Carte à la une : la naissance du plan de ville, Rome par Bufalini (1551)
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La carte de Leonardo Bufalini : Roma, xylographie, 1551, 130×135 cm.Ici reprise en 1561 par Antonio Trevesi (aucun exemplaire de l’impression originelle n’est parvenu jusqu’à nous). Nolli l’a également reprise en 1748, un exemplaire est présent à la Bibliothèque municipale de Lyon (Rés 24600 ou 7007). Source de cette version : http://www3.iath.virginia.edu/waters/bufalini/bufalini_00.html |
Le plan de Rome réalisé en 1551 par l’ingénieur militaire Leonardo Bufalini nous semble familier. Lors de sa réalisation, son usage différait pourtant sensiblement de ce que l’on peut s’imaginer aujourd’hui. Avant que les systèmes GPS et les TIC ne bouleversent notre rapport à l’espace, un long processus avait conduit cartes et plans à s’affirmer comme principaux médiateurs de l’espace, métamorphosant notre façon de l’appréhender. Comme l’illustrent quelques exemples chez Aristophane ou Eco((Dans la pièce Les Nuées, un paysan introduit dans la maison de Socrate ne comprend pas ce qui semble être une carte ; Umberto Eco pastiche la nouvelle de Jorge Luis Borges « De la rigueur de la science » dans « De l’impossibilité d’établir une carte de l’Empire à l’échelle 1:1 », in Comment voyager avec un saumon ? : dans les deux cas, une carte aspirant à la plus grande proximité avec le réel possible est évoquée. Or, pour accroitre la précision de la carte ainsi que sa conformité à l’espace représenté, il faut faire en sorte que ses figurés ressemblent aux objets qu’ils symbolisent, et aient une taille similaire, et ainsi, de fil en aiguille, la carte finit par devenir l’objet qu’elle était censée montrer. Le paradoxe qui est exposé dans ces deux nouvelles est le suivant : aucun outil ne permet de rendre compte exactement d’une réalité distincte de lui-même. Par conséquent, toute représentation graphique de l’espace n’apparaît pas comme une chose innée, mais comme nécessitant un déchiffrage.)), la représentation graphique de l’espace n’apparaît pas comme une donnée naturelle, mais bien comme une construction subjective. Fondée sur un langage graphique organisé par des conventions (figurés, symboles graphiques, échelle, orientation…) elle ne peut donc jamais être parfaitement fidèle à l’objet représenté puisque toute représentation induit une adaptation et une interprétation. Comment, à partir du XVIIIème siècle, le plan de ville en vue verticale l’emporte-t-il sur les autres types de représentations ?
La vue de ville, une émanation très populaire de la culture imprimée
En 1551, les vues obliques ou à vol d’oiseau((Vues du dessus en perspective cavalière – c’est-à-dire où la direction de la projection n’est pas perpendiculaire au plan et où l’angle de la fuyante est compris entre 30° et 45°. La proportionnalité des distances ainsi que les angles sont conservés pour ce qui est vu de face, mais l’idée de profondeur ou d’éloignement qui seraient perçue dans le réel y disparait. L’utilisation, à sa place, d’un « angle de fuite » en lieu et place d’un point de fuite permet de conserver les droites parallèles entre elles au lieu de les faire converger comme un œil les percevrait. Le rétrécissement des objets en fonction de leur éloignement est également perdu.)) constituent l’immense majorité((On peut notamment s’appuyer sur le recensement effectuer par Jean-Marc Besse et Pascal Dubourg-Glatigny, « Cartographier Rome au XVIe siècle (1544-1599), Décrire et reconstituer », Publication de l’École Française de Rome, 2009, p.369–414.)) des représentations picturales de villes : aussi un plan fait-il figure d’exception. Des plans en vue verticale sont rendus possibles depuis le milieu du XVème siècle par le développement de la géométrie((Par exemple le plan d’Imola de Léonard de Vinci, 1502.)). Pourtant, au XVIème siècle, les nouvelles possibilités techniques offertes par la maîtrise de la projection orthogonale et par l’imprimerie restent presque exclusivement mobilisées pour produire des vues obliques. Ces images, qui peuvent être désignées par toute une nébuleuse de termes, connaissent un grand succès populaire, révélateur des attentes du public. La perspective cavalière, en donnant l’illusion de surplomber, de dominer la ville depuis le ciel, et en en restituant de façon factice les volumes, rend les cartes agréables à l’œil. Elles apparaissent comme un théâtre, un spectacle (Boutier, 2017). Le plan de Bufalini répond à cette demande vive de représentations urbaines, mais sans céder à la mode des vues en perspective cavalière. Ici, l’emploi d’une vue verticale répond donc à d’autres fonctions. |
Jacob Bos, Urbis Romae Descritpio, estampe, 1555, 52x86 cm. [sur Gallica] |
Représenter Rome à la Renaissance : concilier symbolique et réalisme
Au XVIème siècle, la carte est principalement un objet de décoration, une pièce de collection ou un attribut de pouvoir. C’est à ces deux finalités que renvoie le plan de Bufalini, tout comme les vues à vol d’oiseau qui lui sont contemporaines. À l’époque médiévale on suggérait la ville – qui apparaissait hors de portée des mots – par quelques symboles (Zumthor, 1993), tandis qu’à la Renaissance l’artiste commence à faire ressortir la singularité de chaque cité. Cette représentation véhicule aussi une image fantasmée de la ville éternelle en faisant le lien entre ces deux tendances : sous des dehors réalistes, elle montre les rues élargies, le perfectionnement des proportions des édifices, et la cohabitation des deux âges d’or que représentent l’Antiquité et la période baroque incarnée par les grands travaux entrepris par les papes, notamment vis-à-vis de la basilique Saint-Pierre. La vue du dessus adoptée par Bufalini lui permet de rendre simultanément l’imago de la ville antique et la descriptio de la ville moderne : synthèse originale dans la mesure où l’on préfère plutôt, à cette époque, mettre en regard ces deux représentations. En cela, elle réalise une synthèse de la majesté de la ville plus pertinente que la mise en regard des deux images. |
Wilhelm Pleydenwurff (?-1494) et son beau-père Michael Wohlgemuth, extrait du Liber Chronicarum, xylographie, 1493, 23x54 cm. [sur Gallica]. |
Des choix subjectifs et révélateurs d’une perception de l’espace urbain
Cependant, cette réalisation graphique n’a pas la précision ni la fiabilité que l’on pourrait lui attribuer de visu. Le travail de Pirro Ligorio est par exemple bien meilleur dans son rendu des monuments antiques car cet architecte et peintre a fondé son travail sur la proto-archéologie, mais aussi sur la numismatique et les textes anciens (Maier, 2015). Les productions du XVIIIème siècle (ci-contre) se distinguent de celles de la Renaissance par une recherche accrue de scientificité et de proximité avec le réel. Le recours à des relevés et à des travaux géométriques devient systématique, et la forme du plan triomphe : la finalité est toujours la même – faire montre d’une prouesse technique – mais on est passé d’un objet à vocation purement esthétique à un objet qui peut potentiellement avoir une utilisation pratique. Cette dernière n’est certes pas encore mobilisée chez Bufalini (Ballon et Friedman, 2011), mais elle est désormais envisageable.
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Giambattista Nolli, La Nuova Topografia di Roma, eau-forte, 1748, 176x208 cm. Voir en plus grand / Voir chaque feuille en plus grand dans Wikimedia Commons / Parcourir dans le Nolli Map Engine. |
Conclusion
À Rome, le plan de Bufalini témoigne des premières expérimentations de ce type de production qui connaîtra son apogée à partir du XVIIIème siècle. Si le plan a finalement triomphé dans le domaine de la représentation de l'espace urbain, confinant les vues de ville à des usages ludiques et promotionnels, ce sont ces dernières qui ont initié la première diffusion de descriptions visuelles de l'espace s'appuyant sur la géométrie auprès du grand public.
D'autres œuvres à voir
- Antoine Dosi et Sébastien Regibus Clodiensis, estampe, Roma, 1561, 42x55,5 cm.
- Pirro Ligorio, Urbis Romae situs…, estampe, 1570, 38,5x52,5 cm.
- Antonio Tempesta, Roma, eau-forte et gravure sur cuivre, 1645, 150x240 cm.
Références citées
- Ballon, Hilary and Friedman, David “Portraying the City in Early Modern Europe : Measurement, Representation, and Planning”, in Woodward, David. Cartography in the European Renaissance, History of Cartography, Volume 3, Chicago, Chicago University Press, 2007, p. 685–686 [pdf].
- Boutier, Jean. « Cartographies urbaines dans l’Europe de la Renaissance », site des Archives Municipales de la Ville de Lyon : [consulté le 9 janvier 2017]. Cette idée est présente également dans la Préface de Georg Braun du Civitates Orbis Terrarum (VI volumes) de Franz Hogenberg et Georg Braun, 1572–1617, Cologne.
- Maier, Jessica, Rome Measured and Imagined, Early Modern Maps of the Eternal City, Chicago, University of Chicago Press, 2015, p. 131.
- Zumthor, Paul. La mesure du monde : représentation de l'espace au Moyen âge, Seuil, « Poétique », Paris, 1993, 456 p., Chapitre 6, « La ville », p. 112.
L'auteur remercie M. Philippe Martin, professeur d'histoire moderne à l'Université Lyon 2 pour sa relecture.
Pierre-Luc MARION
Étudiant en master 2 Culture de l'écrit et de l'image (Université Lyon 2 et Enssib).
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Pierre-Luc Marion, « La naissance du plan de ville, Rome par Bufalini (1551) », Carte à la une de Géoconfluences, janvier 2018. |
Pour citer cet article :
Pierre-Luc Marion, « Carte à la une : la naissance du plan de ville, Rome par Bufalini (1551) », Géoconfluences, février 2018.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/marion-bufalini-roma