Carte à la une : la carte marine de Pierre de Vaulx, 1613. Les ambitions françaises en Amérique
Carte marine de l'océan Atlantique par Pierre de Vaulx, 1613
Carte manuscrite enluminée sur vélin ; 68,5 x 96 cm, cou à droite
Bibliothèque nationale de France, Département des Cartes et Plans, S.H. Archives n° 6
(source de l'image, Gallica)
Une carte de navigation
Les cartes marines ont pour objet principal le littoral et l'espace navigable. Elles apparaissent à la fin du XIIIe siècle dans certains ports de la Méditerranée occidentale (Venise, Gênes, Palma de Majorque). Comme les portulans, qui sont des livres d'instructions destinées aux pilotes des navires, mais sous une forme graphique, elles donnent la liste des ports le long des côtes et signalent la forme des caps et des golfes, l'emplacement des îles, des récifs, et des bancs de sable. Les huit directions de la boussole et leurs subdivisions, utiles au navigateur pour déterminer son cap, sont indiquées sous la forme d'un réseau de lignes entrecroisées qu'on appelle des lignes de "vents" ou lignes de rhumbs. Là où les principales lignes se rejoignent, le peintre a dessiné des roses des vents ornementales, où le nord est marqué par une fleur de lys.
Initialement réalisées pour la mer Méditerranée, les cartes-portulans sont utilisées à partir du début du XVIe siècle pour représenter le reste du monde, et en particulier les espaces océaniques et les nouveaux continents explorés par les Européens. Des indications de latitude sont ajoutées au réseau de lignes de vents : l'équateur (la ligne Aequinoctialle), les tropiques (tropicque de cancer, tropicque de capricorne), ainsi qu'une échelle des latitudes, verticale, graduée au nord et au sud depuis l'équateur. La carte comporte également plusieurs échelles graphiques, graduées, surmontées d'un compas à deux pointes : cet instrument servait à reporter les distances sur la carte et à mesurer l'espace parcouru par le navire. Au début du XVIIe siècle, on sait depuis longtemps calculer la latitude à bord grâce à l'astrolabe de mer [1], l'arballestrille [2] et le quadrant [3] ; quant à la longitude, elle n'est déterminée de manière fiable en mer qu'à partir du XVIIIe siècle, et les mesures données par la carte sont fondées sur une estimation empirique. Malgré les travaux savants de Gérard Mercator au milieu du XVIe siècle pour établir une projection cartographique plus performante, les cartes-portulans conservent longtemps le système des cartes plates carrées, c'est-à-dire que les méridiens et les parallèles de la sphère sont rendus par des droites équidistantes se coupant à angle droit.
La mise en scène de la présence française en Amérique
Cette carte de l'Atlantique a donc toute l'apparence d'une carte de navigation, et pourtant, elle n'était pas destinée à servir en mer. Il s'agit d'un document de bibliothèque, délivrant une représentation politisée de l'espace. En l'absence de marque de possession, on peut émettre l'hypothèse qu'elle était destinée au jeune roi Louis XIII ou à la régente Marie de Médicis. La signature dans un cartouche [4] en bas à droite nous renseigne sur l'auteur : Ceste carte a Esté faiste Au havre de Grace Par Pierre Devaux, Pilote Géographe Pour le Roy, l'an 1613. Pierre de Vaulx appartient à une famille de cartographes normands installés au Havre peu après la création de ce port par François Ier, en 1517. Il est le jeune frère d'un autre pilote et cartographe au service de la marine royale, Jacques de Vaulx, auteur de magnifiques traités de navigation illustrés. Au début du XVIe siècle, la production d'atlas et de cartes nautiques quitte le domaine méditerranéen et se développe dans plusieurs royaumes tournées vers la conquête des nouveaux mondes : le Portugal, l'Espagne, la France, l'Angleterre, la Hollande. L'école normande de cartographie s'illustre à Dieppe et au Havre entre 1530 et 1640 environ. Le style normand se caractérise par la profusion des décors et l'accent mis sur les possessions françaises.
Les fleurs de lys et l'appellation Nouvelle France apparaissent ainsi en Amérique du Nord, au Canada et en Floride. La forme curieuse du Labrador et de Terre-Neuve est particulière aux cartes normandes de cette époque. Les nombreux toponymes en français signalent les établissements visités par Samuel de Champlain et ses compagnons à partir de 1603, notamment en Acadie et au bord du Saint-Laurent où les Français sont aidés par la tribu indienne des "Montaignais". D'abord fréquentés par des pêcheurs (tels les Malouins à Terre-Neuve) et des marchands à la recherche de fourrures, agissant pour des compagnies de commerce, les comptoirs deviennent le point de départ de colonies françaises à l'origine de la province de Québec. |
La côte atlantique de l'Amérique du Nord |
La côte atlantique du Brésil |
En Amérique du Sud, les armes de France côtoient le blason de Castille surmonté d'un heaume, enfermé dans un riche médaillon. La région du Maranhão (Maragnen), dans la partie occidentale du Brésil, au sud de la Rivière des Amazones, est appelée France Antarticque [5], en souvenir d'une expédition et d'une tentative de colonisation protestante menée par Nicolas Durand de Villegagnon, parti du Havre en 1555. Dès 1560, la colonie, en proie à des conflits internes, était détruite par les Portugais. Inspirée par le récit de Jean de Léry, compagnon de Villegagnon, sur la tribu indienne des Tupinambas, l'image donnée du Brésil est idyllique, celle d'un paradis à portée de main. On y voit des hommes et des femmes danser nus autour d'un arbre, se promener en couple tels Adam et Eve, discutant au pied d'un arbre ou étendus dans un hamac...Image pacifique et sereine à peine nuancée par le rappel de l'exploitation du fameux bois de brésil, et l'inquiétante légende Les cannibales, un peu plus à l'ouest. |
Du côté de l'Afrique, le décor de l'intérieur des terres est de même nature : des végétaux, une faune sauvage (éléphant, dromadaire, lion) et des peuples primitifs à peine vêtus. Par contraste avec ce décor naturel, vers le golfe de Guinée, la présence de la colonie portugaise de Saint-Georges-de-la Mine (chasteau de Minne) est symbolisée par une forteresse sur une montagne.
L'alliance avec l'Espagne
La carte de Pierre de Vaulx montre une bonne information cartographique issue des sources les plus récentes de l'époque, comme en témoignent l'exactitude de la toponymie, de la forme des littoraux, de la position des îles des Caraïbes ; cette précision est associée à une profusion décorative qui fait appel au rêve et au mythe, y compris dans les espaces maritimes où nagent des sirènes. Cette mise en scène des nouveaux mondes constitue un magnifique outil de propagande en faveur d'un renouveau de l'expansion française vers le Brésil au début du XVIIe siècle, à une époque où les royaumes ibériques, unis depuis 1580, dominent largement l'Amérique du Sud. Alors que le Portugal était, au XVIe siècle, le rival de la France sur les terres du Brésil, on doit se demander pourquoi le cartographe a choisi de mettre en évidence la présence espagnole, à l'exclusion de tout autre pavillon. Est-ce la rivalité avec l'Espagne, si vive du temps du roi Henri IV qui est soulignée, ou au contraire le récent rapprochement ? Dès 1612, peu de temps avant la réalisation de cette carte, la régente Marie de Médicis met au point une double alliance matrimoniale avec l'Espagne. En 1615, le jeune roi de France Louis XIII épouse Anne d'Autriche, héritière de la couronne espagnole, tandis que la princesse Elizabeth de France épouse l'Infant d'Espagne, le futur Philippe III.
L'Amérique du Sud, au sud du fleuve Amazone
La juxtaposition, en Amérique du Sud, d'un magnifique soleil surmonté d'une fleur de lys, et des armes de Castille, exprime ainsi le souhait, utopique, d'une domination conjointe de la France et de l'Espagne sur les richesses fabuleuses des nouveaux mondes.
Notes
Ressources bibliographiques
- Catherine Hofmann, Hélène Richard, Emmanuelle Vagnon, L'Âge d'or des cartes marines, Paris, Seuil, 2012.
- Michel Mollat du Jourdin, Monique de la Roncière, Les portulans. Cartes marines du XIIIe au XVIIe siècle, Fribourg, Office du Livre, 1984, pl. 71 et notice p. 248-249.
- Frank Lestringant (éd.), Le Brésil d’André Thevet. Les Singularités de la France Antarctique, édition intégrale annotée. Paris : Éditions Chandeigne, « Série Lusitane », 2011.
Ressources en ligne
- Exposition « L’âge d’or des cartes marines : quand l’Europe découvrait le monde », BnF site François-Mitterrand, du 23 octobre 2012 au 27 janvier 2013.
- Les collections de cartes, Gallica BnF
Emmanuelle VAGNON,
chargée de recherche, CNRS-UMR 8589 (LAMOP)
Pour citer cet article :
Emmanuelle Vagnon, « Carte à la une : la carte marine de Pierre de Vaulx, 1613. Les ambitions françaises en Amérique », Géoconfluences, novembre 2013.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/carte-marine-de-locean-atlantique-par-pierre-de-vaulx-1613