Carte à la une : reconstituer le Rhin disparu
Laurent Schmitt, professeur - Université de Strasbourg, CNRS
Bibliographie | citer cet article
Figure 1. Ces cartes de 1828, 1872 et 1925 sont utilisées pour reconstituer les milieux fluviaux du Rhin supérieur (sources : Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg, Petite Camargue Alsacienne, Archives Départementales du Haut-Rhin ; réalisation des cartographies des milieux fluviaux : F. Arnaud, D. Hoenen). Télécharger l'image en PDF |
Le Rhin, comme de nombreux grands fleuves, a été aménagé depuis le XIXe siècle pour la protection contre les inondations, le développement de la navigation et de l’agriculture ainsi que la production hydro-électrique. Ces aménagements ont transformé le paysage et ont conduit à la perte d’habitats et à un appauvrissement de la biodiversité. Un programme associant des chercheurs, des gestionnaires de milieux naturels et des institutions a débuté en 2009 pour étudier la faisabilité d’une restauration écologique*((les termes suivis d'un astérisque sont définis dans l'encadré de lexique)) du Rhin franco-allemand. Comment les cartes anciennes peuvent-elles aider à gérer les hydrosystèmes fluviaux* ? Cet article montrera qu’elles sont des pièces maîtresses de l’analyse rétrospective menée dans le programme. En reconstituant les milieux fluviaux disparus, les chercheurs guident l’élaboration de plans de gestion en articulant ces derniers avec la trajectoire d’évolution pluri-séculaire du Rhin.
Le choix des cartes
Le travail a débuté par la recherche de données dans les archives d’Alsace et du Bade-Wurtemberg (archives départementales, organismes gestionnaires des eaux, bibliothèques). Le choix des cartes a été guidé par plusieurs critères :
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Figure 2. Le Rhin Supérieur entre Bâle et Breisach est jalonné d’aménagements hydro-électriques. Le kilométrage officiel du Rhin débute au lac de Constance (PK 0). |
La carte de 1828 présentée sur la figure 1 est une reproduction précise du Rhin sauvage en comparaison des cartes antérieures (Le Rouge en 1745, Cassini de Thury en 1784), levées à une échelle trop petite ou avec des figurés trop imprécis pour restituer rigoureusement le tracé en plan. La carte de 1872 représente l’hydrosystème rhénan vers la fin des travaux de correction. Elle a été levée à la même échelle que celle de 1828 (1:20 000). Les unités cartographiées sont toutefois moins nombreuses et le tracé est moins détaillé. La carte de 1925 (1:25 000) restitue le Rhin 50 ans après la fin des travaux de correction.
Les changements contemporains ont été étudiés avec des séries de photographies aériennes de l’IGN acquises environ tous les dix ans entre 1949 et 2008. Des cartes de 1946 et 1954 (1:5 000), centrées sur le Rhin corrigé, ont également été utilisées afin de connaitre la position exacte des épis et des seuils de fond construits pendant les travaux de régularisation (figure 3).
Figure 3. La carte de 1946 indiquant la position des épis, seuils de fond et digues longitudinales. Source : Wasserstraßen- und Schifffahrtsamt Freiburg. Schéma de droite : Géoconfluences, 2018. |
L’analyse des changements fluviaux
Le logiciel ArcGIS a été utilisé pour les traitements géomatiques. Les cartes de 1828 à 1925 ont été géoréférencées en sélectionnant une dizaine de points (intersections de chemins, églises, ponts) communs à chaque feuille cartographique et à des photographies aériennes de 2002 fournies par l’IGN. Les cartes de 1946 et 1954 ont été géoréférencées en utilisant les bornes en granit présentes tous les 100 m sur le chemin de halage en rive allemande, visibles sur les cartes et de coordonnées XYZ connues.
Une dizaine d'unités morpho-écologiques (chenal en eau, bancs de graviers, végétation…) et anthropiques (digues, enrochements, routes…) ont été définies et numérisées manuellement sur chaque carte en s’aidant des éléments de légende quand elle existait, et par rétro-interprétation des cartes, afin de produire les cartographies présentées sur la figure 1. Nous avons porté une attention particulière aux chenaux en eau, classés suivant leur degré de connexion hydrologique avec le chenal principal (connexion amont et aval, déconnexion partielle, déconnexion totale, chenaux à sec) ce qui correspond à différents types d’habitats écologiques.
La comparaison des cartes et le découpage du linéaire en segments de 500 m de long ont permis de caractériser quantitativement l'organisation spatiale des unités et leur évolution temporelle. Les travaux de correction ont entrainé de profonds changements de l'hydrosystème rhénan qui est passé d’un tracé avec de multiples chenaux enlaçant des îles graveleuses et végétalisées (style fluvial en tresses et anastomoses) à un chenal unique, rectifié et un assèchement des milieux humides. Les surfaces de bancs de graviers ont été réduites de 98 % entre 1828 et 1925. Les chenaux déconnectés ont quintuplé alors que les chenaux à sec ont doublé pendant cette période. Les changements se sont propagés de l'amont vers l'aval, en lien avec l'enfoncement du lit corrigé qui a été démontré à partir d’archives topographiques. La collecte d’archives iconographiques (peintures, cartes postales, schémas d’ingénieurs) complète la compréhension des paysages rhénans et des aménagements qui les ont modifiés (figures 4 et 5).
Figure 4. Carte postale montrant l’installation d’épis en fascinage (fagots de bois remplis de pierres) vers 1935. Source : E. Dillmann, Service de la Navigation de Strasbourg. |
Figure 5. Deux siècles séparent ces deux panoramas du Rhin depuis le rocher d’Istein : a) Le Rhin en tresses et anastomoses vers 1820 (peinture : P. Birmann, 1758-1844. Kunstmuseum Basel). b) Le Rhin canalisé en 2010 (cliché : F. Arnaud, février 2010). |
L’analyse rétrospective a montré que parmi les trois phases d’aménagement hydraulique opérées aux XIXe et XXe siècles, la première phase (correction) a été la plus impactante en termes de changements en plan et verticaux, avec des temps de réponse rapides et des évolutions s’étalant sur plusieurs décennies.
Conclusion
Les archives cartographiques fournissent de précieuses indications sur la trajectoire d'évolution de grands cours d’eau très anthropisés. Les cartes du Rhin ont été utilisées pour estimer les vitesses d’ajustements fluviaux en combinant les données planimétriques (X, Y) avec des archives topographiques (Z). Cette analyse rétrospective a démontré l’inadéquation de la notion de référence historique* qui est pourtant encore souvent utilisée en restauration écologique. En effet, dans le cas du Rhin, plusieurs types de milieux naturels présents au XIXe siècle ont disparu de manière irréversible. Il s’avère alors nécessaire de raisonner en termes de processus hydromorphologiques et écologiques à atteindre, non pour retrouver l’intégralité des formes naturelles (idéalisées) du passé, mais pour améliorer la fonctionnalité de l’hydrosystème. Des applications concrètes en ont découlé : en 2010, plusieurs milliers de mètres cubes de galets ont été apportés artificiellement au fleuve pour tenter de combler le déficit sédimentaire résultant des endiguements et des aménagements hydro-électriques. Le déplacement des galets avec les crues, et les changements écologiques positifs associés ont été mesurés sur le terrain. Entre 2013 et 2017 plusieurs re-érosions de berges par suppression des enrochements ont été réalisées par EDF, et en 2015 un ancien bras du Rhin de 7 km de long a été remis en eau à l’intérieur du périmètre de la réserve naturelle de la Petite Camargue Alsacienne. Ces actions de restauration, en plus d’agir sur la biodiversité, sont susceptibles de renforcer l’attractivité du fleuve en tant qu’espace de vie et de loisirs.
Ressources complémentaires
- Agence de l’Eau Rhône Méditerranée Corse, « La restauration du fonctionnement naturel des cours d'eau », eaurmc, 2018.
- Arnaud Fanny, 2012. Approches géomorphologiques historique et expérimentale pour la restauration de la dynamique sédimentaire d'un tronçon fluvial aménagé : le cas du Vieux Rhin entre Kembs et Breisach (France, Allemagne). Thèse de Doctorat, Université de Lyon, 276 p.
- Garnier Alain, Barillier Agnès, 2015. « Le Projet Kembs : programme intégré pour l'amélioration de la performance environnementale d'une grande centrale hydroélectrique existante ». La Houille Blanche, n° 4, p. 21-28.
- Morandi Bertrand, Piégay Hervé, 2017. Restauration des cours d'eau en France : comment les définitions et les pratiques ont-elles évolué dans le temps et dans l'espace, quelles pistes d'action pour le futur ? Agence Française de la Biodiversité, Collection Comprendre pour agir, 28 p.
- Région Alsace, 2012. Projet INTERREG IV Rhin Supérieur “Redynamisation du Vieux-Rhin”. Rapport final. Tome 1 Etude de faisabilité. Région Alsace, Strasbourg, 172 p.
- Schmitt Laurent, Houssier Jérôme, Martin Brice, Beiner Monique, Skupinski Grzegorz, Boës Eric, Schwartz Dominique, Ertlen Damien, Argant Jacqueline, Gebhardt Anne, Schneider Nathalie, Lasserre Marina, Trintafillidis Georges, Ollive Vincent, 2016. « Paléo-dynamique fluviale holocène dans le compartiment sud-occidental du fossé rhénan (France) ». Revue Archéologique de l’Est, 42e supplément, p. 15–33.
- Tulla Johann Gottfried, 1827. « Mémoire sur la rectification du cours du Rhin, depuis son débouché de la Suisse jusqu’à son entrée dans le grand-duché de Hesse-Darmstadt ». Journal de la Société des Sciences, Agriculture et Arts de Strasbourg, p. 5–69.
Dans la rubrique « à la une », voir aussi :
- Lydia Coudroy de Lille, Anne Rivière-Honegger, Lisa Rolland, Anaïs Volin, « Transition », notion à la une de Géoconfluences, février 2017.
- Yanni Gunnell, « Écosystème », Notion à la une, Géoconfluences, d'avril 2016.
- Yves-François Le Lay, « Représentation », notion à la une de Géoconfluences, janvier 2016.
- Samuel Depraz, « Protéger, préserver ou conserver la nature ? », notion à la une de Géoconfluences, avril 2013.
- Voir toutes les cartes à la une de Géoconfluences
Fanny ARNAUD,
ingénieur d’études CNRS, UMR 5600 Environnement, Ville, Société – ENS de Lyon.
Laurent SCHMITT,
professeur à l’Université de Strasbourg, UMR 7362 Image, Ville, Environnement – CNRS, ENGEES.
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Fanny Arnaud et Laurent Schmitt, « Reconstituer le Rhin disparu », carte à la une de Géoconfluences, mai 2018. |
Pour citer cet article :
Fanny Arnaud et Laurent Schmitt, « Carte à la une : reconstituer le Rhin disparu », Géoconfluences, mai 2018.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/reconstituer-rhin-disparu