Vous êtes ici : Accueil / Informations scientifiques / Dossiers régionaux / Le Brésil, ferme du monde ? / L'agriculture brésilienne en mouvement, tensions et défis

L'agriculture brésilienne en mouvement, tensions et défis

Publié le 13/01/2025
Auteur(s) : Marie-Françoise Fleury, maîtresse de conférences en géographie - Université de Lorraine Metz, LOTERR
Hervé Théry, directeur de recherche émérite au CNRS-Creda - professeur à l'Université de São Paulo (PPGH-USP)

Mode zen PDF

Les performances de l'agriculture brésilienne permettent au pays d'être un géant agricole mondial, mais le prix à payer est extrêmement lourd : d'une part des inégalités rurales très marquées, d'autant qu'aucune réforme agraire d'envergure n'est venue corriger les écarts, et d'autre part des conséquences environnementales globales dont on ne peut plus feindre d'ignorer l'ampleur. Or, satisfaire la demande implique soit d'augmenter les rendements, soit d'étendre les surfaces : ce dilemme n'est pas le moindre des défis à relever pour la "ferme du monde".
Sommaire
  1. 1. Des activités agricoles entre réactivité et mobilité
  2. 2. Tensions et conflits sociaux et environnementaux

Mots-clésciter cet article

Cet article est la version 2025 d'un précédent texte d’Hervé Théry, paru en 2009, qui reste accessible en archive.

L’agriculture brésilienne n’est pas seulement puissante et diverse (voir cet autre article), elle est aussi extrêmement dynamique : elle est réactive aux demandes des marchés et spatialement mobile. Le côté le plus original du dynamisme des activités agricoles brésiliennes est la présence de fronts pionniers actifs, devenus rares dans le monde actuel, qui se traduit par une conversion massive de terres forestières. Ils sont causés par une évolution permanente des productions agricoles, une adaptation perpétuelle aux marchés mondiaux, qui provoque un déplacement des productions agricoles et de l’élevage bovin, mais aussi par la quête incessante de terres de la part tant des petits paysans que d’entrepreneurs visant à produire pour le marché mondial. Ces deux motifs ont une résultante commune, la présence d’un « arc de déboisement » qui avance sur les marges amazoniennes.

Les tensions sont donc à la fois sociales et environnementales, les premières sont liées à un partage de la terre très inégal entre microfundios, minifundios et latifundios, qui provoque des conflits violents, entraînant des dizaines de morts par an. Les secondes, de plus en plus critiquées au Brésil et à l’étranger, vont nécessiter à court terme une adaptation au changement global, ces mouvements ruraux étant mis dans une situation critique par l’accentuation du changement climatique et les politiques mises en place pour y réagir. Peut-on alors envisager au Brésil une transition agricole ?

 

1. Des activités agricoles entre réactivité et mobilité

Les activités agricoles brésiliennes offrent un panel de productions aussi variées que mouvantes sur le territoire brésilien.

1.1. L’évolution de fronts pionniers

On assiste depuis de nombreuses décennies à la progression de fronts pionniers sans équivalent à l’heure actuelle dans le monde, tout en rappelant ceux des États-Unis au XIXe siècle ou, plus près dans le temps et dans l'espace, ceux du café dans les États de São Paulo et du Paraná dans les années 1930 et 1940, magnifiquement analysés par Pierre Monbeig (document 1).

Document 1. Modèles pionniers d’hier et d’aujourd’hui

Modèle front du café et front du soja brésil

Dans leur définition la plus générale, les fronts pionniers sont un processus d’aménagement dans le temps et dans l’espace qui vise à la mise en valeur économique d’un espace considéré par ses aménageurs comme « neuf » ou « vierge », Ces politiques volontaristes étatiques avaient et ont pour but de valoriser les terres conquises et de les mettre en culture mais aussi d’y établir une souveraineté nationale.

Les espaces ruraux brésiliens sont toujours en pleine évolution, à l’image de ces fronts pionniers agricoles amazoniens. Passer d’une zone quasi vide à une zone intégrée, cultivée et habitée relève de la volonté d’abord de l’État, aux motivations principalement géopolitiques, et du dynamisme conquérant des pionniers, à la recherche permanente de nouvelles terres pour eux et pour les générations futures. De 1964 à 1985, le Brésil connaît une dictature militaire peu encline à effectuer une réforme agraire, pourtant réclamée par les petits éleveurs et agriculteurs du Nordeste, accablés par des crises climatiques causant de graves périodes de sécheresse et surtout un sous-développement chronique avec des structures foncières très inégales entre latifundios et minifundios. Pour éviter cette réforme agraire, l’État brésilien propose donc le déplacement de populations nordestines vers la région Nord, plus connue sous le nom d’Amazonie brésilienne. Ces migrations internes, dans le cadre du Plan d’Intégration Nationale (PIN) voulu par Emilio Garrastazu Médici, général et président de la République de 1969 à 1974, étaient destinées à peupler plus densément l’Amazonie brésilienne par des populations autres que les populations originelles en donnant « des terres pour les hommes sans terres, des hommes pour les terres sans hommes », mais aussi avec cet autre mot d’ordre : « intégrer l'Amazonie, pour ne pas la brader », dans l’État du Pará et les territoires fédéraux du Rondônia et du Roraima. L’idée, via différents types de colonisation, est de développer l’agriculture vivrière puis commerciale et l’élevage extensif avec, en arrière-pensée, la volonté de coloniser inexorablement vers l’ouest de la région amazonienne.

Les fronts pionniers ne peuvent exister qu’avec la construction et l’ouverture d’axes routiers permettant le désenclavement des espaces en devenir. Ils permettent l’arrivée et le déplacement des colons, le peuplement et l’exploitation de la région mais aussi une intensification des défrichements et les premières grandes destructions forestières. Les dommages s’accentuent quand les activités agricoles, pastorales et forestières entrent en interaction, car de plus en plus de terres forestières sont maintenant dévolues à l’agriculture et à l’élevage. La dynamique des fronts pionniers s’articule autour des grands propriétaires terriens. Aujourd’hui, on y trouve d’immenses exploitations de soja, de cacaoyers, de caféiers, de cotonniers, de poivriers, de céréales (blé, maïs, riz…), et des immenses fazendas d’élevage bovin. Ces nouveaux fronts pionniers agricoles sont devenus les nouveaux greniers du pays, comme la région du Centre-Ouest du Brésil ou l’État du Pará, dans la région Nord.

La mise en valeur agricole s’accompagne du développement d’infrastructures de communication permettant l’exportation des produits agricoles et d’élevage :

  • La route BR364 est l'un des principaux corridors du Brésil. Traversant des régions à faible densité de population, elle relie l'Amazonie au reste du pays et elle l'ouvre aux pays voisins, Venezuela, Bolivie et Pérou.
  • L’extension du soja s’effectue le long de la BR 163 selon un axe Nord-Sud entre Cuiabá, et le Sud.
  • Les fleuves navigables vers les ports d’exportation : Amazone entre Iquitos et Belém, fleuves Paraguay et Paraná vers Buenos Aires.
  • Le chemin de fer Nord-Sud (Ferrovia Norte-Sul) s'étend sur 2 257 km, du port d'Itaqui près de São Luis, au port de Santos, près de São Paulo. Le chemin de fer dessert essentiellement les exportations agricoles, comme le soja, le maïs et le coton. Les produits agricoles représentent environ 21 % de l'ensemble des marchandises transportées, dont la moitié sur ce corridor particulier.

1.2. Une évolution permanente des productions agricoles

Pour la plupart des pays sud-américains, la principale marge de progression des productions végétales et animales, en dehors des forêts que l'on peut vouloir préserver, se trouve dans les pâturages occupés par l'élevage extensif depuis les colonisations espagnole et portugaise. C'était, avec les plantations de canne à sucre, de café, de cacao ou de bananes, l'activité essentielle des latifundios, les grandes propriétés occupées par les conquistadores et leurs descendants, alors que les minifundios, dans lesquels étaient cantonnées les paysanneries indiennes, se consacraient à l'agriculture vivrière.

Avec l'intensification de l'élevage, des espaces se sont libérés sans diminution de la production, bien au contraire. En Amazonie brésilienne l'Embrapa, l’équivalent brésilien de l’INRAE, recommande un taux de charge d'une tête de bétail à l'hectare, au lieu d'une tête pour trois ou quatre hectares comme c'est bien souvent le cas actuellement.

Ainsi, le recru forestier est mieux contrôlé et des milliers d'hectares déjà déboisés sont disponibles pour d'autres cultures, le soja par exemple lorsque le climat le permet, ou pour des reboisements. D’une manière générale, le gain de terres par déforestation est complété, et non substitué, par les gains de productivité sur les terres déjà défrichées.

Le secteur agro-alimentaire brésilien a su et sait toujours s’adapter rapidement aux demandes des marchés mondiaux. Produisant autrefois des vins de piètre qualité, ses producteurs ont su progresser et adapter leur vinification aux normes attendues par les acheteurs étrangers, en développant sa filière dans le Sud du pays, au point que le groupe LVMH s’est installé dans la ville de Garibaldi, dans le Rio Grande do Sul (Sud), et y produit le Chandon do Brasil. Dans la Serra gaúcha, autour de Garibaldi et Bento Gonçalves, puis dans la région de la Campanha gaúcha, dans l’extrême sud, on produit aujourd’hui des vins de qualité à base de merlot, de cabernet sauvignon, de tannat et de chardonnay.

Il en est de même sur d’autres productions spécialisées activement demandées sur les marchés internationaux comme le soja par exemple. En effet, le Brésil dispose de vastes terres arables disponibles dans des conditions agronomiquement viables. La capacité d’adaptation de ce pays est remarquable dans un contexte de recul des surfaces agricoles en Europe et en Amérique du Nord, en même temps que l'Asie peine à satisfaire une demande croissante et que l'Afrique ne se prête guère au développement d'un complexe agro-industriel à grande échelle. À cet instant, le Brésil continue d’apparaître comme un eldorado agricole.

Cette adaptation aux marchés mondiaux s’explique aussi par l’existence de l’agrobusiness brésilien, une agriculture productiviste utilisant les matériels et les méthodes de production des plus perfectionnées. Le Brésil reste le principal terrain d’expansion d’une agriculture ayant recours aux dernières innovations des biotechnologies et particulièrement aux organismes génétiquement modifiés (OGM), dont le choix a été précoce. Depuis une vingtaine d’années, les firmes ont mis au point de nouvelles variétés transgéniques de blé, de maïs, de soja, de coton mais aussi de légumes. Ces variétés présentent des avantages comme la résistance aux pesticides et aux herbicides, ou la richesse en protéines (le maïs transgénique ayant le même apport protéinique que le lait). Les inconvénients sont les incertitudes sur la possible dissémination dans la nature des gènes modifiés, et une dépendance des producteurs aux géants mondiaux de l’agrochimie. L’entreprise américaine Monsanto, qui dominait le marché avant d’être rachetée en 2016 par l’allemand Bayer, est devenue ainsi le numéro 1 mondial de l’agrochimie. Aujourd’hui on note en plus la présence de Cargill mais aussi de groupes brésiliens comme Amaggi et JBS.

La stratégie brésilienne est de continuer de développer son industrie agroalimentaire et d’« inonder » le monde de ses productions, devenant ainsi une des agricultures les plus puissantes, voire un géant agricole mondial, au risque de l’accélération des changements globaux. Cette intensification des cultures commerciales engendre une concurrence entre ces dernières et les cultures vivrières. Parmi des cultures commerciales, certaines sont destinées à la fabrication d’agrocarburants, comme la canne à sucre pour la filière éthanol et le colza, le soja ou le tournesol pour la filière des huiles végétales. Précurseur, le Brésil avait lancé dès 1975 le programme Proalcool pour promouvoir l’utilisation de l’alcool de canne à la place de l’essence.

Afin d’être toujours présent sur les marchés mondiaux, les agriculteurs brésiliens ont su adapter leurs cultures et les lieux de productions de ces derniers. L'un des aspects les plus frappants de la capacité d'adaptation de l'agriculture brésilienne est son aptitude à modifier, presque d'une année sur l'autre, la carte de ses productions, comme en témoigne les déplacements des productions de soja mais aussi du coton, de la canne à sucre ou du café.

Document 2. Récolte du coton, mécanisée et motorisée, dans le Mato Grosso

Récolte du coton

Machine à cueillir le coton dans une fazenda du Mato Grosso de 12 000 ha, où la taille des parcelles (elle en compte des dizaines) est de 300 ha. En France, la moyenne pour une exploitation entière est d’environ 60 ha. Cliché d’Hervé Théry, 2012.

Les cultures temporaires se sont beaucoup déplacées au cours de ces trente dernières années, à commencer par le soja, qui a migré vers le nord de plus de 2 000 km, faisant du Mato Grosso sa première zone de production. Il en est de même pour le maïs, les deux cultures étant en général associées dans la même année. Le Brésil ne produisait pratiquement pas de soja avant les années 1970, il est aujourd'hui le second producteur de graines, le premier exportateur mondial de tourteaux, et l'un des tout premiers pour l'huile. Cette progression s'est faite par la mise en culture des cerrados du Mato Grosso, du Goiás et de l'ouest de Bahia, alors que dans les « vieilles » régions de production (celles des années 1970) du Sud, il était concurrencé par d'autres productions. Le coton a suivi à peu près la même évolution que le soja, et dans ce cas également le Mato Grosso est devenu le principal producteur national (document 3). La canne à sucre a, quant à elle, confirmé la prédominance dans la région de São Paulo par rapport aux régions sucrières ancestrales du Nordeste, où elle est en déclin.

Document 3. Forte croissance et relocalisation des cultures commerciales au Brésil, 1992– 2022

soja mais haricot canne

Le riz et le manioc, cultures de base pour l’alimentation des Brésiliens, ont connu des destins divergents. La culture du riz s’est pour l’essentiel concentrée dans l’extrême sud du pays, dans le Rio Grande do Sul, tandis que celle du manioc reste encore présente dans tout le pays, mais décline dans certaines régions comme le Nordeste tandis qu’elle augmente en Amazonie, dans l’ouest de l’État de São Paulo et dans le sud du Mato Grosso do Sul.

Parallèlement, les cultures permanentes ont connu elles aussi un déplacement des principales zones de production : le café, qui a fait la richesse de la région de São Paulo, y est de moins en moins cultivé, il est aujourd’hui principalement produit dans le Minas Gerais, et secondairement dans les États de Bahia et du Rondônia, où l’on note aussi quelques cas de diminution. Pour les oranges, l’État de Bahia est en recul et c’est São Paulo qui devient la principale zone de production. Le cacao s’est lui aussi déplacé, à cause de la crise provoquée dans l’État de Bahia par la maladie dite du « balai de sorcière » et c’est désormais le Pará, en Amazonie, qui est le principal producteur. En sens inverse la production de latex d’hévéa n’est plus désormais centrée sur l’Amazonie, mais a migré vers les plantations de l’ouest de l’État de São Paulo.

Grâce à son immensité et à sa diversité, le Brésil utilise ses potentialités agricoles en fonction des problèmes internes ou des demandes mondiales, et sa position est évolutive selon les besoins nationaux ou internationaux. Les déplacements ou les changements de culture sont encouragés par les gouvernements successifs et dépendent également de la fluctuation des prix agricoles sur les marchés à terme. São Paulo et Buenos Aires sont deux marchés à terme secondaires, les principaux se situant à Chicago, Atlanta et Tokyo.

1.3. Une poussée de l’élevage bovin

Document 4. Vaqueiros dans une fazenda d’élevage bovin, Mato Grosso
vaqueiros vaqueiros

Les exploitations agricoles consacrées à l'élevage bovin dans le Mato Grosso sont parmi les plus grandes de tout le pays. Cette région, conquise dans les trente dernières années sur les savanes arborées des cerrados, a été organisée par et autour de la grande propriété. Clichés d’Hervé Théry, 2014.

L’évolution la plus remarquable est celle des cheptels bovins, qui diminuent dans le Sud (en particulier les zones traditionnelles d’élevage de l’extrême sud), dans le Sudeste (où se développe la canne à sucre) et dans le Nordeste. En revanche leur nombre augmente beaucoup dans les régions pionnières du Centre-Ouest et d’Amazonie, où les cheptels qui marquent leur avancée récente sont désormais les plus gros du pays, avec plus de quatre millions de têtes dans certaines régions (document 5).

Document 5. Importance du cheptel bovin en 2022 et son évolution entre 1992 et 2022

carte des bovins au Brésil

Le document 5 nous montre la marche des bovins vers le nord du pays, en nette relation avec l’arc de déboisement lié à la progression des fronts pionniers amazoniens, qui court du Maranhão à l'Acre et elle se situe même – ce qui est plus inquiétant encore – en avant de celui-ci, mordant sur l'État d'Amazonas, pour le moment peu affecté par les déboisements. Et si les cercles semblent petits au regard des États voisins, il s’agit tout de même de centaines de milliers de têtes de bétail. Les plus gros cercles, installés depuis un certain temps sur l’État du Mato Grosso dans le Centre-Ouest, ne sont plus les seuls, ils sont accompagnés de ceux sur les États du Rondônia et du Pará. La couleur vert foncé nous confirme cette poussée vers le nord du pays avec une évolution très positive depuis 1992. La marche vers le nord est déjà largement commencée et son rythme, déjà soutenu, s’accélère.

 

2. Tensions et conflits sociaux et environnementaux

La question agraire relie au Brésil, comme dans beaucoup d’autres espaces, deux sphères de friction et de conflictualité : la sphère sociale et la sphère environnementale, qui se superposent.

2.1. Un inégal accès à la terre

Il existe au Brésil un paradoxe des inégalités quant à l’accès et la gestion de la terre. En effet, le Brésil affiche une situation foncière complexe, héritée du passé et de la colonisation portugaise. C’est dans ce passé que prend racine la « question agraire » et l’inégal partage des terres.

Les tensions peuvent sembler étranges dans un pays où tant d'espace est disponible, où l'agriculture et l'élevage n'ont en moyenne occupé que 41 % du territoire national, dont moins de 7 % sont effectivement cultivés. Cette moyenne a de surcroît peu de sens car elle recouvre des situations très différentes : en dehors du littoral nordestin et des régions d'agriculture intensive du Sud-Sudeste, le taux d'anthropisation n'atteint nulle part 12 % du territoire de chaque commune et il tombe en dessous de 1,5 % en Amazonie. Certes, tout le territoire n'est pas actuellement disponible pour l'agriculture, des aménagements coûteux seraient nécessaires pour l'ouvrir tout entier (à supposer que ce soit souhaitable), mais aucune partie du territoire brésilien n'est inutilisable pour l'agriculture.

Document 6. Petite agriculture à Acauã, Piauí, en 2003

sertao haies sèches et petite agriculture paysanne

Dans cette partie du sertão du Nordeste, la plus grande partie du territoire est occupée par de grandes propriétés d’élevage bovin extensif et les petits agriculteurs doivent protéger leurs récoltes en construisant des haies sèches (clôtures de branchages), faute de pouvoir acheter du fil de fer barbelé. Ce qui était vrai lorsque la photographie a été prise l’est encore souvent aujourd’hui. Cliché d’Hervé Théry, 2003.

Depuis plusieurs décennies, sous la pression du Mouvement des sans-terre (MST), et grâce à la baisse du prix de la terre depuis la stabilisation de la monnaie par le Plan Real en 1994, une vaste campagne de colonisation a été lancée, et des milliers de familles ont été installées dans des assentamentos, des zones de colonisation, sur des terres expropriées ou sur des terres publiques. Malheureusement, ces dernières se situent principalement en Amazonie, dans des régions mal dotées et mal desservies, si bien que les invasions illégales de terres continuent de plus belle, dans des régions plus attractives. Même si elle a perdu de sa force, à mesure que l'exode rural se poursuit, la question de la lutte pour la terre reste donc posée et demeure au centre des rapports de pouvoir de la société brésilienne. L’absence de réforme agraire et l’insuffisance des mesures visant à régler la question foncière débouchent sur des palliatifs divers qui n’arrivent pas à lutter contre l’inégale répartition des terres. Elle n’est pas seulement « un serpent de mer » politique, qui est revenu périodiquement à la surface de l’occasion des révolutions ou de l’arrivée au pouvoir de gouvernements démocratiques et a disparu à l’avènement des conservateurs, ou après le coup d’État de 1964. L’idée d’une réforme agraire revient souvent quand les gauches sont au pouvoir et le retour des droites au pouvoir clôt cette velléité.

Sur les terres brésiliennes, dans les cinq grandes régions, la grande majorité des paysans pratique une agriculture de subsistance sur des microfundios, des structures foncières parcellisées dont la propriété moyenne individuelle est souvent inférieure à quelques hectares, résultat d’une forte densité de population autour des ressources agricoles et sur des minifundios, exploitations très petites de l’ordre de moins de 10 hectares, qui ne produisent pas de quoi couvrir les besoins alimentaires minimaux des familles.

Document 7. Parcelle d'une exploitation amérindienne en Amazonie selon le principe de l’abattis

Amazonie abattis brûlis

Les autochtones amérindiens pratiquent depuis des siècles la culture sur brûlis (voir le glossaire abattis-brûlis), mais sur de petites superficies et en associant diverses cultures sur la parcelle, pour que les plantes couvrent bien le sol et utilisent mieux les éléments nutritifs des cendres tout en limitant l’érosion. Cliché : Hervé Théry, 2012.

Elles sont essentiellement destinées à nourrir la famille ou le voisinage, sans permettre aux propriétaires de vivre décemment, les obligeant à trouver en parallèle d’autres revenus. En réalité, elles sont amenées à disparaître, devant la pression infligée par les grands propriétaires des latifundios. Le clivage qui oppose grandes et petites exploitations est aussi un clivage spatial, qui apparaît bien sur le document 8 : les petites exploitations se concentrent dans le Nordeste et en haute Amazonie, alors que dans le Sud du pays elles n'ont quelque importance que dans les régions les plus pauvres des États de São Paulo (Vale do Ribeira) et de Rio de Janeiro. Ailleurs ce sont les exploitations moyennes (10 à 100 hectares) qui l'emportent. Le domaine des grandes exploitations de plus de 100 hectares et, bien souvent, de plusieurs milliers d'hectares, correspond d'assez près à celui des savanes arborées, des cerrados dévolus à l'élevage comme à celui des savanes herbeuses et des campos au sud et au nord.

Document 8. Superficies cumulées et part des exploitation en fonction de leur superficie

Petite moyenne et grande exploitation au Brésil

Alors que les petites et moyennes exploitations sont les plus nombreuses, en particulier dans le Nordeste, les surfaces occupées par les grandes sont au total bien plus étendues, en particulier dans le Centre-Ouest avec une nette percée dans la région Nord, dans l’État du Pará et celui du Rondônia, États précurseurs de la colonisation ciblée par la dictature militaire dès le début des années 1970. Les trois cartes sont parfaitement complémentaires, montrant ainsi la juxtaposition régionale des petites et des très grandes exploitations.

Si les petites et moyennes exploitations familiales ne luttent pas, elles disparaîtront de deux façons : en se pulvérisant ou en grandissant. La première évolution est banale, liée aux partages entre les héritiers, souvent nombreux puisque les familles rurales ont habituellement plus d’enfants que les familles urbaines. On arrive alors à des situations insoutenables puisque dans des systèmes de production souvent extensifs, il faut des superficies assez importantes pour faire vivre une famille. Dans ce cas, ce sont alors les grands propriétaires voisins qui rachètent les parcelles trop exiguës. La seconde solution est de grandir, mais elle est rarement possible faute de moyens.

Document 9. Plaque d'entrée dans une grande exploitation du Mato Grosso

Panneau fazenda brésil

Comme ce panneau l’indique, le bâtiment central, ou siège d’exploitation (« sede ») de la fazenda est à cinq kilomètres de son entrée, et elle utilise des engrais Bayer. Cliché d’Hervé Théry 2014.

Malgré la grande disponibilité en terre, les conflits subsistent, à cause d'une situation agraire tendue. Les terres sont souvent accaparées par des propriétaires négligents ou absentéistes, à proximité immédiate de paysans sans terres ou ne disposant pas d'une superficie et de capitaux suffisants. C'est le cas dans le Nordeste, où cohabitent terres en friche et paysans occupant des terres sans titre de propriété, d'où la vigueur des conflits dans cette région et l'émigration des Nordestins vers l'Amazonie orientale. Lorsqu'ils y parviennent, ils entrent à nouveau souvent en conflit avec les anciens occupants ou avec d'autres immigrants, petits paysans comme eux ou éleveurs, aux méthodes parfois expéditives : ce n'est pas par hasard que la région du bico do papagaio (le « bec de perroquet », à la pointe septentrionale de l'État de Tocantins, est celle où se sont produit les conflits les plus meurtriers.

Au Brésil, la Commission pastorale de la terre (CPT) analyse, depuis sa création en 1975, les conflits fonciers dans les campagnes. En octobre 2023, elle a révélé que le Brésil avait connu, dans les six premiers mois de l’année, pas moins de 973 conflits ruraux, le nombre le plus élevé des cinq dernières années, en augmentation de 8 % par rapport à 2022. La persistance des assassinats pour la terre met en lumière le fait qu’au XXIe siècle, on meurt encore pour la terre au Brésil. Les nouveaux mouvements ruraux en sont la preuve évidente, à l’image du Mouvement des sans-terre fondé en 1984 au Brésil.

2.2. Une adaptation nécessaire au changement global

Les populations locales, et plus récemment les populations autochtones, se mobilisent pour le respect de la terre. Ces mouvements utilisent les médias les plus modernes et les réseaux sociaux pour s’assurer une audience internationale. En parallèle, des organisations non gouvernementales (ONG) les aident et relaient leurs combats pour maintenir en état la terre nourricière, comme l’appellent les autochtones amérindiens. À côté de ses brillants résultats économiques, l’agrobusiness exploite la terre sans retenue, parfois jusqu’à l’épuisement, générant un gaspillage des ressources naturelles. L’érosion des terres est la phase ultime mais avant, on note une baisse des rendements sur des sols dégradés, nécessitant la mise en place d’un nouveau rapport à la terre comme la réduction de la monoculture intensive. Ces nouveaux mouvements ruraux se recentrent sur l’opposition agriculture capitaliste/agriculture familiale, tout en y incluant de nouvelles dimensions ethniques.

Les militants écologistes, les populations autochtones et les paysans convergent pour proposer un modèle moins destructeur de la nature et des peuples, dans une lutte dont certains aspects sont spécifiques à l’Amérique latine et tout particulièrement au Brésil. L’exemple typique est celui des nouvelles grandes cultures de céréales ou de soja par exemple, inexistantes au début des années 1970, et qui ont connu une ascension fulgurante. La déforestation, la dégradation des sols, la pollution de l'eau sont des défis majeurs pour ce pays avec des conséquences environnementales et sociales désastreuses. Ces productions entraînent déboisement, drainage des zones humides, irrigation et utilisation de grandes quantités de produits agro-chimiques, pesticides et herbicides, qui polluent les rivières et les nappes phréatiques.

Le Brésil est l’une des régions les plus dangereuses pour les militants écologistes. Les appétits économiques constituent des menaces constantes pour ceux qui cherchent à préserver la nature. S’y ajoutent, dans un cocktail délétère, l’impunité récurrente des criminels, la corruption des forces de l’ordre, des magistrats ou encore le manque de moyens de la justice. Les assassinats d’ambientalistas célèbres se sont multipliés dans toute l’Amérique latine et principalement au Brésil.

Les changements climatiques ont des conséquences importantes sur les performances agricoles. L’augmentation de nombre et de la fréquence des phénomènes météorologiques extrêmes, les longues sécheresses, l’assèchement et l’érosion des sols, les glissements de terrain, les incendies de forêt, les inondations, etc. sont des réalités de plus en plus fréquentes pour les populations brésiliennes. L'adaptation aux changements climatiques devient un défi crucial et les pays d’Amérique latine, dont le Brésil, en ont conscience. Un des grands défis des secteurs de l’agriculture est de répondre aux besoins croissants en produits alimentaires, malgré l’aggravation des conditions de production et sans étendre la superficie des terres cultivées ou des pâturages. Le danger majeur est que les terres agricoles ne cessent d’empiéter sur les terres forestières et les savanes pour compenser la baisse de productivité en augmentant les surfaces de production, et donc d’encourager les défrichements qui augmentent les émissions de gaz à effet de serre et contribuent davantage au changement climatique. Selon la FAO, il faut se tourner vers une agriculture intelligente, afin de développer des pratiques localement adaptées qui améliorent les systèmes de production en augmentant durablement la productivité et en réduisant les effets néfastes du changement climatique.

Les espaces agricoles brésiliens sont au cœur du changement global. Les enjeux liés à la durabilité sont majeurs : maintenir la croissance économique et agricole, réduire les inégalités liées, entre autres, à l’accès à la terre, tout en maintenant la croissance économique et agricole et en préservant l’environnement.

Les espaces agricoles productivistes sont les plus insérés dans la mondialisation et les moins inclusifs : l’extension des grandes exploitations de soja ou d’élevages extensifs contribuent au maintien des inégalités sociales. Leurs dépendances aux intrants, aux OGM et aux marchés mondiaux s’ajoutent à une dégradation majeure de l’environnement : ce modèle est de plus en plus contesté par des acteurs publics ou privés qui souhaitent valoriser l’agriculture familiale. La transition agricole s’appuie, en effet, sur la promotion d’une agriculture familiale et d’une intégration à la mondialisation plus inclusive et durable. Les petits exploitants participent déjà au dynamisme du secteur agricole et à ses activités exportatrices, en particulier pour la production de café, de cacao et de fruits tropicaux. Soutenus pour certains par des ONG, ils s’adaptent au changement climatique en modifiant leurs pratiques agricoles plus respectueuses de l’environnement et contribuent à une croissance plus inclusive. Cependant, certains espaces agricoles demeurent en grande difficulté : les obstacles structurels, le maintien de la pauvreté excluent les petits paysans et favorisent les marchés parallèles des narcotrafiquants.

Pour parvenir à une croissance agricole inclusive, les pouvoirs publics devront non seulement mettre en place des législations pour réduire l’empreinte environnementale de l’agriculture productiviste, mais aussi adopter différentes stratégies passant par la poursuite des programmes de protection sociale et la mise en place de programmes ciblant les petites exploitations familiales, mais aussi par le renforcement les liens avec les chaînes de valeur mondiales, la réduction des inégalités entre agriculteurs et agricultrices, et la multiplication des débouchés offerts à la jeunesse rurale. Les acteurs de l’agrobusiness seront ils réceptifs à ces demandes ?

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : agriculture | autochtonie | agriculture familiale | agriculture productiviste | agrobusiness | changement climatique | élevage | front pionnier | latifundisme | microfondisme | Mouvement des sans-terre.

 

Marie-Françoise FLEURY

Maîtresse de conférences à l’Université de Lorraine Metz, laboratoire LOTERR

Hervé THÉRY

Directeur de recherche émérite au CNRS-Creda, professeur à l’Universidade de São Paulo (USP-PPGH)

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Marie-Françoise Fleury et Hervé Théry, « L'agriculture brésilienne en mouvement, tensions et défis », Géoconfluences, janvier 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/etpays/Bresil/BresilScient.htm

Retour en haut