Penser la ville de demain en sixième : un exemple de démarche prospective au cycle 3 (quartier Valmy, Lyon)
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La géographie est une matière scolaire à haut potentiel. Pour les jeunes élèves, je la vois comme une porte d’entrée sur le Monde, sur la sphère publique, sur l’altérité. Elle peut être une dialectique entre les expériences personnelles de l’espace en dehors de la classe et les savoirs scientifiques à acquérir en classe. La géographie scolaire invite à réfléchir mais doit aussi donner à voir, à observer, à toucher, à interroger, à rencontrer et c’est précisément à ce titre que je vois la classe comme un laboratoire. Tout est matière à géographie. Aujourd’hui, la géographie est également fondamentale pour comprendre la puissance des activités humaines qui compromettent les conditions d’habitabilité de la planète à l’ère de l’anthropocène. C’est-à-dire que nous avons le devoir, en tant qu’éducateurs, de faire comprendre aux élèves, futurs citoyens et citoyennes, que le monde n’est pas fait d’objets isolés, sans interactions les uns avec les autres. Nous ne sommes pas des êtres hors-sol. Il s’agit de poser les jalons, dès le plus jeune âge, d’une analyse systémique de l’espace. Il me semble que de ne pas se limiter à l’usage du manuel scolaire permet de rendre plus concret l’ensemble de ces postulats, plus précisément par l’expérience de l’espace proche sur lequel les interactions individus/environnement peuvent être vues comme un processus d’apprentissage. En somme, il s’agit de décloisonner la classe, de l’ouvrir sur le monde réel (Gaujal, 2016).
J’enseigne depuis cinq ans au collège Jean de Verrazane à Lyon, un établissement classé REP (réseau d’éducation prioritaire), et j’expérimente avec mes classes de sixième des projets matérialisant des scénarios qui répondent à une thématique du programme scolaire : « Comment mieux habiter la ville de demain ? ». Pour envisager celle-ci, les élèves peuvent faire part de leur imagination, de leurs propositions avec leurs points de vue. Cet article propose une description et une réflexion théorique sur ce travail effectué pendant l’année scolaire 2018-2019.
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Document 1. Schématisation du projet
1. Une démarche prospective située dans un contexte spatial
Pour saisir les enjeux de la ville de demain autour de l’aménagement durable de l’espace, le lieu d’étude le plus pertinent me semble être l’espace proche autour du collège, c’est-à-dire le quartier Valmy dans le 9e arrondissement de Lyon. C’est dans ce cadre spatial que peut se déployer une démarche prospective.
1.1. Le cadre spatial : le quartier autour du collège, un espace proche
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Si je fais le choix de travailler l’espace proche du collège en sixième, c’est qu’il présente plusieurs intérêts. Il est vrai que depuis la réforme du collège et des programmes de 2015, l’espace proche est désormais privilégié en début de cycle 3, c’est-à-dire au CM1 ou CM2 ((Depuis 2015, le cycle 3 comprend les deux dernières années de primaire et la première année de collège soit CM1, CM2, sixième.)), à travers le thème 1 : « Découvrir le(s) lieu(x) où j’habite ».
Mais je ne peux me résoudre à l’éluder et cela pour plusieurs raisons : d’abord parce que l’espace qui entoure le collège constitue un espace vécu majeur dans la vie des élèves. L’analyse de leurs pratiques, des usages, des conflits d’usages invitent ainsi à dépasser les conceptions réductrices et normatives de l’espace et à envisager la société dans sa diversité (Micha, 2017). Ensuite parce que, sur cette portion d’espace localisé en dehors des murs du collège viennent se croiser et interférer de multiples acteurs. Analyser les jeux actoriels qui s’y déploient permet dès lors d’en faire un espace d’apprentissage précieux, dans son acception citoyenne. Enfin parce que la localisation de l’établissement, 5 place Ferber, offre un champ d’analyse considérable : concentré d’urbanité, le quartier recèle, à portée de vue, toutes les composantes de l’Habiter au sein de la métropole lyonnaise. Ma salle de classe donne sur la place Ferber : il suffit de regarder par la fenêtre de la classe pour observer la réalité géographique de notre sujet : mobilités et infrastructures, lieux de résidence, espace de loisirs, bâtiment administratif, densité de population, flux de personnes… L’étude approfondie des lieux permet aux élèves d’observer des réalités géographiques concrètes et de s’exercer au raisonnement géographique (BOEN, 2015, p. 183). Il est aussi beaucoup plus facile d’organiser des sorties d’observations aux environs du collège, avec un gain de temps considérable et une logistique facilitée : cela évite par exemple de passer par l’intendance du collège pour se procurer des tickets de transport. J’ajouterais que le travail proposé aux élèves est un moyen pour eux de redécouvrir leur espace vécu, en dehors de leurs mobilités quotidiennes (domicile–collège et loisirs). Il s’agit largement d’élargir leur capital géographique, pour des enfants qui, bien souvent, ont peu de capital culturel (Bourdieu et Passeron, 1964). Enfin l’espace proche est particulièrement adapté à la démarche prospective.
1.2. La démarche prospective au service de la compréhension de l’Habiter
Habiter, cela s’apprend. C’est chercher à devenir autonome, c’est être capable d’aller et venir et trouver sa place. Habiter c’est aussi savoir (Lazzarotti, 2018). Les différentes facettes de cette notion, non exhaustives, se retrouvent au cœur de la didactique géographique du cycle 3 depuis la réforme des programmes en 2015. Elle peut permettre aux élèves de mieux cerner et s’approprier l’objectif et les méthodes de l’enseignement de la géographie (BOEN, 2015, p. 183), autant qu’elle favorise une démarche citoyenne, dans son approche du « vivre ensemble » sur un espace donné.
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Si Habiter ne se réduit pas à résider, premier écueil pour les élèves, je voulais penser un dispositif qui consiste à observer les façons dont l’espace de vie est organisé et pratiqué. La démarche prospective est ainsi particulièrement adaptée à l’étude de la ville de demain. Ce qui m’intéresse précisément dans la géo-prospective, ce ne sont pas tant ses objectifs de chercher à réduire les incertitudes du futur en proposant une multitude de scénarios que son attitude. La prospective nous invite, collectivement, à comprendre les enjeux de l’avenir de nos espaces. C’est donc tout autant un outil pour enseigner la géographie en pensant à long terme qu’une démarche collective. Si la prospective pose la question de l’aménagement du territoire, appliquée en classe elle est vectrice de projets concrets dont les élèves sont moteurs.
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Toutefois, le piège de la prospective serait de ne regarder que vers demain. Il me semble en effet absolument impossible de faire table rase des logiques actuelles, des dynamiques récentes ou de l’histoire de la construction d’un quartier pour appréhender son futur. J’intégrerai un volet « histoire du quartier » dans mon prochain projet pour mieux travailler l’articulation « passé-présent-futur ».
2. Retour sur les étapes d’un projet au long cours
Pour que les élèves se projettent dans la ville de demain, je leur ai expliqué que nous allions fonctionner différemment des cours habituels, dialogués ou fondés sur l’analyse de documents, notamment ceux qui venaient d’être fait sur le chapitre des métropoles, à travers les études de cas de Lagos et New York. Désormais il s’agissait pour eux d’imaginer à quoi pourrait ressembler le quartier Valmy en 2040. Il paraissait important de ne pas seulement imaginer des scénarios farfelus mais d’ancrer le projet dans le présent, car la ville de demain n’est pas déconnectée des problèmes d’aujourd’hui, ce qui représente pour les élèves un élément de compréhension primordial d’une urbanité durable. Il fallait que les élèves s’imaginent qu’en 2040 ils auront 30 ans, c’est-à-dire que c’est en tant qu’adultes qu’ils habiteront cette ville. Ce n’est pas aisé pour un préadolescent de dix ou onze ans de se mettre dans la peau d’un adulte au mode de vie si éloigné du sien. Il y a d’ailleurs un intérêt à se poser la question du point de vue des propositions faites par les élèves : est-ce qu’ils proposent des solutions à hauteur d’enfant ou d’adulte ? Pour mes projets, j’ai clairement orienté les élèves vers la deuxième option. Par exemple, j'ai rapidement dissuadé les scénarios type « des McDonald’s partout » ou des « plateformes pour vaisseaux spatiaux ». Je pense aussi que consciemment, et parce que leur travail va être présenté devant des adultes, je suis en tension entre leur laisser présenter une vision d’enfant qui pourrait être perçue comme peu crédible (de la part des adultes) et une nécessité d’ « académiser » les propositions que les élèves peuvent faire pour les rendre plus crédibles. Cependant, par rapport à l’expérience de ma première année, j’ai ensuite laissé plus de liberté aux élèves, en acceptant la possibilité de scénarios utopiques et dystopiques. Je pense qu’il nous faut rester émerveillé par l’imagination dont est capable un enfant et réfléchir à notre propension à envisager les enfants comme des acteurs sociaux, producteurs de connaissances ou d’engagements. À ce titre, la plaque apposée sur la place Ferber par la mairie en l’honneur du travail réalisé par mes élèves pendant l’année 2017-2018 est une matérialisation et une reconnaissance de leur engagement qui constitue une grande fierté pour elles et pour eux.
Document 3. Plaque commémorative apposée par la municipalité sur la place du collègeCliché : Florian Pons, 2019. |
Accepter ou excepter des scénarios avec des « vaisseaux spatiaux » permet d’esquisser une discussion sur la ville de demain et la sémantique utilisée pour la nommer : inclure des scénarios avec des technologies très avancées ferait plutôt appel à la science-fiction, et l’on pourrait donc parler de ville futuriste, ce qui n’a pas le même sens que la ville de demain, dont l’expression renvoie à la réalité du monde aujourd’hui. Les termes sont importants et doivent être explicités : lors de ma première année de projet, un élève avait littéralement interprété la ville de demain comme la ville du jour suivant…
2.1. Un travail introductif
En exercice d’introduction, les élèves travaillent sur un plan du quartier sur lequel ils doivent colorier ce qu’ils considèrent être le quartier Valmy en faisant une phrase pour le délimiter du nord au sud, de l’est à l’ouest (document 4).
Document 4. Apprendre à délimiter l'espace : les travaux d'Ana et de Bigued |
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J’apprécie cet exercice car il n’y pas de réponses parfaitement exactes. Les élèves doivent mobiliser la localisation, l’utilisation des points cardinaux mais surtout faire des choix qui se veulent justifiables dès lors que l’élève est confronté à ces deux questions : « Pourquoi as-tu décidé d’étendre le quartier jusqu’à cette rue ? », « Pourquoi ne pas avoir inclus ce lieu ? ». Il y a, lors de l’activité, une pierre d’achoppement assez intéressante : les doigts se lèvent car une forme d’insécurité se développe chez les élèves. Pour eux, il faut accepter de se lancer mais ils ont peur de se tromper et sollicitent mon aide. Je leur explique que je ne peux pas répondre à leur place. Il y a ici une réflexion à avoir sur la prise en compte du droit à l’erreur à l’École. Le temps de reprise est consacré à montrer à tous les élèves quelques-unes de leurs réalisations afin de faire saisir que les espaces en géographie n’ont pas nécessairement des limites nettes. Cet exercice est aussi une approche choisie de carte mentale (à ne pas confondre avec une carte heuristique dont la vocation n’est pas de spatialiser), c’est-à-dire une représentation subjective de l’espace qui interroge les structures cognitives de la perception de l'espace. En numérisant tous les travaux, un travail de superposition pourrait être réalisé afin de faire apparaître les chevauchements et la variabilité des limites choisies ; j’ai manqué de temps pour le réaliser.
2.2. Du diagnostic aux scenarios : partir du présent pour imaginer la ville de demain
La démarche de travail suivie par les élèves a été organisée en trois temps : l’état des lieux, la production de scénarios et la mise en débat.
Délimiter le quartier était un moyen d’introduire l’état des lieux. En prospective, cette première étape consiste à récolter des données sur les forces et faiblesses de l’espace étudié. Pour continuer dans la géographie des représentations, j’avais choisi de faire travailler les élèves sur l’image du quartier Valmy aujourd’hui grâce à l’élaboration d’un questionnaire. D’autres approches sont possibles : on pourrait penser, (peut-être pour des élèves plus âgés), un dossier invitant à l’analyse d’une pluralité de documents (par leur nature : textes, cartes, graphiques, photographies…) portant sur des thèmes précis auxquels on souhaite faire réfléchir la classe (données ARS pollution, données INSEE, structure transports en commun…).
Pour travailler sur l’image du quartier je voulais d’abord insister sur le fait que nos représentations en tant qu’individus sont subjectives et qu’à travers celle-ci nous ne saisissons qu’une partie de la réalité. Cela a l’apparence d’une approche philosophique, dont l’enjeu est l’acceptation des divergences de points de vue, visant à long terme une possible meilleure compréhension des autres. C’est un travail central à mener au collège, particulièrement en réseau d’éducation prioritaire.
Le travail préparatoire au questionnaire a été fait à partir du site internet ville-ideale.fr. Celui-ci propose aux internautes de donner une note aux villes françaises, étayée par un avis. Pour Lyon, nous avons travaillé à partir des résultats du neuvième arrondissement. Il y a ici une subtilité géographique à expliquer aux élèves : Valmy n’est qu’une partie du neuvième arrondissement, les avis peuvent donc porter sur un quartier voisin… il faudrait ainsi créer le site quartier-ideal.fr. Cette discordance scalaire n’était pas rédhibitoire pour mon approche car le site présente deux avantages.
D’abord les critères d’évaluation sont catégorisés : transports, santé, culture, commerces, éducation, sécurité… La catégorisation est une porte d’entrée à l’argumentation. J’entends fréquemment, en classe, « c’est le mieux », « c’est la meilleure », sans que le propos ne soit justifié. Il faut pousser les élèves à préciser leur pensée, et la catégorisation peut le permettre. L’enseignement en réseau d'éducation prioritaire impose aussi de donner aux élèves la capacité de s’exprimer de la façon la plus précise possible, car, aujourd’hui, les inégalités sont aussi linguistiques.
Ensuite, les avis des internautes sont une ressource pour travailler la notion de point de vue. L’exemple proposé ci-dessous a été lu en classe et certains élèves se sont écriés : « N’importe quoi ! C’est n’importe quoi ce qu’il dit là… Ce mytho ! » ((Verbatim reproduit sans modification, reflétant le langage parlé en classe, dont le registre n’est pas toujours soutenu.))
Document 5. Un avis extrêmement négatif voire injurieux publié sur le site ville-ideale.fr
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Il est vrai que cet avis est l’exemple d’un texte assez violent, à charge, avec des relents xénophobes. Le vocabulaire employé, « faune », « zone de non droit » au « communautarisme très présent » et aux « kebabs à l’hygiène inexistante », mérite une analyse de texte approfondie… Il est probable que cet internaute nous livre une image à partir d’un endroit spécifique, qu’il généralise sans aucun contraste, plutôt qu’une expérience réelle du neuvième arrondissement. Ses attaques visent peut-être le quartier voisin de la Duchère, dont les opérations de rénovation urbaine en cours ne suffisent pas encore à améliorer l’image dégradée.
La finalité de cette première activité était de remplir un tableau de deux colonnes correspondant aux éléments positifs et négatifs que les élèves avaient pu trouver dans les avis des internautes. L’activité a été très intéressante et s’est finie sur un constat : le site ne proposait que treize avis sur le neuvième arrondissement de Lyon, ce qui n’était ni assez quantitatif, ni assez précis pour le quartier de Valmy. Il fallait donc faire mieux.
L’étape suivante a donc été de créer notre questionnaire pour récolter un maximum de données mettant en avant les avis des personnes sondées sur le quartier Valmy. Partant des questions proposées par les élèves, j’ai réalisé la version finale en les compilant et les organisant. Le questionnaire a été diffusé sur internet (messagerie académique et réseaux sociaux) grâce aux réseaux de ma directrice de thèse, Dominique Chevalier, ainsi que le mien. Simultanément, les élèves l’ont déposé en version papier dans les lieux de passage du quartier comme la mairie, la médiathèque et certains commerces. Ils étaient aussi chargés de les récupérer.
Au total, 197 avis sur le quartier ont été récoltés, surpassant largement les 13 avis du site Ville idéale. Cela m’a permis d’expliquer aux élèves que le questionnaire avait bien circulé et que notre étude, quantitative, permettait de rendre notre démarche plus sérieuse.
Encore fallait-il décortiquer les réponses pour les mettre en page, c’est-à-dire extraire les données du questionnaire en ligne à un document texte à fournir aux élèves. Je me suis servi de Framaforms pour construire le questionnaire. Pour toutes les questions dont la réponse peut être « oui », « non » ou à choix multiples, l’application crée des diagrammes. En revanche pour toutes les questions ouvertes, il a fallu copier/coller les réponses développées à des questions ouvertes comme « Comment voyez-vous le quartier dans vingt ans ? ». Cela m’a pris beaucoup de temps, cette tâche étant difficilement transposable en classe car, il me semble, impossible à traiter pour des élèves de sixième. Les résultats, assez solides, ont été diffusés dans le collège ainsi qu’à la mairie de l’arrondissement ((L’auteur tient le questionnaire à la disposition du lectorat sur simple demande par courriel.)). Pour approfondir l’étape du questionnaire, je pense qu’il serait envisageable de nouer un lien avec des étudiants en géographie, en les investissant dans le projet pour aider chaque groupe à se saisir plus finement des résultats de l’enquête, c’est-à-dire qu’un étudiant ou une étudiante pourrait être apparié à un groupe de travail en classe.
Quelques élèves ont aussi joué le rôle d’enquêteurs sur leur temps libre. Je leur avais fait une carte de géographe (document 6) et nous avions travaillé la phrase d’accroche pour entamer plus facilement la discussion avec des gens à interviewer dans le quartier. Ce travail leur a plu mais n’a toutefois pas permis d’obtenir des résultats significatifs, seules des personnes âgées ont accepté de discuter avec les élèves et quelques personnes ont même éconduit de manière plutôt désagréable les élèves. Il ne faut pas attendre trop de ces enquêtes de terrain facultatives, en termes de quantités de données. Toutefois, quelques rencontres entre élèves et passants ont eu lieu, sans ma présence, ce qui est en soi une réussite.
Document 6. Carte utilisée par les élèves pour les enquêtes de terrain |
Après l’état des lieux, la deuxième étape en géographie prospective consiste à établir des scénarios. Pour les élèves, il s’agissait donc d’établir les leurs à partir des questionnaires, qui mettaient en avant les représentations des forces et des faiblesses du quartier. C’est là la tâche la plus délicate du projet car l’objectif pour les élèves entre ces deux étapes est de ne pas se déconnecter de l’état des lieux, or la plupart du temps ils ont envie de créer un quartier ex nihilo. Mon rôle a consisté à bien les reconnecter aux résultats du questionnaire tout en les guidant. Tout se fait en direct puisque aucune question, aucune réponse ne vient du manuel et que chaque groupe fait son interprétation du questionnaire. Il faut jongler entre les différentes sollicitations et savoir s’effacer quand la discussion s’anime dans le groupe, ce qui n’est pas facile pour des enseignants formés à avoir un contrôle permanent sur la classe et les élèves. J’avais le besoin de ne pas travailler seul en classe, j’ai ainsi fait appel à une association lyonnaise, Robins des villes, pour m’épauler en classe. Cette association se définit comme une « association d’éducation populaire qui milite pour une ville partagée, agréable, accessible à tou.te.s et imaginée par ses habitant.e.s. ». Alice Daquin, leur représentante pour ce projet, est intervenue en classe afin de modéliser les scénarios qui allaient servir pour la mise en débat. L’implication de partenaires extérieurs était importante, notamment pour avoir un autre regard sur le travail des élèves et pour permettre à ceux-ci de reformuler leurs idées à des personnes qui ne connaissaient pas le quartier. L’apport de matériel pour réaliser les maquettes et les collages a également été très important dans le bon déroulement du projet. Il semble difficile de créer ce matériel seul.
Les séances avec les Robins des villes ont été l’occasion de réaliser deux maquettes : le quartier en 2019 (cette étape est tout à fait dispensable pour gagner du temps) et le quartier en 2040 comme les élèves l’imaginent, c’est-à-dire selon leur scénario. À partir du plan du quartier extrait de Google maps et photocopié en format A2, les élèves devaient manipuler des formes pour concrétiser leurs idées. Les formes, des traits, des cubes, des surfaces sont faites en mousse plutôt rigide mais facilement manipulables. Chaque forme a une couleur. La combinaison de la forme et de la couleur donne un élément, que l’on doit retrouver en légende. À titre d’exemple, un trait rouge représente une ligne de transports en commun, une surface verte symbolise un parc. Ce travail de manipulation est un bon exercice d’introduction au travail de carte et à son corollaire, la légende (document 7). Il peut y avoir plusieurs difficultés pour les élèves : les scénarios peuvent ne pas émerger facilement et ils peuvent proposer des idées difficilement réalisables dans la réalité ou incohérentes par manque de logique. Un projet dystopique avait été envisagé par un groupe puis abandonné : tous les habitants du quartier fuyaient suite à une catastrophe, faisant du quartier Valmy 2040 un no man’s land. Finalement, ils ont préféré proposer la création d’un canal à la place de rue Marietton, l’artère principale du quartier pour y faire venir l’eau de la Saône et développer la navigation (sans essence) comme mode de transport. C’est d’ailleurs le seul projet rappelant l’identité passée du quartier, axée sur l’importance de la Saône et le commerce fluvial. En général, pour les élèves, le risque principal en prospective est de faire table rase du passé et du présent du quartier.
Document 7. Séance en classe avec les Robins des Villes et maquette du projet « Valmy 2040, le quartier propre ? » |
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Le thème des espaces verts est l’élément central et commun à quasiment tous les groupes de travail, préfigurant en cela les programmes des élections municipales de 2020, où aucun parti n’a manqué de proposer des « forêts urbaines ». Cela apparaissait aussi dans les résultats du questionnaire : les habitant.e.s veulent du vert, de la nature en ville. Quitte à agrandir les espaces verts déjà existants en détruisant des habitations. La majorité des groupes ont proposé de supprimer la voiture à essence, consacrant davantage de voies aux transports doux. Un groupe a imaginé un système de fontaines distribuant de l’eau potable, qui fonctionneraient par intermittence dans le quartier afin de lutter contre le gaspillage mais permettant à tous de trouver de l’eau et de lutter contre les achats de bouteille en plastique. Un groupe a proposé d’étendre les caméras de surveillance, de renforcer le dispositif de sécurité dans le quartier, une démarche à laquelle je ne m’attendais pas vraiment. Il est difficile de savoir si cette demande sécuritaire relève d’un discours adulte intériorisé : on le trouve d’ailleurs dans les résultats du questionnaire, les élèves ont donc pu s’en saisir pour orienter leurs propositions. La deuxième hypothèse serait qu’ils ont majoritairement intériorisé l’ambiance sécuritaire de notre époque.
→ Sur la nature en ville et l’exemple de Lyon, lire aussi : Amélie Deschamps, « Aménager la ville par le jardinage : la végétalisation participative de Lyon », Géoconfluences, juin 2019. |
Pour enrichir la présentation des élèves j’avais prévu la création d’une cartographie sensible du quartier, qui mettrait en évidence les endroits répulsifs ou attractifs selon le point de vue des élèves. Cette étape ajoutait de la densité à un projet déjà assez ambitieux, aussi ai-je préféré ajuster le déroulé du projet et transformer cette étape en devoir facultatif, à m’envoyer par courriel, en modifiant légèrement l’exercice ; ce n’était plus une carte sensible mais un travail photographique sensible.
Document 8. Travail photographique sensible facultatif |
Pour compléter les maquettes, j’ai préféré que les élèves aient à faire un collage urbain d’un des endroits de leur choix du quartier. Les quais de Saône, la place Ferber, la place de la mairie, le parc Roquette ont été les endroits retenus. À l’instar d’une cartographie sonore, le collage doit mobiliser un sens, ici la vue, en faisant apparaitre des acteurs, du mobilier urbain, des modes de transports que les élèves s’amusent à sélectionner pour « donner vie » à leur feuille A3. Ainsi, si les maquettes sont un point de vue aérien du quartier (les élèves « voient de haut »), les collages sont un point de vue au sol (les élèves « voient de l’intérieur »), ce qui a l’avantage de représenter des acteurs sur l’espace choisi (document 9).
Document 9. La pratique du collage pour réfléchir sur la ville
À gauche : les élèves sélectionnent des éléments. Au centre : ils les collent sur leur feuille. À droite, le résultat : « Place Ferber 2040 ». Clichés Florian Pons, 2019. |
En classe, les élèves ont travaillé en groupes dont j’ai guidé la composition. Ils n’étaient pas des groupes spontanés basés sur des affinités réciproques, ce qui a parfois occasionné des tensions : certains élèves ont cherché à être « leaders » et ces rôles ont été remis en cause par le reste du groupe… Par exemple, lors d’une séance, j’ai trouvé une élève en pleurs car toutes ses propositions étaient remises en question. Les enjeux avaient créé une intensité qui l’a mise à l’épreuve. Il a fallu sortir de la géographie pour prendre un moment de discussion afin de résoudre le conflit.
Cet apprentissage du travail collectif, qui n’est pas un long fleuve tranquille, devrait leur servir pour la suite de leur scolarité. Si je ne travaille pas systématiquement en îlot en classe, cette disposition permet de donner la possibilité à chaque élève de participer aux prises de décision. Celles-ci sont obligatoires car inhérentes à la pédagogie de projet et sont une des composantes fondamentales de la notion de démocratie, très souvent réduite au collège à l’élection des délégués, qui est une forme de représentation et non de démocratie directe. Le travail par projet permet d’avoir une régularité dans la prise de décision, l’engagement et la responsabilisation dans et hors la classe. Je pense aussi que la démocratie est le champ de l’expérience, et que plus qu’un régime politique, c’est une manière de vivre. Que signifie celle-ci si l’individu n’a pas son mot à dire dans la détermination des conditions et des buts de son propre travail ? (Dewey, 1916 [2018], p. 233).
Avant de passer à la dernière étape nous avons fait une balade urbaine dans le quartier, carnet à la main (document 10). J’ai pu diviser la classe en deux pour faire deux temps de sortie et limiter le nombre de personnes par groupes. Cette balade a été l’occasion de voir quelques élèves montrer aux adultes accompagnants leurs stratégies de déplacements ou leurs connaissances du quartier. Lors de notre passage au parc Roquette, que je connais très peu, ce fut l’occasion de réaliser que, derrière ce que je voyais comme une simple plantation de bambous il existe un espace de jeu pour les enfants, qui sert aussi de refuge pour un SDF du quartier.
Document 10. Balade urbaine dans le quartier Valmy |
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Clichés : Florian Pons, 2019. |
Pour finaliser ce projet il manquait l’étape finale : la mise en débat. En effet, le projet n’avait pas vocation à être une présentation magistrale, figée par des résultats empiriques. Les choix des élèves pour leur vision du quartier en 2040 devaient être discutés à l’occasion d’une « soirée géo » au cours de laquelle étaient invités les parents d’élèves, les élus, les habitant.es du quartier, la direction, les élèves et enseignant.es du collège, le conseil de quartier ainsi que des étudiant.es de l’école urbaine de Lyon afin d’ouvrir la classe sur le monde réel et d’élargir la discussion. Nous avons eu l’opportunité d’être installés dans la salle des mariages de la mairie du 9e arrondissement. Après un discours de présentation du maire, les invités circulaient de table en table où les élèves, en groupe de travail, avaient installé leur maquette (document 11, à gauche). Chacun pouvait passer de table en table, confronter, interroger, s’étonner, discuter avec les élèves du futur du quartier tout en ayant la possibilité de laisser une trace écrite (document 11, à droite).
Document 11. Présentation du projet par les élèves aux habitants du quartier, à la mairie du 9e arrondissement de Lyon |
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Clichés : mairie du 9e (à gauche) Florian Pons, 2019 (à droite). |
C’est tout l’intérêt de ce temps d’échange car les invités peuvent, à travers la discussion, faire comprendre aux élèves que leurs idées ne conviennent pas forcément à tout le monde. « Si tu coupes l’accès à cette rue, comment les habitants vont faire ? » « Si tu détruis ce bâtiment, où vas-tu reloger les habitants ?» « Si tu crées un espace de loisirs, est-ce qu’il sera accessible aux personnes handicapées ? » « Si tu supprimes cette aire de jeu pour enfants, est-ce que les familles vont être contentes ? » Les questions de la place de chacun dans la ville à travers les aménagements du territoire sont nombreuses et sont au cœur de ce travail de mise en débat puisque souvent les élèves confrontent leur vision de la ville, préadolescente, avec celle des adultes, ce qui ne doit pas les délégitimer en tant qu’acteurs pour autant. C’est un exercice dialectique qui pourrait permettre aux élèves de dépasser leurs propositions même s’il faut reconnaitre que ce n’est pas vraiment le but pour des élèves de sixième qui n’ont pas cette maturité intellectuelle. Il n’empêche que la possibilité leur est offerte, surtout pour les élèves qui ont des capacités cognitives élevées avec un pouvoir d’abstraction déjà aiguisé. Pendant cet événement mon rôle fut celui d’observateur et ce sont les élèves qui occupaient « l’estrade ». Les retours qui m’ont été faits ont été globalement positifs, avec des élèves plutôt à l’aise dans les échanges. Cette soirée a été pour moi autant un plaisir qu’un soulagement de voir le projet se concrétiser après deux mois à garder les deux classes motivées, ce qui a engendré beaucoup de fatigue, depuis la gestion de classe jusqu’à la coordination avec les partenaires extérieurs. En classe, c’est le temps de l’improvisation, du bricolage ((Si le mot peut avoir une connotation négative, témoignant d’une impréparation, il s’agit plutôt ici d’ajuster ses gestes en permanence aux objets d’études proposés par les élèves.)) puisque rien n’est écrit, les propositions venant des élèves. Il faut s’adapter, passer de groupe en groupe en tentant parfois de répondre aux questions dont les réponses dépassent notre cadre disciplinaire, ce qui demande d’être aussi dans une posture différente, un peu à l’instar de celle du maitre ignorant (Joseph Jacotot étudié par Rancière, 1987).
Conclusion
Par son aspect concret et pratique, le projet a suscité l’intérêt et l’adhésion des élèves. Ils ont mobilisé des compétences de travail qui dépassent le cadre des interrogations visant à restituer les notions géographiques étudiées à travers les outils plus habituels tels qu’un manuel. Cet enseignement, englobant des aspects concrets et ludiques de la géographie, a, je l’espère, donné aux élèves le goût de la géographie. Je suppose que ce sont des moments de la scolarité dont on se souvient. Cela correspond aussi à ma vision de la géographie scolaire : il faut sortir de la classe et du manuel scolaire, il faut observer, ressentir, écouter, toucher, noter, dessiner, représenter... Il faut que le cahier soit un outil, non un réceptacle de la leçon à restituer parfaitement. Je souhaite que les élèves comprennent que la géographie est une science, et qu’ils et elles ne sont pas des êtres hors-sol. La géographie se pratique et comme le disait Gilles Deleuze, il faut « parler toujours en géographe ! ».
Il y a eu les réussites, qui ne se voient pas dans une moyenne : des élèves dits pénibles en classe qui s’emparent du projet et qui pensent, qui proposent, qui s’investissent. Au final ce sont presque deux mois qui ont été accordés à ce travail, notamment à cause de sa succession d’étapes qui impliquent de garder le fil et la motivation alors que les heures de cours sont disséminées le long de la semaine sur des séances d’une heure (les élèves ont trois heures d’histoire et géographie par semaine, non consécutives). La continuité est un casse-tête, il faut remobiliser, recontextualiser, reparler des objectifs. Ce sont les contraintes du temps long dans un carcan peu adapté à ces démarches, un chapitre étant souvent traité en quelques heures. Je pense aussi que le projet est complexe et qu’il mériterait d’être simplifié tout en étant partagé avec d’autres matières, avec lesquelles le décloisonnement n’est pas aisé ; cela permettrait que les belles réussites soient partagées, donnant ainsi un autre regard sur certains élèves dits difficiles mais qui, mis en situation d’acteurs, prennent le travail à cœur car il sort un peu du cadre scolaire. Enfin, un projet commun favorise la relation entre l’enseignant et les élèves. Quant à ces derniers, ils se confrontent, un temps, à la démarche des géographes. À ce titre, c’est à l’École qu’il faut apprendre le droit à l’erreur, au tâtonnement et à l’impasse, en somme à celui d’apprendre des savoirs faire autant que des savoirs et des savoirs être.
Bibliographie
- Bourdieu Pierre, Passeron Jean-Claude, Les Héritiers, Les Éditions de Minuit, 1964.
- Bulletin officiel spécial n° 11, p. 183, 2015.
- John Dewey, Démocratie et éducation, 1916, Armand Colin 2018, pour la dernière éd. en français.
- Gaujal Sophie, Une géographie à l’école par la pratique artistique, thèse, 2016.
- Lazzarotti Olivier, « Habiter c’est aussi savoir », entretien dans Diversité, n° 191, janvier-avril 2018, p. 25.
- Micha Irène « La ville et les enfants dans un processus éducatif », Belgéo, 2-3 | 2017.
- Paquot Thierry (2019), « Conclusion. De l’enfermement et de l’assujettissement », in Paquot Thierry, Désastres urbains. Les villes meurent aussi, Paris, La Découverte, « Poche / Essais », 2019, p. 197-208.
- Rancière Jacques, Le maître ignorant, Fayard, 1987.
Sitographie
- Le site Géographie et prospective de l’Institut Français de l’Éducation (IFÉ)
Glossaire
Cet article contextualise les entrées de glossaire suivantes : Acteurs spatiaux, action spatiale | Balade urbaine, balade virtuelle | Carte mentale | Habiter / habitant | Prospective territoriale, géographie prospective | Représentation.
Florian PONS
Professeur d'histoire et géographie (académie de Lyon), doctorant en géographie et sciences de l’éducation (université Lyon 2)
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Florian Pons, « Penser la ville de demain en sixième : un exemple de démarche prospective au cycle 3 (quartier Valmy, Lyon) », Géoconfluences, janvier 2021. |
Pour citer cet article :
Florian Pons, « Penser la ville de demain en sixième : un exemple de démarche prospective au cycle 3 (quartier Valmy, Lyon) », Géoconfluences, janvier 2021.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-espaces-scolaires/geographie-a-l-ecole/ville-de-demain-6e-valmy