soja) mais où l’Afrique est mal connue, centrer sur l’Afrique (et incidemment sur l’Europe) servait à montrer à quel point ce continent est au cœur de la question de l’agriculture familiale et de son devenir, et donc de notre alimentation future. La légende a aussi fait débat : fallait-il la donner et rendre didactique un propos qui devait aussi être artistique ? Sans légende, la carte laisse le lecteur face à ses questions. Avec la légende, la clé de lecture est donnée, mais les lignes sont suffisamment brouillées par la juxtaposition des photos pour obliger le spectateur à chercher la signification du code couleur. Exposer l’image dans un centre culturel scientifique où dominent les logiques de la médiation scientifique a amené les auteurs à trancher sur la plupart de ces questions. À quel public est destinée l’image ? La relation locuteur-récepteur est déterminante dans les choix de représentation, notamment cartographique.

Les questionnements ont aussi porté sur le support et la taille de l’image. Deux alternatives se sont présentées : une impression sur un mur tapissé sur une surface de 10 mètres carrés, pour un regard frontal du spectateur ; une impression sur une moquette de 8 mètres carrés sur laquelle le visiteur puisse marcher, pour un regard surplombant du spectateur et un contact direct avec les pieds. C’est la carte au sol qui a été retenue, mais les contraintes matérielles et financières ont transformé le tapis de 8 x 8 mètres en vinyle collé de 4 x 3 mètres (car l’impression sur moquette était impossible à réaliser à Buenos Aires). Ces débats ne sont pas une simple réponse aux contraintes matérielles : les choix transforment l’expérience du spectateur face à l’œuvre (regarder une assiette, ce n’est pas marcher dessus ; marcher pieds nus sur un tapis, ce n’est pas marcher en chaussures sur du vinyle) et donc transforment aussi les conditions de réception du message (n’est-ce pas  paradoxal de « piétiner » une carte des agriculteurs quand l’œuvre vise au contraire à revaloriser leur rôle ?).

Figure 3. Le devenir de la carte
La carte vue du 3e étage Les géants sur les assiettes Enfants et sets de table
À gauche et au centre : exposée dans le centre culturel des Sciences de Buenos Aires. À droite : distribuée aux élèves de l'école de Hurlingham.

D’autres sujets ont fait débat : la présence ou non des logos, rappelant la question de l’indépendance des chercheurs et des artistes ; le choix des couleurs ; la présence ou non du titre.

En eux-mêmes, ces débats constituent pour le chercheur un nouveau matériau d’analyse, au moins aussi intéressant que les selfoods. Car à travers la production de cette image, émergent non seulement les représentations des uns et des autres sur l’agriculture et l’alimentation, mais aussi les enjeux de la médiation scientifique.

Conclusion : des auto-portraits alimentaires ou une carte de l’agriculture familiale dans le monde ?

Les images confrontent aussi le spectateur à ses émotions. Les séries de selfoods ne sont pas de simples photos d’assiettes, mais mettent en scène un autoportrait des adolescents. Elles disent : « Nous sommes ce que nous mangeons ».

La réception par le public témoigne de réussites : questionner le rapport des consommateurs à l’agriculture mondiale à partir des régimes adolescents, réfléchir au rôle de l’alimentation sur la santé des jeunes et aux différences culturelles alimentaires d’un pays à l’autre, initier un dialogue entre enfants et parents sur le contenu des assiettes et la distance aux producteurs, mettre en évidence le poids de l’Afrique dans la production agricole globale.

Mais observer les pratiques de la carte au sol (au Centre culturel des Sciences) ou au mur (dans les classes) montre aussi des échecs : la carte est difficile à lire en raison de la superposition des photographies et des données statistiques, et le manque de connaissance du public des réalités géographiques de l’agriculture mondiale a laissé beaucoup de spectateurs dans l’incertitude, sans que les documents accompagnant l’exposition de l’œuvre ne suffisent à rétablir les faits.

Pour autant, le travail mené en amont et en aval par les équipes pédagogiques auprès des collégiens et lycéens a bien montré l’intérêt de prendre en compte l’agriculture dans la sensibilisation à l’alimentation. Cet angle est un levier efficace pour alerter sur la réduction du nombre d’agriculteurs et d’agricultrices, leurs conditions de travail, les crises agricoles. Un pas important qui participe d’une éducation à la citoyenneté et, plus largement, d’un questionnement sur la nécessaire transition de nos régimes alimentaires au sein des transitions inhérentes à l’Anthropocène.

 


Crédits et remerciements

Cette œuvre est le fruit de rencontres entre un artiste contemporain, des scientifiques, des professeurs, des collégiens et lycéens, associés à des partenaires institutionnels et associatifs, en collaboration avec un centre culturel. Qu’ils soient tous remerciés.

La carte proprement dite est un travail collectif et collaboratif réalisé par Thierry Boutonnier, Ophélie Gonzalès, Julie Le Gall, Aurélie Rogé, Alexandra Pech et Jean-Benoît Bouron, avec la participation des élèves et des professeurs des établissements du Projet Marguerite dans les régions métropolitaines de Lyon, Paris et Buenos Aires.

Les selfoods ont été collectés en 2017-18 dans les établissements scolaires suivants : En Argentine : Liceo franco-argentino Jean Mermoz, CABA (classe de CM2) – EESA Nº1, Hurlingham – Instituto Fahy, Moreno – ENS Nº1, CABA. En France : Collège Henri Barbusse, Vaulx-en-Velin, Métropole de Lyon - Collège La Clavelière, Oullins, Métropole de Lyon  - Collège Pierre de Ronsard, Mornant, Rhône – Collège Marcel Aymé, Dagneux, Ain - Lycée Maurice Ravel, Paris 20e.

Cette image a été réalisée avec le soutien de : COAL – Chaire UNESCO Alimentations du Monde – CIRAD – UMR MOISA – Préfecture Auvergne Rhône Alpes – Programme national pour l’Alimentation – Projet Marguerite – Université de Lyon – École urbaine de Lyon – Institut français de l’Éducation – ENS de Lyon – UMR EVS – CEMCA – Géoconfluences – Métropole de Lyon – Centro cultural de la Ciencia - Universidad Isalud – Veolia – Institut français d’Argentine – Ambassade de France en Argentine – Diálogo franco argentino.

Le Projet Marguerite est un réseau et un projet pédagogique qui sensibilise les adolescents à l’agriculture et l’alimentation durables et les fait imaginer des projets pour leurs territoires. Il se déploie actuellement sur une quinzaine d’établissements scolaires, implique près d’un millier d’élèves et une cinquantaine d’enseignants de différentes disciplines. 


Pour compléter

 

Jean-Benoît BOURON
Responsable éditorial de Géoconfluences, Dgesco et ENS de Lyon,

Julie LE GALL
Enseignante-chercheure, CNRS - Centro de estudios mexicanos y centro-americanos (USR3337 Amérique latine – CEMCA), Mexico, Université de Lyon

 

Pour citer cet article :

Jean-Benoît Bouron et Julie Le Gall, « Global Selfood. Ce qui nous nourrit, celles et ceux qui nous nourrissent », carte à la une de Géoconfluences, janvier 2019.
URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/global-selfood

 

Pour citer cet article :  

Jean-Benoît Bouron, Julie Le Gall et Avec la participation de : Thierry Boutonnier, Ophélie Gonzalès, Aurélie Rogé, Alexandra Pech, les élèves et les professeurs des établissements du Projet Marguerite dans les régions métropolitaines de Lyon, Paris et Buenos Aires., « Carte à la une : Global Selfood. Ce qui nous nourrit, celles et ceux qui nous nourrissent », Géoconfluences, janvier 2019.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/global-selfood

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