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Carte à la une : les portes de Lyon Part-Dieu

Publié le 23/02/2016
Auteur(s) : Xavier Bernier, Maître de Conférences HDR - Université Savoie Mont-Blanc
Camille Girault, Agrégé et doctorant en géographie - Laboratoire EDYTEM UMR 5204 CNRS-Université de Savoie
Estelle Ployon, Ingénieur d’études CNRS - Laboratoire EDYTEM UMR 5204 CNRS-Université Savoie Mont-Blanc

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Comment cartographier les portes d’un espace mobile et multidimensionnel ? Parce qu’il revendique plus que jamais le statut de porte métropolitaine à travers une opération d’aménagement d’envergure en cours, le pôle d’échanges de Lyon Part-Dieu est un terrain d’observation pertinent pour une expérience cartographique inédite. Il s’agit de représenter les portes comme lieu et instant de transaction entre espaces. Une porte est donc ici bien plus qu’un dispositif matériel tel qu’entendu dans le sens commun. C’est un ensemble d’actes et de pratiques qui permettent aux individus de traverser l’espace. L’existence des portes est de fait assujettie à un traitement social du mouvement. Le défi consiste à les mettre en carte.

Bibliographie | citer cet article

Pourquoi une réinvention de la carte ?

Proposer un nouveau langage cartographique apparaît très vite nécessaire pour qui veut appréhender les portes au-delà du simple dispositif matériel dans un plan euclidien. Quantité de documents cartographiques [1] construits dans le support analogique de l’étendue existent pour renseigner sur des repères et des artefacts auxquels l’aménageur et l’architecte ont attribué des fonctions de portes pour l’usager (plusieurs peuvent être identifiés sur la mosaïque de photos ci-dessous). Les dictionnaires usuels définissent d’ailleurs ces équipements comme des ouvertures dans des plans verticaux permettant la communication entre un espace et son extérieur. L’étymologie du mot porte révèle pourtant des réalités plus complexes. Ses racines indo-européennes ont leurs représentations en latin ou en grec ; elles renseignent bien sur les multiples dimensions concernées, de port à porche, d’ouverture à barrière ou obstacle, de seuil, d’appui ou de passage. Notre hypothèse est que la porte se manifeste comme une procédure singulière d’ouverture et de passage, une mise en relation organisée à travers une programmation du mouvement, son actualisation puis sa validation après coup. Les observables autour du pôle d’échanges de La Part-Dieu nous ont servi de matériel pour étudier une phénoménologie de la présence et des rencontres dans cet espace habité et l’éprouver au prisme des portes.
De quoi les portes sont-elles donc le nom ? Nous proposons de les envisager comme des instances spatiales. L’ambition consiste bien à donner une matérialité graphique à une chose par son propre fait, en dehors de tout référentiel externe. Elle conduit à envisager un rendu visualisable fondé sur une géométrisation dynamique. Le cube est sa figure élémentaire et les grammaires d’angles qui l’accompagnent ont aussi une dimension symbolique propre à exprimer la philosophie de l’Ouvert de Maldiney (2012). Ce nouveau cadre de représentation est en quelque sorte sa propre étendue, c’est-à-dire sans analogie à un support externe. En ce sens, il s’agit bien de représenter un fait social sans les médiations ordinaires en géographie. Ce n’est aucunement un modèle, un schéma ou un croquis. Tous les attributs d’une carte sont conservés. Alors que les portes sont le thème, le cube est à envisager comme un fond de carte. Son orientation est interne et les rapports d’échelle se traduisent dans les emboîtements géométriques. Les angles font langage et servent de supports sémiologiques. Le projet consiste à appréhender les mouvements dans le champ de l’habiter pour cartographier autrement les portes. Elles sont à la fois l’opérateur et le résultat d’une façon singulière de faire avec l’espace. C’est une entrée possible pour appréhender l’urbanité.

Les structures élémentaires de la carte-cube : le fond de carte

 

Rendre compte de réalités instables par des constructions géométriques et dynamiques

Dès lors, ces choix épistémologiques privilégiant les métriques internes [2] ont imposé des partis pris techniques. Le postulat est que tout mouvement peut être appréhendé par une combinaison d’aspects éthiques et esthétiques projetée par l’individu. Chaque usager du pôle d’échanges de Lyon Part-Dieu, consciemment ou inconsciemment, traite ainsi le mouvement en fonction de ce qu’il veut, peut ou doit faire (aspects éthiques), mais aussi selon son savoir-faire, son savoir-être et ce qu’il veut faire savoir (aspects esthétiques).  Ils sont renseignés par les six faces du cube. Sur le cube initial, une première polarité définie par trois faces (en orange sur la carte) sert à qualifier les grandes dimensions de l’esthétique de l’instance spatiale, c’est-à-dire la façon de faire porte. Selon le même principe, une autre renseigne les aspects éthiques (en violet) et les formes de régulation qui lui sont liées. Pour que la porte soit vraiment envisagée du point de vue interne, elle est représentée en 3D selon trois axes assimilables à un repère orthonormé. Depuis le point central du cube, la dilatation et la contraction le long des trois axes produit des polyèdres. À partir de là, cartographier les portes revient à la construction d’« entités polyédriques », qui sont plus qu’un clin d’œil à la conception de l’espace de M. Lussault [3]. Le résultat s’exprime à travers une combinaison infinie de polyèdres. L’intensité et la répartition de leur développement produisent des formes qui expriment des situations plus ou moins sophistiquées.

Carte animée de la production des portes : dilatation et contraction des entités polyédriques

Replacée à une autre échelle, la répartition des portes renseigne sur le traverser de l’espace [4]. L’utilisation d’outils numériques de production 3D et animée permet de choisir le sens de lecture de la carte. Mieux encore, la mise en vidéo de la carte permet de montrer les dynamiques de dilatation et de contraction [5]. Elles sont fondamentales pour saisir l’instanciation et l’actualisation des portes. L’utilisation illustrative de timelapses [6] permet aussi une captation visuelle de ce processus d’accélération, accélération qui ne doit pas être comprise comme une simple augmentation de la vitesse mais comme la manifestation de la porte. Le pôle d’échanges de Lyon Part-Dieu sert d’espace atelier pour cet exercice cartographique.

Cartographier à une autre échelle : les portes dans le traverser de l’espace

 

Quelques pistes de lecture de carte pour le pôle d’échanges de Lyon Part-Dieu

Compte tenu de toutes ces précisions, les photos retenues montrent des instants de portes, des moments dans l’espace du pôle d’échanges. Elles ne visent donc pas à typologiser et à classer des portes. Elles illustrent des spatialités et des expériences de Lyon Part-Dieu. Ce sont en cela des moments dans lesquels l’instanciation n’est pas systématique.

Mosaïque de moments au pôle d’échanges de Lyon Part-Dieu
    
   
    

   

Clichés : © X. Bernier, C. Girault, 2015.
Cliquer sur chaque image pour l'agrandir.

Une appréciation rapide pourrait permettre de diagnostiquer certains dysfonctionnements dans l’aménagement, avec notamment des portes matérielles non validées par les pratiques de l’espace. Chaque instant peut faire porte, mais tous les instants n’en font pas.
Telle issue de dégagement vers le parc de véhicules locatifs n’a ainsi que peu de valeur dans la quotidienneté urbaine. Tel sas assigné au statut de coin fumeur ne saurait revendiquer une instance spatiale tant il apparaît davantage comme une marge de la gare. La « porte Rhône » côté place Béraudier n’est d’évidence pas le dispositif automatique marquant l’entrée du bâtiment gare, mais la place elle-même, où nombre d’actes et de pratiques donnent corps à l’instance spatiale. Patienter en gare, devant les panneaux horaires ou sur les banquettes de l’espace d’attente, c’est clairement avoir instancié une porte et attendre son actualisation. Là où côté « porte Alpes », les usagers réguliers du pôle d’échanges ont déjà passé leurs portes à l’extérieur de la gare, les acheteurs de titres de transports, bien qu’opérant sur des bornes à l’intérieur du bâtiment, n’ont pas encore vraiment engagé leur transaction spatiale. Dans le même ordre d’idées, le voyageur, sur le quai, puis embarquant en gare de Chambéry Challes-les-Eaux, n’a-t-il pas déjà validé les portes de Lyon Part-Dieu quand il a conçu et instancié son passage ? Arrivé au pôle d’échanges, il ne sollicitera pas sa réflexion mais son réflexe. Qu'il ait projeté une correspondance avec un autre train ou bien prévu des activités dans le quartier lyonnais, le voyageur ne verra dans le pôle d’échanges qu'un diffuseur [7]. Pour un individu qui se rendrait par exemple au centre commercial de la Part Dieu, ce sont d’autres portes qui entreraient alors en jeu.

Les pratiques urbaines combinent des intentionnalités et de la sérendipité, de la rationalité et de la divagation, de la volonté et de l’intuition. Traverser le pôle d’échanges et son quartier, c’est bien composer avec des rencontres, anticipées ou fortuites. Cette composition peut faire porte à tout moment. La porte n’est donc en aucun cas une métaphore. Le sens du mouvement  (Berthoz, 2013) ne relève pas de la seule physiologie projective et coordonnée liée au déplacement du corps dans un parcours. L’éducation sociale et les habitudes individuelles participent d’une cognition de l’espace et c’est bien l’assemblage des portes qui donne une cohérence aux spatialités de chacun. Quand la carte est mise à une autre échelle, cette cohérence transparaît par la répartition des polyèdres (voir document : "Cartographier à une autre échelle : les portes dans le traverser de l'espace"). Les façons d’inférer pour agir de manière optimale dans l’espace s’expriment ainsi à travers des pratiques sociales. L’outil timelapse permet de jouer avec les vitesses pour déchiffrer les rythmes associés à certains observables.

Trois timelapses, une multitude de portes

© X. Bernier, C. Girault, 2015.

Celui réalisé dans le hall d’entrée de la gare (timelapse 1), au milieu des mouvements de foule, devant les tableaux horaires, permet ainsi de discriminer des situations liées à différents états de la procédure d’ouverture. Alors que l’opérateur SNCF met à disposition des équipements et un agent pour l’information des usagers, nombre d’entre eux les ignorent et se contentent de passer. D’autres changent manifestement de rythmes et de comportements pour actualiser leurs portes, quand certains n’en sont qu’à l’étape d’instanciation. Les deux autres timelapses enregistrés à l’extérieur du bâtiment expriment des formes de validation sociale différentes. Les escalators (timelapse 2) apparaissent essentiellement comme des couloirs de passage vers le métro, avec une translation [8] plus qu’une transaction spatiale. Pris au ras du sol, l’autre timelapse (3) visualise plus sûrement des portes. Des rythmes et des pulsations différenciées se superposent. Différentes portes peuvent être cartographiées ici avec des configurations privilégiant une dystrophie où l’emportent des dimensions esthétiques ou éthiques. À quelques mètres des portes automatiques se déploient des comportements divers, et parmi les individus qui stationnent, tous n’actionnent pas des portes. L’homme à la veste jaune et au couvre-chef blanc semble se rassembler pour envisager une transaction spatiale. Au même moment, une jeune femme en blanc paraît dans un entre-deux, hésitant entre plusieurs mises en relation. Pour ceux qui passent, l’ouverture est telle que la porte disparait comme telle : la carte correspondante est un cube dilaté à son maximum.

Conclusion

La cartographie des portes de Lyon Part-Dieu nous permet bien de représenter les interspatialités. Elle montre que ce n’est plus tant la gare qui structure le nœud urbain, mais la ville qui impose des portes à la gare. Dans un retournement du parvis, le pôle d’échanges englobe la gare. C’est bien ainsi qu’il faut lire le projet d’aménagement en cours. Depuis 1957 et l’acquisition des terrains militaires pour la construction de logements et d’équipements, le quartier a muté à plusieurs reprises avec des tournants liés à l’inauguration de la tour du Crédit lyonnais (1977), de la gare (1983) ou du tramway (1998)… Plus encore que « la porte d’entrée et l’espace de redistribution de tous les flux de circulation de la métropole lyonnaise » (revendication proclamée sur des panneaux place Béraudier), la Part-Dieu vise plus que jamais l’absorption de la gare dans un quartier cohérent à l’échelle d’une métropole aux ambitions européennes. Elle lui impose ses portes. La carte que nous construisons des portes de Lyon Part-Dieu suggère donc de changer nos perspectives et nos représentations de l’espace urbain [9]. « L’expérience de la métropole » proposée par l’artiste Philippe Ramette [10] l'illustre aussi, elle qui « invite à modifier notre point de vue sur l’endroit où nous vivons et travaillons ». L’homme représenté par l’artiste sur la photo géante (voir document : « Mosaïque de moments au pôle d’échanges de Lyon Part-Dieu ») est en effet l’axe autour duquel bascule le quartier de la Part-Dieu.
 


Notes

[1] Tels que les plans-masses du bâtiment ou du quartier, la cartographie de déplacement et sa déclinaison de balisage… Les photos de la mosaïque de moments rendent compte de certains de ces dispositifs qui ambitionnent et affichent des fonctionnalités d’ouverture et de fermeture.

[2] Dans le cas présent, les métriques internes se rapportent au fait lui-même et à l’accomplissement du mouvement. Elles permettent d’appréhender l’épaisseur instantanée de l’espace du point de vue de l’individu.

[3] Lussault M., 2000, « Action(s) ! », In Lévy J., Lussault M. (dir.), 2000, Logiques de l'espace, esprit des Lieux : géographies à Cerisy, Belin, pp. 11-36.

[4] Bernier X., 2013, «Traverser l’espace », Espacestemps.net

[5] Le logiciel utilisé est 3DS Max (Autodesk 2016).

[6] Un timelapse est une technique d’animation vidéo fondée sur une série de prises de vue dans un même cadre et à des intervalles réguliers plus ou moins longs. La restitution donne un effet d’accélération des mouvements observés.

[7] On appelle diffuseur un dispositif permettant de séparer et de diffuser des flux.

[8] Une translation est un transfert dans l'étendue, un déplacement qui n'est pas forcément synonyme de passage d'un espace à un autre.

[9] Ce travail est le prélude à l’édition d’un webdocumentaire intitulé « De porte à portes ». Il intégrera toute une cartographie et des reportages dans des contextes variés, expliqués et commentés par de nombreux chercheurs.

[10] Sur la place Béraudier, une photographie géante et monumentale, visible sur l'image 2 de la mosaïque de moments, le montre en position debout dans un paysage renversé où le « crayon » de la Part-Dieu apparaît à l’horizontale. Voir le reportage sur l'oeuvre de Philippe Ramette sur YouTube.


Ressources complémentaires :

  • Allemand S., Ascher F., Lévy J. (dir.), 2005, Les sens du mouvement : modernité et mobilités dans les sociétés urbaines contemporaines, Belin, 336 p.
  • Bertoz A., 2013, Le sens du mouvement, Odile Jacob, 348 p.
  • Dibie P., 2012, Ethnologie de la porte, des passages et des seuils, Métaillé, 422 p.
  • Kaufmann V., 2008, Les paradoxes de la mobilité. Bouger, s’enraciner, PPUR, 115 p.
  • Lévy J., 1999, Le tournant géographique. Penser l’espace pour lire le monde, Belin, 400 p.
  • Lévy J., 2004, « Essences du mouvement », In Allemand S., Ascher F., Lévy J. (dir.), Les sens du mouvement. Belin, p. 298-307.
  • Lévy J., 2013, « Carte », in Lévy J., Lussault M. (dir.), 2013, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Belin, pp 150-156
  • Lussault M., 2000, « Action(s) ! », in Lévy J., Lussault M. (dir.), 2000, Logiques de l'espace, esprit des Lieux : géographies à Cerisy, Belin, pp. 11-36
  • Maldiney H., 2012, Regard. Parole. Espace, Edition du Cerf, 404 p.
  • Retaillé D., 2005, « L’espace mobile ». in Antheaume B., Giraut F. (éd.), Le territoire est mort : vive les territoires !, IRD, pp. 175-201.
  • Van Gennep A., 1906 (Rééd. 2011), Les rites de passage, Editions Picard, 316 p. La version numérique dans la collection 'Les classiques' de l'Université du Québec à Chicoutimi.


et dans Géoconfluences, retrouver le quartier de la Part-Dieu dans l'"Image à la une :  La ville ordinaire : le laboratoire lyonnais de la rive gauche du Rhône" d'Anne-Sophie Clémençon, 2015.

 

Xavier BERNIER, Maître de Conférences HDR, xavier.bernier@univ-smb.fr
Laboratoire EDYTEM UMR 5204 CNRS-Université Savoie Mont-Blanc,
Camille GIRAULT, Agrégé et doctorant en géographie, camille.girault@univ-smb.fr
Laboratoire EDYTEM UMR 5204 CNRS-Université Savoie Mont-Blanc,
Estelle PLOYON, Ingénieur d’études CNRS, estelle.ployon@univ-smb.fr
Laboratoire EDYTEM UMR 5204 CNRS-Université Savoie Mont-Blanc,

Cet article a bénéficié de la relecture critique de Kevin Sutton, maître de conférences à l’Université de Grenoble Alpes - UPMF, UMR PACTE

 

Pour citer cet article :
Xavier Bernier, Camille Girault et Estelle Ployon, « Carte à la une : les portes de Lyon Part-Dieu », Géoconfluences, février 2016.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/carte-a-la-une-les-portes-de-lyon-part-dieu

 

Pour citer cet article :  

Xavier Bernier, Camille Girault et Estelle Ployon, « Carte à la une : les portes de Lyon Part-Dieu », Géoconfluences, février 2016.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/carte-a-la-une-les-portes-de-lyon-part-dieu

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