Carte à la une. Le modèle de l’île tropicale à l’épreuve de nos représentations : la carte de Saint-Marie (Antilles britanniques)
Catherine Bras, professeure agrégée de géographie - académie de Grenoble
Bibliographie | citer cet article
Document 1. L’organisation spatiale de Saint-Marie |
Une organisation spatiale caractéristique des Antilles
Bordée à l’est et au sud par la mer des Caraïbes et située entre la Guadeloupe et la Dominique, Saint-Marie est une petite île dont la superficie est d’environ un dixième de celle de la Guadeloupe. Elle jouxte Saint-Robert, possession française avec laquelle elle se dispute l’îlot de Spinner’s Rock. Sa capitale, Honoré, implantée au sud sur la côte sous le vent, est son principal port. Des ferries la relient régulièrement à la Guadeloupe mais assurent aussi des liaisons régulières avec Sainte-Lucie et Antigua. Sur la côte nord, Port-Royal est la seconde ville de l’île. Le point culminant, le Mont Esmée, est un volcan endormi depuis plus de 80 ans, mais toujours menaçant comme le prouvent les zones d’exclusion qui couvrent l’ouest de l’île. Des mornes secondaires, notamment le Mont Saint-Clair qui domine Honoré, donnent au relief un modelé très morcelé.
Les principales ressources de Saint-Marie sont la canne à sucre, destinée à la production d’« un des meilleurs rhums des Antilles » (selon les locaux) mais aussi le tourisme et les activités bancaires. Dépendance britannique, dirigée par un gouverneur, et divisée en deux districts (Honoré, Port-Royal), elle fut un temps colonisée par les Hollandais et surtout par les Français (30 % de la population est encore de nos jours d’origine française), ce dont témoigne la toponymie : les lieux dits se nomment Blois, Île de Sébastien, plage du Sainte-Catherine…. Son organisation spatiale correspond bien, à quelques détails près, à l’île tropicale modélisée en 1986 par Roger Brunet dans son « épure de la Guadeloupe » puis en 1990 dans la Géographie Universelle.
Vous l'avez sans doute déjà compris : cette île n’existe pas ! Il s’agit en réalité de l’île fictive qui sert de cadre à la très médiatique série télévisée britannique Death in paradise, diffusée en France sous le nom de Meurtres au paradis. Tournée dans le village de Deshaies en Guadeloupe, elle narre les enquêtes criminelles de la police d’Honoré, et s’inspire très fortement, dans une ambiance un peu désuète, des œuvres d’Agatha Christie mais aussi de Conan Doyle. Lancée en 2011, cette série en est à sa 9e saison en 2020 et rencontre une audience considérable au Royaume-Uni (8,5 millions de spectateurs en moyenne par épisode) mais aussi, à un degré moindre, en France : en 2019 et 2020, plusieurs épisodes des saisons 8 et 9 ont dépassé les 5,5 millions de spectateurs… et la saison 9 a été diffusée à 21 h 05 à l’heure de grande écoute sur France 2. Meurtres au paradis est enfin diffusé depuis 2018 en Suisse avec un succès grandissant.
Cette série interroge le géographe en raison de son succès et car les territoires qu’elle narre, voire qu’elle produit, sont partagés par des millions de téléspectateurs. Comme beaucoup de séries actuelles ((Que l’on pense à la série « Meurtres à… », suite de téléfilms lancée en 2013 par France 3 (« Meurtres à Saint-Malo », « Meurtres à Collioure »…) et ses 44 épisodes (juin 2020), tous clairement localisés, ou encore à la série américaine, les Experts (à Miami, à Manhattan))), Meurtres au paradis prend en effet soin de nous fournir « un univers spatial profond qui correspond à nos valeurs culturelles » (Pleven 2017). Surtout, le cadre géographique tient un rôle central. Les lieux structurent le scénario des différents épisodes : c’est parce qu’il y a un volcan, un parc national, parce que l’on y produit du rhum, parce que l’on y fait du tourisme… que l’action avance. En somme le cadre narratif procure une géographicité au récit.
Ce cadre est ici renforcé par la présence d’une carte que l’on retrouve systématiquement dans chaque épisode. C’est celle-ci qui est réinterprétée en document 1. Affichée derrière le bureau de l’inspecteur, et donc toujours nettement repérable, elle est filmée, parfois de façon éphémère, parfois plus longuement, dans l’intégralité des 72 épisodes. Elle est donc un invariant, un des points nodaux d’une série, marquée par ailleurs par la valse des acteurs principaux.
Une seconde carte (document 3), également présente dans les 72 épisodes, se situe juste au-dessous de la précédente. Elle représente une grande ville portuaire (des rocades, des échangeurs, des darses, un port industriel) qui ne correspond manifestement pas au petit port d’Honoré / Deshaies (il y a en réalité à peine plus de 4 000 habitants à Deshaies). Ce plan n’est pas seulement un accessoire du décor, il n’est pas qu’ornemental. Il est là car il correspond à nos archétypes et à nos présupposés en cartographie (« une carte de port, ça doit ressembler à ça ») … et tant pis si les lieux de l’action, en grande partie ceux de Honoré / Deshaies, permettent bien de visualiser que la carte est fictive. Le décalage est réel avec la réalité filmée du terrain, c’est-à-dire un village… et non une ville portuaire d’envergure du type de Pointe-à-Pitre par exemple.
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Document 3. Neuf saisons, quatre inspecteurs successifs… mais la permanence de deux cartesSource : Meurtres au Paradis, 1.1 42’36”, 6.1 18’38”, 8.3. 20’13” et 9.6 31’36” |
Le rôle de la carte : conforter nos imaginaires géographiques
Meurtres au paradis évoque un Ailleurs onirique, une certaine idée du paradis révélatrice de nos archétypes et de notre inconscient : scènes de marché devant le poste de police (les noix de coco coupées qui illustrent au moins 15 épisodes), travellings sur les plages de sable blanc, chaleur, rhum, reggae, vaudou ((Présent par exemple en saison 1.7, en 2.1, en 4.1, en 7.5 et qui résonne comme un arrière fond culturel exotique.))… Mais ce qui est important ici est que l’archétype de l’île tropicale se double de sa représentation cartographique.
Pourtant cette carte n’est pas utile à l’action : au contraire d’autres cartes utilisées au fil des épisodes ((Par exemple le véritable plan de Deshaies, la carte topographique du Parc National (4.6), la cartographie fictive du volcan (6.1), ou encore la carte de situation de l’île, ici représentée en document 4.)) (document 4), les enquêteurs ne s’y réfèrent pas. Elle n’est là que comme un cadre bien visible pour rappeler l’existence de l’ile, pour signifier sa vraisemblance. D’ailleurs, dans le scénario, les indications géographiques précises sont assez rares et sont remplacées par une description toujours un peu vague (« dans les champs de canne », « dans le parc national », « au pied du volcan », « au nord de l’île ») … Meurtres au paradis est donc aussi révélateur de l’imaginaire de la carte : plus encore qu’à localiser, la cartographie vise à certifier l’authenticité du lieu. Alors même qu’on ne localise que rarement dans cette série, la cartographie a une importance symbolique. Non questionnée, jamais regardée même, la carte sert à signifier l’existence du lieu : elle valide la véracité de Saint-Marie.
Document 4. Saint-Marie ou la certification par la carte que l’île existe !Source : Meurtres au Paradis, 5.2., 17 min 27 s. |
Cette carte rationalise donc un imaginaire géographique : c’est l’idée de l’île tropicale, « de l’île de la tentation » (Pelletier et Redon 2012, reprenant le titre d’un jeu télévisé) qui est ici modélisée. Cette représentation est issue d’un dialogue, d’une co-construction entre les réalisateurs et le public. Par un processus d’encodage, les réalisateurs fournissent des éléments – dont cette carte – que les téléspectateurs décodent en fonction d’un « horizon d’attente » (Jauss 1990, Bourgeat 2017. Bourgeat et Bras 2014) forgé par un fonds culturel largement partagé.
En effet, puisque la série nous l’affirme, carte à l’appui, et que nous sommes des millions de téléspectateurs à partager cette expérience télévisée… alors « le paradis, ça doit sûrement ressembler à ça » ! La série agit donc à la fois comme un révélateur d’archétypes et, du fait même de son audience, comme un outil de renforcement de ces mêmes archétypes (Meunier 2019) ; elle « reproduit des imaginaires géographiques autant qu’elle crée des géographies imaginaires » (Pleven 2017). Mais, finalement, tout autant qu’un imaginaire lié à l’idée de l’île tropicale, la carte de Saint-Marie révèle aussi un autre imaginaire : celui de la scientificité de la cartographie, c’est-à-dire de l’idée – fausse, mais profondément ancrée –, que toute carte est « juste », qu’elle représente la réalité… voire qu’elle est la réalité ! En somme, elle fonde l’illusion de la « rigueur de la science » (Seriot 2000, Chamussy 1982).
Cette cartographie diégétique correspond donc au modèle de l’île tropicale qui fait d’ailleurs le succès de la série. Mais surtout elle parle de nous car elle correspond à notre perception collective : l’île tropicale est bien un lieu commun de notre culture, et la carte de Saint-Marie en est une preuve de plus.
Bibliographie
Le corpus étudié
Death in paradise. Série imaginée par Robert Thorogood et produite par la BBC depuis 2011. Traduite en français sous le nom Meurtres au paradis et diffusée en France depuis 2013 et en Suisse depuis 2018. 9 saisons de 8 épisodes. 10e saison prévue pour 2021. Les références aux épisodes précis sont mentionnées dans le texte ci-dessus par : saison.épisode (par exemple : 3.1).
Les références
- Bourgeat Serge. « La montagne de Shining (Stanley Kubrick 1980) : légendes noires et territoire de la folie ». Les Cafés géographiques, janvier 2017.
- Bourgeat Serge et Bras Catherine. « Le monde de James Bond : logiques, pratiques et archétypes ». Annales de géographie, 2014/1-2 n° 695-696.
- Brunet Roger 1986. « Une épure de la Guadeloupe ». Mappemonde. 1986. N° 4.
- Brunet Roger et Dollfuss Olivier (dir.). Géographie Universelle. Mondes nouveaux. Belin-Reclus 1990.
- Chamussy Henri. « La carte de l'Empire ». Brouillons Dupont, 9, 1982, p. 51-59.
- Clouet Yves. 1997. « Un modèle de développement insulaire ». In : Quelle géographie au CIRAD ? Séminaire de géographie 1995-1996. Clouet Yves (ed.), Tonneau Jean-Philippe (ed.). CIRAD-SAR. p. 206-219.
- Couix Gilles et Desse Michel. « Îles tropicales et chorèmes ». Mappemonde. 3. 1992.
- Jauss, Hans Robert. Pour une esthétique de la réception. 1990. Tel Gallimard. 2002
- Christophe Meunier. « La gentrification des campagnes anglaises à travers la série télévisée britannique Inspecteur Barnaby », Cybergeo : European Journal of Geography, E-Topiques, 26 juin 2019.
- Pelletier Philippe et Redon Marie « Les îles de la tentation. Géographie de l’attractivité insulaire ». Les Cafés géo. Paris. 31 janvier 2012. Compte-rendu par B. Leborgne.
- Pleven Bertrand. « Quelle géographie dans les séries modernes ? » Les Cafés Géo, le 25 juin 2017.
- Seriot Patrick. « Limites, bornes et normes : la délicate constitution de l'objet de connaissance en sciences humaines ». Colloque GéoPonts, 2000, p. 125-139
Serge BOURGEAT
Agrégé et docteur en géographie, académie de Grenoble
Catherine BRAS
Professeure agrégée de géographie, académie de Grenoble
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Serge Bourgeat et Catherine Bras, « Le modèle de l’île tropicale à l’épreuve de nos représentations : la carte de Saint-Marie (Antilles britanniques) », Géoconfluences, août 2020. |
Pour citer cet article :
Serge Bourgeat et Catherine Bras, « Carte à la une. Le modèle de l’île tropicale à l’épreuve de nos représentations : la carte de Saint-Marie (Antilles britanniques) », Géoconfluences, août 2020.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/saint-marie-ile-tropicale