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Carte à la une. Les limites d’une carte du PIB par habitant régional, le cas de l’Île-de-France

Publié le 31/08/2022
Auteur(s) : Olivier Bouba-Olga, professeur des universités, chef de service études et prospective - Région Nouvelle-Aquitaine, Université de Poitiers

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La comparaison de PIB régionaux est courante en géographie. Pourtant, cet indicateur n'est pas exempt de défauts ; les examiner révèle la délicate construction statistique nécessaire pour le calculer. À partir d'une carte apparemment banale montrant les écarts régionaux du PIB par habitant en France, et notamment le grand écart entre l'Île-de-France et le reste du pays, l'article montre que la carte n'est qu'en partie le reflet d'une plus grande performance économique de l'Île-de-France.

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Carte PIB régional France 2022

Dans une analyse publiée en mai 2022 par l’INSEE, on apprend que le PIB par habitant s’élève à 34 100 € en moyenne en France, mais que ce chiffre monte à 57 600 € en Île-de-France contre 29 175 € ailleurs en France métropolitaine, soit un rapport du simple au double (et 20 200 € outre-mer) ((NB. Le texte de cet article reprend en grande partie une note publiée par l’auteur sur son blog.)). C’est aussi ce que montre cette carte à la une dans laquelle l’Île-de-France est la seule région dont le PIB régional est supérieur, et très nettement, à la moyenne française et métropolitaine. Est-ce à dire qu’on est deux fois plus performant quand on est en Île-de-France plutôt qu’ailleurs dans le pays ? Non, car le PIB par habitant, dans sa déclinaison régionale, est un construit, un « bricolage ». Comme d’autres indicateurs à la mode, notamment le produit urbain brut, encore plus délicat à manipuler, un PIB par habitant régional n’est pas le reflet de la performance économique, pour plusieurs raisons que cet article se propose de développer ((L’auteur s’appuie pour ce faire sur une analyse et une décomposition du PIB par habitant qu’il avait proposées avec Michel Grossetti dans un article pour la Revue de l’OFCE, décomposition que l’INSEE reprend en partie.)).

1. Les écarts de PIB parlent autant de composition démographique et de spécialisation économique que de productivité

D’abord, tous les habitants ne contribuent pas à la création de richesses, car tous ne sont pas en âge de travailler, et pour ceux qui le sont, tous ne travaillent pas. D’où la nécessité de décomposer le PIB par habitant en deux parties : le PIB par emploi (appelé aussi la productivité apparente du travail, plus proche de l'idée de performance économique, même si nous allons voir ensuite que pas totalement, loin de là), d’un côté, et le ratio emploi par habitant, de l’autre. Le PIB par habitant est le produit de ces deux termes.

On constate alors que le PIB par emploi de l’Île-de-France (111 073 €) n’est plus égal à deux fois celui du reste de la France métropolitaine (72 886 €), il est 1,5 fois plus élevé. Même si elle reste très importante, la différence est divisée par deux. Le reste est dû au ratio emploi par habitant, qui est 1,3 fois plus élevé en Île-de-France (51,9 emplois pour 100 habitants) que dans le reste de la France métropolitaine (40 emplois pour 100 habitants). Le PIB par habitant est donc le nom, en partie, de choses très éloignées de la performance économique, en lien avec le rapport observé sur un territoire donné entre le nombre d’emplois et le nombre d’habitants, rapport sur lequel je reviendrai plus loin.

La deuxième raison est liée aux effets de spécialisation : un PIB par emploi supérieur en A à ce qu’il est en B peut résulter du fait non pas qu'on est plus performant en A qu'en B, mais que la région A est plus spécialisée que B dans les secteurs à forte productivité apparente du travail. Le PIB par habitant de l’Île-de-France est donc le nom, aussi, de la division régionale du travail, avec certains secteurs plus présents dans la région capitale, et d’autres plus présents dans les autres régions, secteurs qui comprennent des établissements qui travaillent ensemble et qui rendent donc indissociables des territoires qu'on a trop tendance à séparer. L’agriculture est environ 20 fois moins présente en Île-de-France qu’ailleurs, l’industrie 1,6 fois moins présente (notamment l’industrie agro-alimentaire plus de 3 fois moins présente), tandis que le secteur de l’information-communication y est près de deux fois plus présent et celui de la banque, de la finance et des assurances 1,8 fois plus.  Nous avions fait le calcul dans un article pour la revue de l'OFCE en 2015 : à l’époque ces effets de composition réduisaient d’un tiers environ la surperformance apparente de l’Île-de-France. On tomberait donc, avec les chiffres actuels, à un rapport autour de 1,3 fois le PIB par emploi hors effets de composition, même si des évolutions ont pu modifier ces chiffres depuis notre calcul.

2. Des effets mécaniques liés à la structure de la population

Revenons à la façon dont le ratio emploi par habitant influe sur les différences de PIB par habitant. Il dépend lui-même de plusieurs éléments (sa décomposition est précisée dans le document de l’INSEE), notamment du rapport entre le nombre d’emplois et le nombre d’actifs occupés, et le rapport entre le nombre de personnes en âge de travailler et le nombre d’habitants, deux ratios plus élevés en Île-de-France que dans le reste de la France métropolitaine.

S’agissant du rapport entre nombre d’emplois localisés en Île-de-France et nombre d’actifs occupés résidant en Île-de-France, la valeur élevée du ratio (1,05 en Île-de-France contre 0,96 ailleurs en France métropolitaine) s’explique par le fait que de nombreuses personnes travaillent dans la région capitale mais résident dans des régions limitrophes. Mécaniquement, cela fait monter le ratio emploi par habitant et donc le PIB par habitant. On peut cependant critiquer la façon dont l’INSEE décrit le phénomène, en affirmant que Paris « attire des travailleurs résidant dans les régions voisines, notamment en Bourgogne-Franche-Comté, Centre-Val de Loire et dans les Hauts-de-France », affirmation reprise hâtivement par certains médias, par exemple sur France TV : « l’Île-de-France pénalise le Centre-Val de Loire ». Dans certains cas, en fait, il s’agit de personnes qui travaillaient et résidaient sur Paris, mais qui ont dû s’en éloigner (lors de l’arrivée d’un nouvel enfant par exemple) compte-tenu des prix de l’immobilier : ce n’est plus Paris qui attire par l’emploi, c’est Paris qui repousse par le résidentiel. Ces deux processus coexistent, leur importance est variable (dans le temps et dans l’espace aux échelles plus fines), mais tous deux conduisent à l’augmentation du ratio emploi par habitant et donc à celui du PIB par habitant, cette augmentation étant pour partie l’effet des mobilités interrégionales domicile-travail.

S’agissant du rapport entre personnes en âge de travailler et nombre d’habitants, si sa valeur est forte en Île-de-France (65,5 % contre 61,3 % ailleurs en France métropolitaine), c’est aussi parce que beaucoup de retraités quittent la capitale lors du passage à la retraite pour couler des jours heureux ailleurs, notamment sur les littoraux de l’Ouest et du Sud. Là encore, cela se traduit par un PIB par habitant plus élevé que pour une région qui ne connaît pas une telle « fuite » de ses retraités, le PIB par habitant est cette fois, pour partie, influencé par les mobilités résidentielles interrégionales des personnes passant à la retraite.

3. Le PIB francilien indique la localisation des hautes rémunérations, plus que celle de la productivité

La troisième raison, non évoquée par l’INSEE, est d’une importance cruciale : en fait, il n’est pas possible de calculer un PIB régional stricto sensu, c’est-à-dire de faire la somme des valeurs ajoutées des entreprises d’une région, parce que beaucoup d’entreprises détiennent des établissements dans plusieurs régions, et qu’on ne dispose pas d’une comptabilité par établissement, mais par entreprise. Comment calculer malgré tout un PIB régional ? Ce que fait l’INSEE, et c’est la moins mauvaise solution, c’est de ventiler la valeur ajoutée localisée au siège social de l’entreprise au prorata de la masse salariale versée dans ses différents établissements.

Cette façon de faire est acceptable si on considère que les différences de salaires correspondent à des différences de productivité, mais jusqu’à un certain point seulement. C’est de moins en moins vrai à partir d’un certain niveau de revenu, notamment quand on parle des traders de la finance, de l’état-major des grands groupes, du salaire des superstars… pratiquement tous localisés en France dans la région capitale. Toujours dans le même article, nous avions montré que les deux-tiers des 1 % des salaires les plus hauts et les quatre cinquièmes du 0,1 % des salaires les plus hauts étaient localisés en Île-de-France. Ajoutons à cela le fait que les salaires parisiens sont en moyenne plus élevés parce que le niveau des prix est également plus élevé, d'environ 9 % estime l'INSEE (voir ici par exemple), sans lien, là encore, avec les niveaux de productivité des salariés.

Pour autant, comme les masses salariales sont la clé de répartition de la valeur ajoutée, la région Île-de-France récupère beaucoup de la valeur ajoutée des entreprises, si bien que le calcul de la productivité apparente du travail (le terme « apparent » devient particulièrement important) s'appuie sur des différences de salaires censées en rendre compte, alors que, pour partie, ces différences n'ont rien à voir avec elle. On peut donc dire que le PIB par habitant de l’Île-de-France est aussi, pour partie, le reflet de la concentration géographique de l’élite du pays (élite économique, artistique, médiatique ou encore de la haute administration, localisée plus précisément encore dans Paris ainsi que dans les Hauts-de-Seine, et non pas sur l’ensemble de la région capitale), qui bénéficie de salaires peu liés à une quelconque productivité, et plus généralement des inégalités de revenu issu du travail non liées totalement aux différentiels de productivité.

La ventilation de la valeur ajoutée au prorata des rémunérations versées pose un autre problème quand on veut parler de productivité : elle désavantage les régions où les processus productifs sont plus intensifs en capital et, en dynamique, celles pour lesquelles l'intensité capitalistique augmente. Imaginez une entreprise qui détient deux sites, dans deux régions différentes A et B. Le site de production en B investit dans de nouvelles machines, automatise le processus, réduit ses effectifs. Le site de commandement en A est inchangé. Suite à cette réorganisation en B, on peut penser que la valeur ajoutée par l’entreprise, au total, augmente. Compte-tenu du mode de calcul du PIB régional, cela se traduira par une hausse de la valeur ajoutée comptée et de la productivité apparente en A et par une baisse de la valeur ajoutée et de la productivité apparente en B. Ainsi, alors que rien n’a changé en A, la productivité apparente du site augmentera. Pour pallier ce problème important, il faudrait évaluer la productivité totale des facteurs, mais on ne dispose pas des données pour cela à l'échelle des régions. Tous ces effets statistiques augmentent, d'ailleurs, à mesure que l'échelle est affinée (encadré 1).

 
Encadré 1. PIB départementaux et produit urbain brut (PUB) : les mêmes problèmes… en pire

L’ensemble des problèmes recensés pour les PIB régionaux se retrouvent de la même façon pour les PIB départementaux (non publiés par l’INSEE mais publiés par Eurostat) et pour les produits urbains bruts, qu’il faut donc prendre avec autant de précaution, voire plus : le problème de la ventilation géographique de la valeur ajoutée augmente en effet à mesure que l’on analyse des entités spatiales de plus petite taille, car le nombre d’entreprises multi-établissements localisées sur plusieurs de ces entités spatiales augmente. Les approximations sont donc de plus en plus grandes à mesure que l’échelle s’affine. De la même façon, les déconnexions entre lieux de résidence et lieux de travail sont plus fortes, ce qui conduit à des ratios emploi par habitant et donc à des produits par tête encore plus hétérogènes.


 

Conclusion

Le PIB par habitant de l’Île-de-France est en fait la traduction statistique de plusieurs processus géographiques complexes, non réductibles à une question de performance économique : un vaste marché du travail où exercent des personnes qui pour partie résident ailleurs, par choix ou par nécessité ; une région dans laquelle on ne reste pas pour finir ses vieux jours ; l’éclatement géographique des processus productifs et des spécialisations territoriales associées ; la concentration géographique de l’élite économique, politique, médiatique, etc., à très hautes rémunérations ; les inégalités de salaires non liées aux différentiels de productivité ; les prix à la consommation plus élevés à Paris qu’ailleurs. S’en tenir à l’idée que les écarts de PIB traduiraient des écarts de productivité régionale, sans faire l’analyse fine de ces processus complexes et interdépendants, ce serait risquer de faire fausse route à la fois dans la compréhension des phénomènes et dans la détermination des actions à mener pour corriger les écarts.

 


Pour compléter

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : produit intérieur brut (PIB)produit urbain brut | statistiques et indicateurs.

 

 

Olivier BOUBA-OLGA
Chef de service études et prospective à la Région Nouvelle-Aquitaine, chercheur au laboratoire Ruralités (EA 2252), Université de Poitiers

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :

Olivier Bouba-Olga, « Les limites d’une carte du PIB par habitant régional, le cas de l’Île-de-France », carte à la une de Géoconfluences, août 2022.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/pib-regional

Pour citer cet article :  

Olivier Bouba-Olga, « Carte à la une. Les limites d’une carte du PIB par habitant régional, le cas de l’Île-de-France », Géoconfluences, août 2022.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/pib-regional

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