Carte à la une : la carte mentale par le jeu pour comprendre l’espace vécu par des adolescents
Sandrine Depeau, chargée de recherches en psychologie environnementale - UMR 6590 ESO « Espaces et Société », Université Rennes 2
Jeu de reconstruction spatiale de Tania
Cette carte mentale réalisée grâce à l’aide du jeu de reconstruction spatiale (JRS) représente l’espace fréquenté régulièrement par Tania [1], une adolescente placée dans un foyer du département du Rhône dans le cadre d’une enquête réalisée auprès de 45 adolescents [2].
Une méthode adaptée à l’analyse du rapport à l’espace d’adolescents en situation de placement
Les Maisons d’Enfants à Caractère Social (MECS) appelés aussi « foyers » sont habilités par la Protection Judiciaire de la Jeunesse et/ou l’Aide Sociale à l’Enfance pour accueillir et accompagner des mineurs et jeunes majeurs dans le cadre d’une mesure de placement. Celle-ci introduit donc un nouvel espace de vie pour les adolescents concernés mais n’implique pas toujours une rupture totale avec le domicile familial et n'exclut pas la fréquentation d'autres lieux. Selon les situations, une ou plusieurs nuits peuvent être passées au domicile familial, à l’occasion du week-end par exemple. Partant du constat d’une prise en charge sociale à la dimension spatiale importante, l’analyse des représentations spatiales des adolescents interroge leur construction du rapport au territoire dans une situation de mobilité entre plusieurs espaces de vie.
Le JRS ou jeu de reconstruction spatiale est un jeu de plateau développé par Thierry Ramadier (Ramadier & Bronner, 2006) qui se prête bien aux enquêtes auprès d’enfants et d'adolescents (Ramadier & Depeau, 2010). En effet, le recours à la « reconstruction » par le jeu à partir d’éléments permet de dépasser les biais liés aux compétences graphomotrices des enquêtés et aux compétences dans la manipulation des échelles spatiales. En outre, l’aspect ludique et la simplicité de la consigne du JRS facilitent certainement l’accord des adolescents et des encadrants pour l’entretien, présenté par l’intermédiaire du jeu.
Ici, le JRS est employé pour recueillir les représentations d’un territoire qui n’est pas prédéfini par l’enquêteur. Dans ce but, une question volontairement large est posée aux enquêtés : « Á l’aide de ce plateau, peux-tu me montrer les endroits où tu vas souvent ? ». Pour y répondre, les enquêtés disposent d’un plateau et de différents éléments (représentés ci-dessous) qui sont numérotés au fur et à mesure qu’ils sont placés sur le plateau et identifiés à partir du discours produit par l’enquêté.
Éléments du JRS
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Le discours associé au JRS de Tania
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Entre foyer et domicile familial : la construction d’un territoire familier pour les adolescents placés
La carte mentale réalisée avec le JRS fait ensuite l’objet d'analyses. Dans un premier temps, on observe quels sont les lieux et territoires représentés par les adolescents et à quelle sphère ils appartiennent (familiale, institutionnelle ou autre). Par exemple, ici, l’adolescente a représenté à la fois le foyer où elle est placée et le domicile familial. Alors que le foyer est placé en début de jeu et intégré à ce que l’adolescente désigne comme « une journée typique » [3], le domicile familial est représenté plus tardivement. L’enquêtée remarque elle-même cette lacune dans la carte mentale lorsqu’elle dit : « J’ai pas dit que j’allais chez moi », avant d’ajouter cet élément en n°18. Le domicile familial, bien que décrit de façon égocentrée (« chez moi »), est un lieu fréquenté et non pas l’origine des déplacements quotidiens. La complexité de la situation résidentielle de l’adolescente apparaît ainsi dans la représentation. |
Jeu de reconstruction spatiale de DorianÀ la différence du JRS de Tania, celui de Dorian correspond à une structure de type « cheminement multiple en réseau » qui signe une moindre familiarité avec l'espace. L'explication tient au plus jeune âge de l’adolescent (14 ans) et aussi au fait que le territoire représenté est seulement celui du foyer et correspond donc à un espace de vie relativement récent. |
De la représentation aux pratiques
Tous les lieux n’ont pas le même statut dans la représentation. Dans la carte mentale présentée, certains éléments représentent un lieu spécifique : c'est le cas du parc correspondant au n° 14, identifié par la toponymie officielle. Le choix de ce lieu s’accompagne d’une description assez précise, notamment de la vue qu’il offre. Ce parc est en outre le support de pratiques multiples, liées notamment à ses caractéristiques physiques, comme le rappelle ici Tania : « Y a un petit parc aussi vers le lycée qui s’appelle [nom du parc] et je le trouve trop stylé et on voit toute la vue de Lyon. Et ça des fois j’y vais avec des potes. Il est pas très grand mais il est super bien pour regarder la vue, pour se poser, pour manger, pour parler […] ».
Alors que les éléments proposés par le jeu pour représenter les lieux contraignent les possibilités de représentation, le discours qui l’accompagne révèle la diversité des significations associées aux lieux. Ainsi, l'élément n°11 placé par Tania représente une pratique (« la fête ») plutôt qu’un lieu. Elle précise en posant l’élément que celui-ci correspond à différents lieux, dont le dénominateur commun est la pratique qui s’y déroule, et en particulier le fait d’y retrouver ses pairs. Cet usage métonymique des éléments du JRS introduit des difficultés pour l’analyse spatiale des cartes mentales mais approfondit la connaissance du rapport à l’espace des adolescents.
Conclusion
Les cartes mentales réalisées avec le JRS révèlent différents aspects du rapport à l’espace des adolescents. Si le contenu et la structure de la carte permettent de caractériser différents types de rapports à l’espace, le recours à la carte mentale et à l’intermédiaire du jeu informe plus généralement sur les pratiques adolescentes. En laissant une grande liberté dans le choix de l’espace à représenter, le recueil de cartes mentales avec le JRS devient un support d’entretien qui entraîne une posture des adolescents plus réflexive sur ses pratiques. Il contribue également à une analyse plus conceptuelle des lieux et de leur représentation. Terminant son JRS, Tania remarque par exemple : « Voilà, je vais souvent où aussi ? J’ai dit cinéma… Je vais souvent sur Facebook [rire]». Mettant en parallèle un réseau social virtuel et un lieu culturel physique, l’enquêtée interroge alors la nature même de l’espace et de ses pratiques.
L'intérêt du JRS, mis en évidence ici dans le cadre d’une recherche en géographie, permet d’envisager des usages plus opérationnels d’un outil qui pourrait notamment être utilisé par les acteurs intervenant auprès d’enfants et d’adolescents, par exemple dans le cadre de diagnostics en vue de futurs aménagements urbains ou comme support pédagogique pour aborder les représentations de l’espace en contexte scolaire.
Notes
[1] Les prénoms ont été modifiés.
Ressources complémentaires :
Ressources bibliographiques :
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Depeau S, 2003, L'enfant en ville : autonomie de déplacement et accessibilité environnementale, Doctorat de psychologie sociale et environnementale, Paris, René Descartes, Paris 5.
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Depeau, S., Ramadier, T. (dir.,), 2011, Se déplacer pour se situer : Places en jeu, enjeux de classes, Presses Universitaires de Rennes, Collection Géographie sociale, 193 p. Introduction (en .pdf).
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Lynch K., 1998, L’image de la cité, Paris, Dunod, (éd. originale 1960), 221 p.
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Ramadier T, Bronner A-C, 2006, « Knowledge of the environment and spatial cognition: JRS as a technique for improving comparisons between social groups », Environment and Planning B: Planning and Design, 33(2), pp. 285-299.
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Ramadier T., Depeau S., 2010, « Approche méthodologique (JRS) et développementale de la représentation de l’espace urbain quotidien de l’enfant », in I. Danic O., David S., Depeau S. (dir.), Les enfants et les jeunes dans les espaces quotidiens, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, pp. 61-74.
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Shemyakin F. N, 1962, « General problems of orientation in space and space representations », in Ananyev B. G. et al. (dir.), Psychological Science in the USSR, 1, Report 62, pp.186-255.
Ressources webographiques :
- Sciences Ouest, Dossier : Le Jeu. Pour se représenter l'espace, janvier 2014, n°316. Un entretien avec Sandrine Depeau.
Fleur GUY,
doctorante en géographie
ENS Lyon / Université de Lyon, Environnement Ville Société, UMR 5600
Sandrine DEPEAU,
chargée de recherches en psychologie environnementale
Université Rennes 2, UMR 6590 ESO Espaces et SOciétés
Pour citer cet article :
Guy, Fleur, et Depeau, Sandrine, 2014, « Carte à la une : la carte mentale par le jeu pour comprendre l’espace vécu par des adolescents », Géoconfluences, mis en ligne le 1er décembre 2014 |
Pour citer cet article :
Fleur Guy et Sandrine Depeau, « Carte à la une : la carte mentale par le jeu pour comprendre l’espace vécu par des adolescents », Géoconfluences, décembre 2014.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/carte-a-la-une-jrs