Carte à la une : les cartes topographiques ont du style !
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La carte de Thonon-les-Bains, version française et version suisseComparaison entre deux représentations topographiques au 1:25 000 de la région de Thonon-les-Bains : IGN-France (en haut) et Swisstopo (en bas), IGN Copyright et Swisstopo Copyright. Réalisation : Jérémie Ory, 2016. |
Pour faire suite à un précédent article, nommé « De l’objet au figuré : l’abstraction en cartographie », où nous avions présenté les principaux processus d’abstraction cartographique en jeu dans la conception d’une carte topographique, la carte à la une de novembre 2017 invite à introduire la notion de style topographique.
Les cartes topographiques sont reconnues pour leur richesse informative. Elles représentent conjointement les éléments physiques visibles à la surface du sol (le relief, la végétation et l’hydrographie), les divers aménagements humains (le bâti et les réseaux de communication) et aussi d’autres types d’informations telles que les limites administratives et la toponymie. Afin que l’ensemble de ces informations géographiques soit facilement lisible et compréhensible pour les utilisateurs, les agences nationales de cartographie((Il s’agit des instituts publics en charge de la cartographie du territoire national : voir l’entrée « National mapping agency » dans Wikipedia (en anglais).)) ont pour mission de les mettre en forme et de les organiser visuellement (Cuenin, 1972). Dans cet article, nous tentons de montrer que les différentes agences nationales de cartographie possèdent des pratiques cartographiques singulières. Chaque agence de cartographie abstrait différemment l’espace géographique, produisant des cartes topographiques visuellement reconnaissables et nous invitant à introduire la notion de style topographique((Il s’agit d’une notion très large à laquelle s’intéresse de nombreux chercheurs parmi lesquels Benová et Pravda (2009 ; Kent et Vujakovic (2009) ; Beconyte (2011) ; Christophe (2012) ; Muehlenhaus (2012) ; Ory et al. (2015).)) sur le modèle du style artistique. Nous verrons également comment le style topographique peut être utilisé comme un levier pour réduire la charge cognitive nécessaire à la lecture de cartes.
1. Des pratiques cartographiques singulières
La culture et les habitudes des agences de cartographie ont une incidence sur les propriétés visuelles des cartes topographiques (Larsgaard, 1993). En effet, elles s’approprient les conventions cartographiques de manière différente (Collier et al., 1998), un même espace géographique se trouve ainsi être représenté différemment d’une agence à l’autre. La « carte à la une » de ce mois est un montage représentant deux cartes topographiques de la région de Thonon-les-Bains en Haute-Savoie. Cet espace frontalier franco-suisse est cartographié à la fois par l’agence de cartographie française - IGN - et l’agence de cartographie suisse - Swisstopo. Ces deux cartes possèdent des propriétés visuelles singulières, relatives aux choix opérés pendant les processus d’abstraction. La carte topographique IGN contient des couleurs vives et brillantes, délivrant de forts contrastes, alors que la carte topographique Swisstopo contient des couleurs plus ternes, délivrant des contrastes plus atténués mais formant un ensemble plus harmonieux. L’agence de cartographie IGN utilise une combinaison de variables visuelles « couleur » et « taille » pour représenter le réseau routier, rendant cette information visuellement très saillante, alors que l’agence de cartographie Swisstopo utilise uniquement la variable visuelle « taille ». La figure ci-dessous illustre cette différence de représentation du réseau routier.
Liste des différences d’abstraction cartographique observées entre les deux producteurs de cartes IGN et Swisstopo. Réalisation : Jérémie Ory, 2016. |
Sur le fond, Les cartes topographiques européennes sont assez similaires, elles représentent des informations géographiques de même nature : relief, bâti, végétation, hydrographie, etc. Sur la forme, chacune possède ses spécificités. La figure ci-dessous représente douze extraits de cartes topographiques au 1:25 000 produites par différentes agences de cartographie européennes : Croatie, Autriche, Luxembourg, Espagne, Portugal, Pays-Bas, République Tchèque, Royaume-Uni, Slovénie, Norvège, France, Suisse. Sur ces exemples, on peut observer des choix de généralisation et de construction de légende très différents d’une agence de cartographie à l’autre. Par exemple, le thème « bâti » est représenté en rouge sur les cartes portugaise et norvégienne, en gris sur la carte tchèque, en noir sur les autres cartes. De même, les objets « bâti » sont généralisés de façon à identifier visuellement chaque bâtiment sur les cartes anglaise, portugaise et slovène alors qu’ils sont généralisés sous forme de blocs urbains sur la carte norvégienne afin de mettre en avant la tache urbaine. Ces choix d’abstraction cartographique, propres à chacune des agences de cartographie, caractérisent la manière avec laquelle elles représentent l’espace géographique (Kent et Vujakovic, 2009). Ces différences visuelles nous permettent de différencier facilement une carte topographique d’une autre et d’identifier le producteur de la carte.
Exemples de cartes topographiques au 1:25 000 produites par différentes agences de cartographie européennes. Réalisation : Jérémie Ory à partir d’extraits de cartes topographiques. |
Le plus souvent, les choix d’abstraction cartographique sont le fruit de traditions cartographiques de longue date. À titre d’exemple, le continuum topographique ci-dessous illustre l’évolution à travers le temps des rendus topographiques IGN au 1:25 000. De haut en bas, le continuum assemble trois types de légendes topographiques au 1:25 000 – type 2010, type 72, type 22. La légende de type 22 a été utilisée pour la conception des cartes topographiques au 1:25 000 à partir de 1922. A l’époque, la conception était entièrement faite à la main par des opérateurs cartographes (Chappart et Reynard, 2007). La légende de type 72 a été utilisée pour la conception des cartes topographiques au 1:25 000 à partir de 1972. Les premières versions de ces cartes sont réalisées à la main. Dans les années 1990, les mises à jour sont apportées de manière numérique. La légende de type 2010 s’inscrit dans la suite du type 93 (non présent sur le continuum cartographique de la figure 4). Le type 93 incarne la production de cartes topographiques au 1:25 000 à partir de bases de données géographiques numériques de type BD Topo (Maugeais et al., 2011). Le type 2010 est une modernisation de la légende type 93 pour tenir compte des évolutions des bases de données et des techniques cartographiques numériques. Bien que les techniques de conception aient fortement évolué grâce au progrès technologique, le rendu graphique des cartes au 1:25 000 de l’IGN a quant à lui peu changé. On peut en effet observer de nombreuses similarités visuelles entre les cartes topographiques de 1922, 1972 et 1993. Ces similarités visuelles sont dues à un contenu cartographique constant à travers le temps, une façon de généraliser le réseau routier et le bâti assez constante également et des choix de construction de légende cohérents. Ces similarités visuelles à travers le temps facilitent la familiarisation des utilisateurs avec la codification visuelle utilisée par l’agence de cartographie. Elles nous invitent à analyser les pratiques cartographiques sous forme de « style », c’est-à-dire la « patte » du producteur de cartes. |
Continuum topographique représentant différents types de légende IGN 1:25 000 à travers le temps : type 22, type 72, type 2010. IGN Copyright. Réalisation : Jérémie Ory, 2016. |
2. Le style topographique : reconnaître une pratique cartographique facilite l’acquisition de l’information
L’interprétation d’une information graphique est basée sur deux principales fonctions cognitives et perceptives : l’attention visuelle et la reconnaissance visuelle. Nous nous intéressons tout particulièrement à la reconnaissance visuelle. Le terme « reconnaissance », du latin recognesere, entretient des relations étroites avec le terme de « connaissance », qui trouve son origine dans cognesere. « Connaissance » signifie identifier et distinguer. Le préfixe « re » renvoie à l’idée de la mise à disposition d’éléments de connaissance préexistants et d’une expérience qui se répète. La reconnaissance visuelle consiste, au sein d’une expérience de perception visuelle nouvelle, à mettre en relation les propriétés visuelles identifiées avec des éléments de connaissance semblables stockées en mémoire. Pour la lecture de cartes, il s’agit de reconnaître les choix d’abstraction cartographique utilisés par un producteur.
Dans le langage courant, le style est défini comme « une procédure particulière par laquelle une chose est faite, une manière ou un moyen » et par son « aspect distinctif, généralement déterminé par les principes selon lesquels quelque chose est conçu ». En art, Gombrich (1977) précise que le caractère distinctif est reconnaissable par l’utilisateur, c’est-à-dire qu’il peut reconnaître l’acte de l’artiste ou la manière dont il a été exécuté. Nous avons rappelé (Ory et al.,2015) qu’à travers leurs différentes expériences cartographiques les utilisateurs mémorisent certains des codes visuels présents dans les cartes. Les codes visuels mémorisés sont représentatifs du mode d’expression graphique utilisé par le producteur de cartes et permettent ainsi aux utilisateurs de reconnaître le « style » de la carte, c’est-à-dire la « patte » graphique du producteur de cartes.
Ainsi, la reconnaissance d’une codification visuelle permet de formaliser la notion de style topographique. Dans nos travaux de recherche, nous souhaitons utiliser le style topographique comme un outil de conception cartographique pour réduire la charge cognitive nécessaire à la lecture d’une carte. Stigmar et Harrie (2011) rappellent que les connaissances de l’utilisateur influencent ses capacités cognitives au moment de la lecture. Si l’utilisateur connait déjà la signification des différents codes visuels et il n’a pas besoin de s’appuyer sur la légende pour lire la carte. À l’heure où les cartes, de plus en plus consultées sur internet, sont de moins en moins légendées, l’utilisation du style topographique pour concevoir des cartes semble une voie intéressante permettant de faciliter l’acquisition de l’information géographique par les utilisateurs.
Conclusion et perspectives
Avec l’avènement d’Internet et des globes virtuels, il est possible d’explorer virtuellement le monde entier sans se préoccuper des frontières administratives entre États. Cependant les pratiques cartographiques hétérogènes des États rendent difficile la visualisation de cartes topographiques de référence sur les espaces frontaliers. En effet, la juxtaposition de cartes topographiques de référence de différents États crée des représentations topographiques hétérogènes comme l’illustre l’exemple de frontière franco-suisse ci-dessous. Ces représentations topographiques hétérogènes sont difficilement lisibles car elles mixent des codes visuels issus de différentes légendes et demandent une charge cognitive conséquente aux utilisateurs pour s’approprier l’information géographique. Dans ce contexte, il serait nécessaire de produire des représentations topographiques continues et homogènes aux frontières afin d’avoir des représentations transfrontalières facilement lisibles pour les utilisateurs. Des travaux de recherches sont actuellement en cours dont l’objectif est de proposer des méthodes de conception de cartes topographiques transfrontalières en s’appuyant sur des jeux de données géographiques produit par des agences de cartographie différentes.
Nous avons vu que les frontières entre les États matérialisent des changements de pratiques cartographiques. L’étude des cartes issues de ces pratiques cartographiques différentes nous a conduit vers la formalisation du concept de style topographique. L’étude du style topographique semble une voie intéressante pour enrichir les connaissances en cartographie et tout particulièrement pour améliorer la transmission d’informations géographiques entre le cartographe et l’utilisateur.
Représentation topographique hétérogène à la frontière franco-suisse sur le géoportail - IGN Copyright et Swisstopo Copyright. Réalisation : Jérémie Ory, 2016 |
Ressources bibliographiques
- Beconyte Giedre (2011). Cartographic Styles?: criteria and parameters. In proceedings of the 25th International Cartographic Conference (ICC’11), 3-8 July 2011, Paris, France.
- Benová Alexandra and Pravda Ján. (2009). "Map Style". In Cartwright, W.; Gartner, G.; Lehn, A. (Eds.), Cartography and Art, Lecture Notes in Geoinformation and Cartography Series, XVI, 2009, pp. 145-153.
- Chappart Gérard et Reynard Nicolas. « La carte topographique française de 1887 à nos jours ». Le Monde des Cartes – Revue du Comité Français de Cartographie, n° 191, mars 2007, p. 53-67.
- Christophe Sidonie (2012). "Cartographic Styles Between Traditional and Original (towards a cartographic style model)". In proceedings of AutoCarto 2012 Conference, 16-18 September 2012, Columbus, Ohio, USA.
- Peter Collier, Alastair Pearson and David Forrest (1998). "The representation of topographic information on maps vegetation and rural land use". The Cartographic Journal, 35(2), pp. 191-197.
- Cuenin René (1972). Cartographie générale?: Notions générales et principes d’élaboration. Vol. 1, Éditions Eyrolles, Paris.
- Gombrich Ernst Hans (1977). Art and illusion: A study in the psychology of pictorial representation, Vol. 5, Phaidon London.
- Kent Alexander et Vujakovic Peter (2009). "Stylistic Diversity in European State 1:50 000 Topographic Maps". The Cartographic Journal, 46(3), pp. 179-213.
- Larsgaard, Mary Lynette (1993). Topographic Mapping of Africa, Antartica, and Eurasia. Western Association of Map Libraries, Occasional paper n°14, pp. 185-242.
- Maugeais, Emmanuel, Lecordix François, Halbecq Xavier et Braun Arnaud (2011). « Dérivation cartographique multi échelles de la BDTopo de l’IGN France : mise en œuvre du processus de production de la nouvelle carte de base ». In proceedings of the 25th International Cartographic Conference (ICC’11), 3-8 July 2011, Paris, France [pdf].
- Muehlenhaus Ian (2012). "If Looks Could Kill?: The Impact of Different Rhetorical Styles on Persuasive Geocommunication". The Cartographic Journal, 49(4), p. 361-375.
- Ory Jérémie, Christophe Sidonie, Fabrikant Sara and Bucher Bénédicte (2015). "How Do Map Readers Recognize a Topographic Mapping Style?". The Cartographic Journal, 52(2), pp. 193–203.
- Stigmar Hanna et Harrie Lars (2011). "Evaluation of Analytical Measures of Map Legibility". The Cartographic Journal, 48(1), pp. 41-53.
Ressources sitographiques
- Géoportail : le portail national de la connaissance du territoire
- IGN : Institut National de l’Information Géographique et Forestières
- Guichet cartographique Swisstopo : portail national cartographique Suisse
- Swisstopo : Office fédéral de topographie swisstopo
- Projet ANR Mapstyle : projet de recherche dédié au style cartographique
Jérémie ORY
post-doctorant en géovisualisation, Laboratoire en sciences et technologies de l’information géographique (LaSTIG), équipe COGIT, IGN France
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Jérémie Ory, « Carte à la une : les cartes topographiques ont du style ! », Géoconfluences, novembre 2017.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/les-carte-topo-ont-du-style