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Notion en débat. Extractivisme

Publié le 17/02/2025
Auteur(s) : Vincent Capdepuy, docteur en géographie, professeur d'histoire-géographie - académie de La Réunion

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Au cours de son histoire mouvementée, l'extractivisme a pu signifier aussi bien la simple extraction, un mode durable de gestion des ressources ou, à l'inverse, leur prédation. C'est cette dernière acception qui s'impose pour décrire, dans le cadre d'une relation de domination, l'accélération des prélèvements de matière qui sont générateurs d'injustice sociale et de dégradations environnementales.

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L’extractivisme est l’extraction de ressources primaires (minérales, végétales, animales) à des fins commerciales. C’est la définition la plus simple qu’on puisse donner du terme. Cependant, elle masque la polysémie d’un terme dont les usages ont connu des évolutions contradictoires au cours des trente dernières années.

La notion d’industrie extractive est assez ancienne puisqu’elle remonte à une classification proposée par l’économiste Charles Dunoyer en 1842 :

« On a voulu aussi les assimiler à l’industrie agricole ; mais encore le moyen de confondre avec l’art de la culture celui de la pêche, de la chasse ou de l’exploitation des mines ? Toutes les industries de la classe dont il s’agit ici remplissent une fonction qui leur est propre, et qui se distingue nettement de celles accomplies par les trois autres grandes classes : elles extraient mécaniquement du sein des eaux, des bois, de l’air, de la terre, sans leur faire subir d’ailleurs aucune façon déterminée, des matériaux innombrables, qui servent ensuite à l’exercice d’une multitude d’arts. Je demande la permission de les désigner par un nom pris de la fonction même qu’elles remplissent, et d’en former, sous le nom d’industries extractives, une classe tout à fait séparée »

Charles Dunoyer, 1842.

Cependant, si l’extraction, le fait de « tirer de » (extrahere en latin), est l’essence de ce type d’activités, au demeurant hétéroclites, pourquoi parler d’extractivisme ?

Le mot français est calqué sur le portugais extrativismo et renvoie à un espace particulier : l’Amazonie brésilienne. La question de l’industrie extractive y est très liée à l’exploitation du caoutchouc sauvage depuis la fin du XIXe siècle, mais elle ne s’y limite pas (Centro Industrial du Brasil, 1907) : dans les année 1930, au ministre de l’Agriculture brésilien, il y a une « section des plantes extractives et industrielles » (Secção de Plantas Extrativas e Industriais). C’est à ce moment que le mot extrativismo fait son apparition, avec une connotation négative, par opposition à une plantation rationalisée (Revista de imigração e colonização, 1942).

Cependant, la notion n’a été introduite en français à partir du début des années 1990. Pour Jean-Paul Lescure et Aline de Castro, l’extractivisme « désigne toute activité de récolte de produits naturels, qu’ils soient d’origine minérale (exploitations minières), animale (peaux, huiles animales, viandes de chasse) ou végétale (bois, latex, résines, fibres, tanins, etc.) » (Lescure et de Castro, 1992), et se distingue de la « cueillette » car il implique « une collecte pour commercialiser un produit ». Or ceci n’est pas sans conséquences et risque, comme ils le soulignent, de provoquer une disparition progressive des ressources : « l’impact de l’extractivisme peut être déprédateur ». En 1982, Alfredo Homma avait introduit une distinction entre « extractivisme de collecte » (extrativismo de coleta), qui préserve – plus ou moins – les ressources, et « extractivisme par annihilation ou déprédation » (extrativismo por aniquilamento ou depreção), qui les détruit, immédiatement ou à court terme.

L’extractivisme le plus emblématique a désigné, de façon très spécifique, le système d’exploitation du latex par les seringueiros, dont le plus connu est sans doute Chico Mendes assassiné en 1988. Face à la déforestation croissante, celui-ci avait créé le Conselho nacional dos seringueiros dont la revendication principale était la création de zones forestières, pour des motifs à la fois environnementaux, économiques, sociaux et culturelles. Ces réserves extractivistes (reservas extractivistas) devaient permettre de préserver un espace naturel et un mode d’exploitation considéré comme non prédateur. Quatre grandes réserves extractivistes furent créées en 1990 dans le cadre du programme national pour l’environnement, puis d’autres, de moindre importance, dans les années qui suivirent.

C’est ainsi qu’à la fin des années 1980 et au début des années 1990, la notion d’extractivisme a connu une sorte de retournement sémiologique et a trouvé sa place dans le cadre nouveau du développement durable. Comme l’écrivent Florence Piton et Laure Emperaire, « la réputation écologique de l’extractivisme s'est construite à partir du repoussoir que représentent les désastres enregistrés par les différents programmes d’occupation de l'Amazonie » (Piton et Aubertin, 1996).

Lire aussi : Lucie Morère, « Les mosaïques d’aires protégées au Brésil, entre protection et développement », Géoconfluences, novembre 2018.

Mais avec les années 2010, un nouvel usage s’est imposé, radicalement différent, au point d’effacer les significations antérieures. Pour Maristella Svampa, « l’extractivisme doit être compris comme un modèle d’accumulation fondé sur la surexploitation de ressources naturelles en grande partie non renouvelables et sur le déplacement des frontières des territoires jusqu’alors considérés comme “improductifs” » (Svampa, 2011). En font partie les activités minières et pétrolières, mais aussi l’agrobusiness et la production d’agrocarburants. Le propos est éminemment critique, dénonçant « l’appropriation irresponsable de ressources naturelles non renouvelables créant de nouvelles dissymétries économiques, politiques et environnementales entre le Nord et le Sud ».

En 2015, le chercheur uruguayen et militant écologiste Eduardo Gudynas a proposé une typologie des différentes extractions en fonction de leur intensité et de leur destination (document 1). Dans ce tableau, l’extractivisme est identifié distinctivement comme une forme intensive d’extraction à destination des marchés internationaux. Minerais, hydrocarbures et productions agricoles provenant de monocultures ne sont que des exemples parmi d’autres.

Document 1. Les types d’extraction et de destination des ressources naturelles d’après Eduardo Gudynas

Tableau extractivisme Gudynas

De son point de vue, l’extractivisme au sens brésilien du terme, utilisé pour désigner la récolte durable des ressources naturelles, correspondrait à un usage très spécifique. Pour Eduardo Gudynas, l’extractivisme désignerait davantage les « industries extractives », dont l’appellation, aujourd’hui, pourrait faire oublier qu’elle englobait, initialement, la pêche et la chasse. Il souligne cependant que parler d’« industries extractives » n’est pas correct car il s’agit bien d’activités d’extraction et non de transformation, tandis que « le concept d’extractivisme montre clairement que ces autres étapes se déroulent sur d’autres continents » (Gudynas, 2015). Ce nouvel usage du terme répondrait par ailleurs à un nouveau cycle d’exploitation des ressources primaires en Amérique latine, une reprimarisation économique, à partir des années 2000. Ce qui a pu ainsi apparaître un temps comme un néoextractivisme ne diffère pas finalement de l’extractivisme « pour désigner les activités qui prélèvent de grandes quantités de ressources naturelles qui ne sont pas transformées (ou seulement dans une mesure limitée), en particulier pour l’exportation » (Acosta 2013).

Les exemples d’extractivismes sont innombrables : l’exploitation aurifère au nord du Niger (Afane et Gagnol, 2020), l’exploitation minière dans l’est du Cameroun (Voundi, 2021) comme en Arizona (Le Gouill et Boyer, 2019), les projets miniers au Groenland (Duc, 2017)… Au point qu’on pourrait douter de la pertinence de la notion et s’interroger sur le possible étirement du concept (Allain et Maillet, 2021). Toute activité extractive rime-t-elle avec extractivisme (Chailleux, 2021 ; Monange et Flipo, 2019) ? « C’est d’abord entre les personnes engagées dans ces résistances que le mot extractivisme crée des ponts », écrit Anna Bednik (2019).

Le mot lui-même n’est pas sans ambiguïté (Capdepuy 2024). En effet, le suffixe -isme, en français, peut désigner aussi bien un système de pensée, une religion, une activité, un comportement, une situation… Dans le cas de l’extractivisme, on pourrait s’interroger : parle-t-on simplement d’une économie fondée sur l’extraction ou bien d’une doctrine structurée qui justifierait l’industrie extractive, y compris dans ses pires excès ? Si l’histoire du mot ne laisse en réalité pas vraiment de doutes – l’extractivisme a d’abord désigné des activités économiques définies par l’exploitation de matières premières –, aujourd’hui, le mot a acquis une charge critique très forte. Il est compris comme une sorte de superlatif : derrière extractivisme, on entendrait « extractivissime ». Car le mot « donne à ce monstre un nom » (Bednik, 2016), il permet de « désigner l’hydre qui dévore, partout sur la planète, les territoires et leurs “ressources” » (ibid.). Cependant, une question demeure : quand passe-t-on de l’extraction à l’extractivisme ? C’est évidemment tout le fonctionnement de l’économie productiviste et consumériste qu’on devrait interroger. On pourrait d’ailleurs faire remarquer que les critiques que condense désormais le terme « extractivisme » – à la fois, appropriation, exploitation, déprédation – ne sont pas si nouvelles. On pourrait penser, entre autres, à la notion d’« économie destructive » (Raubwirtschaft) développée par le géographe allemand Ernst Friedrich dès 1904.

Le mot a acquis une charge militante, mais c’est aussi celui d’un constat réitéré. La multiplicité des déprédations commises dans le cadre d’activités extractives révèle surtout l’étendue d’une économie mondiale où le besoin des matières premières s’embarrasse trop peu souvent de considérations morales, qu’elles soient sociales ou environnementales, et entretient les rapports de domination et de double standard. Le récent rapport publié par le Programme des Nations unies pour l’environnement sur les ressources mondiales a rappelé que « l’extraction et la transformation des ressources matérielles (combustibles fossiles, minéraux, minéraux non métalliques et biomasse) représentent plus de 55 % des émissions de gaz à effet de serre », et que « sans une action urgente et concertée pour changer la façon dont les ressources sont utilisées, l’extraction de ressources matérielles pourrait augmenter de près de 60 % par rapport aux niveaux de 2020 d’ici 2060, passant de 100 à 160 milliards de tonnes » (PNUE, 2024).

Document 2. Deux exemples de situations extractivistes extraits de Géoconfluences

eucalyptus

Production de charbon de bois issu de plantations sylvicoles en monoculture après déforestation (Brésil), cliché de Lucie Morère (2013). Source : Lucie Morère, « Les mosaïques d’aires protégées au Brésil, entre protection et développement », Géoconfluences, novembre 2018.

Morenci, Arizona

La mine de cuivre à ciel ouvert de Morenci, Arizona, États-Unis, cliché d'Anne-Lise Boyer, 2016. Source : Anne-Lise Boyer et Marine Bobin, « (P)réserver l’environnement aux États-Unis, géohistoire du rapport ambigu d’une société à son territoire », Géoconfluences, juin 2024.

Aujourd’hui, la notion d’extractivisme s’est développée au point de devenir un « concept structurant » et « un outil efficace pour affiner les critiques de ce qui constitue le “durable” dans les pratiques de développement, tout en ouvrant la possibilité de pratiques, de politiques et de conceptions transformationnelles » (Chagnon et al., 2022). Parmi les différentes définitions existantes, Christopher W. Chagnon et ses coauteurs distinguent quatre points communs :

  1. l’appropriation des richesses naturelles et humaines, endommageant ou épuisant leurs sources de manière potentiellement irréversible ;
  2. l’accumulation de capital et la centralisation du pouvoir ;
  3. des flux de ressources et de richesses dans le temps et l’espace ;
  4. une modalité du capitalisme mondial qui conditionne, contraint et exerce une pression sur la vie de pratiquement tous les humains et autres que les humains.

Ainsi, l’extractivisme irait bien au-delà de l’extraction exagérée des ressources et révélerait une posture abusive à l’égard de la Terre et de l’humanité.


Bibliographie

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : durabilité | développement | extractivisme | ressource.

 

Vincent CAPDEPUY

Docteur en géographie, professeur d'histoire et géographie, académie de La Réunion

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Vincent Capdepuy, « Notion en débat. Extractivisme », Géoconfluences, février 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/notion-a-la-une/extractivisme

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