L'Irak : un pays post-conflit en manque d'eau

Publié le 05/11/2025
Auteur(s) : Cyril Roussel, chercheur CNRS - UMR 7301, Université de Poitiers

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En Irak, le manque d’eau prend la forme d’une crise de l’eau, provoquée par le changement climatique mais fortement accentuée par l’état du pays post-conflit, par une mauvaise gestion de l’eau et par les barrages construits par les pays voisins en amont. La totalité de l'Irak est concernée, même le nord, grenier à blé pourtant longtemps épargné par les pénuries. À l’échelle du pays, l'ensemble du territoire est confronté à une crise de l’eau dont les effets sont particulièrement inégalitaires.

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Températures élevées, précipitations en baisse, violentes tempêtes de poussière – plus fréquentes en raison de la sécheresse –, désertification et assèchement des puits et des cours d’eau sont en train de transformer l’Irak en un pays où chaque habitant subit dans sa chair le changement climatique. Des milliers de personnes se sont retrouvées à l’hôpital, en mai 2022, avec des symptômes respiratoires sévères suite à des épisodes climatiques extrêmes.

L’Irak a subi, entre 2020 et 2023, une des plus sévères périodes de sécheresse depuis près d’un siècle, mais les racines du problème sont anciennes et profondes. Les facteurs qui contribuent à une crise de l’eau comprennent non seulement le déficit de pluie, la réduction des débits fluviaux en provenance des pays voisins, mais aussi la mauvaise gestion de l’eau de surface et du sous-sol.

Pourtant le pays d’entre les fleuves est plus communément connu pour avoir été, avec la Syrie voisine, l’endroit de la domestication de l’eau, donnant naissance, grâce à sa maîtrise, à des civilisations précoces. Mais cette région du Moyen-Orient, qui recouvre la Mésopotamie antique, fait face à des défis contemporains importants après des décennies de conflits, dont les braises couvent toujours. Le manque d’eau, dans ces conditions, pourrait apparaître comme un facteur possible de relance de conflits internes et extérieurs. Entre le réchauffement climatique, les sécheresses à répétition et des questions géopolitiques de partage des eaux des fleuves, notamment du Tigre et de l'Euphrate, avec les voisins turcs et syriens, le dossier de l'eau est particulièrement stratégique pour la stabilité de l’Irak.

Document 1. Tension hydrique en Irak

Tensions hydriques, carte

Carte de Cyril Roussel et Nelly Martin, adaptée par Jean-Benoît Bouron pour Géoconfluences. Télécharger ou voir en plein écran : cliquez ici.

1. Du manque d’eau à la crise de l’eau

Le manque d’eau est d’abord lié à des facteurs climatiques ; il est structurel dans un État désertique dépendant de l’eau des fleuves, en contexte de dérèglement climatique. Mais dans un contexte géopolitique post-conflit encore en proie à des tensions très vives, la crise de l’eau a aussi une dimension à la fois historique et économique. Elle débouche sur un conflit entre l’Irak et ses voisins en amont d’une part, entre le gouvernement central et la région du Kurdistan irakien d’autre part.

1.1. Le constat sans équivoque des experts : l’Irak, un des pays les plus exposés au changement climatique

Le rapport Global Environnement Outlook 6 (GEO 6) de 2019 du Programme environnemental des Nations Unies (PNUE) classe l’Irak au cinquième rang des pays les plus vulnérables aux effets du changement climatique, y compris les réductions potentielles des niveaux de précipitations (Ekins et al., 2019). Les analyses s’accordent pour dire que les températures moyennes sont à la hausse sur la période 1981-2024, avec une année record en 2010 (24,47° C) ainsi qu’une succession d’années chaudes depuis 2020 (près de 2° C au-dessus de la moyenne annuelle), et que les précipitations ont tendance à diminuer globalement. Une étude menée à l’université de Lulea en Suède indique qu’au cours du XXIe siècle, les précipitations devraient diminuer en Irak de 15 à 20 %, avec des implications sur les eaux de surface (débit des fleuves) et les eaux souterraines. Avec le changement climatique, l’intensité et la fréquence des périodes de sécheresse sont en augmentation, menaçant la sécurité alimentaire des populations. Le déficit de précipitations le plus élevé est particulièrement important dans le nord de l’Irak, concentré dans les gouvernorats d’Erbil, Duhok, Sulaymaniyeh et Ninive ((La baisse des précipitations dans la région de Ninive (Mossoul) entre 1923 et 2008 est étudiée par exemple dans la thèse d’A. Hussein Qasim (2017, p. 44).)) (rapport REACH, 2022) : c’est pourtant là, dans les montagnes, que la recharge en eau de pluie se fait (moyenne de 750 mm/an à Sulaymaniyeh sur les 30 dernières années) bénéficiant ensuite à tout le reste du pays en aval, et c’est aussi là que le blé pousse : près des deux tiers de la production de blé est produite dans la partie nord de l’Irak. L’évolution des tendances climatiques montre, ces dernières années, une présence plus longue de conditions anticycloniques sur le désert syro-irakien, ce qui limite l’arrivée des dépressions venues du plateau anatolien. L’assèchement du sud, en aval, demeure la conséquence du cumul des facteurs aggravants en amont : moins de pluies, restriction de l’eau par les pays voisins et gestion désastreuse de la ressource.

Document 2. Les montagnes du Kurdistan, zone des plus fortes précipitations du pays

Montagnes du Kurdistan, château d'eau

Cliché de Cyril Roussel, mai 2014.

1.2. L’Irak en 2021 et 2022 : une sécheresse record et une pénurie d’eau accrue par les mauvaises pratiques

Dans la province de Mossoul, la production de blé est en chute libre : les chiffres du ministère de l’agriculture indiquent que « la production est passée de 5 millions de tonnes en 2020 à 3,37 millions en 2021. En 2022, elle avait encore diminué de plus de la moitié, pour atteindre 1,34 million de tonnes » ; « environ 90 % des plaines arables de la province ont été touchées par la désertification » (source).

Selon les Nations Unies, l’Irak a fait face, en 2022, à la deuxième saison la plus sèche en quarante ans en raison des faibles précipitations. Les effets du changement climatique se font ressentir à un rythme alarmant dans le pays, car la population irakienne, concentrée essentiellement le long des cours d’eau, dépend entièrement d’eux pour son approvisionnement en eau pour vivre en milieu semi-désertique. Le ministère irakien des ressources en eau a averti en avril 2022, via un communiqué, que les réserves du pays ont diminué de moitié depuis l’année précédente (année record pour la sècheresse), en raison du manque de précipitations responsable de la baisse des niveaux des nappes souterraines.

En Irak, la pénurie d’eau est devenue gravissime : plusieurs rapports décrivent l’assèchement des marais du sud ; les débits de plus en plus en bas des fleuves provoquent un stress hydrique important, qui pousse les agriculteurs à forer plus de puits et à assécher davantage des réserves sous-terraines déjà surexploitées. En plus des puits publics qui alimentent les quartiers des pôles urbains et des bourgs ruraux, les agriculteurs tentent de financer la construction de puits privés alimentés par des pompes. Si une partie d’entre eux ont fait l’objet d’une demande d’autorisation auprès des autorités administratives, une autre partie est composée de puits illégaux. Depuis 2020, les autorités publiques – tout en forant elles-mêmes de nouveaux puits (plus de 500 début 2022) – tentent de mieux contrôler les ressources : fermeture des puits privés illégaux et restriction de l’irrigation par inondation. Mais des oppositions locales rendent l’application de cette politique bien aléatoire, car la fin des puits privés implique de s’attaquer à des notabilités locales (Andreis, 2022). Les forages, de plus en plus profonds, coûtent toujours plus cher au fur et à mesure que les anciens puits, moins profonds, se tarissent.

Des mesures pour limiter la consommation semblent avoir été envisagées (compteurs, tarification…), mais pour le moment, elles reposent sur la restriction arbitraire. Au niveau national, l’Irak n’offre « aucune incitation à encourager l’utilisation de technologies d’irrigation modernes », a déclaré la Commission économique et sociale des Nations Unies pour l’Asie occidentale.

Le manque d’eau n’est donc pas seulement dû au manque de précipitations. Un responsable de la direction régionale des ressources en eau à Mossoul a également blâmé le manque de systèmes d’irrigation adéquats dans le nord de l’Irak. « Seulement environ 10 % des agriculteurs de Ninive possèdent des arroseurs mécaniques, ou ont des terres [qui] sont suffisamment proches des eaux du Tigre [pour être irriguées] », explique-t-il (entretien décembre 2022). Les quelques systèmes d’irrigation qui existaient dans la région ont été détruits pendant l’occupation de la région par l’État islamique de 2014 à 2017.

Globalement, la préservation de la ressource en eau, tant en quantité qu’en qualité, n’est pas prise en compte, que ce soit dans la Région du Kurdistan Irakien (RKI) ou en Irak fédéral. J’ai pu observer, partout en Irak, une mauvaise gestion de la ressource hydrique. L’eau potable est utilisée, par exemple, sans discernement pour des usages non-domestiques. Plus encore, le traitement des eaux usées demeure peu pratiqué, ce qui entraîne la contamination des cours d’eau (l’exemple de la rivière Tanjaro au Kurdistan – région de Sulaymaniyeh – qui s’écoule vers le sud pour rejoindre la rivière Serwan est particulièrement inquiétant), avec des charges de pollution élevées progressant du Kurdistan jusqu’au gouvernorat de Bassorah, dans le sud de l’Irak, l’une des villes les plus polluées du pays. Avec la diminution des réserves d’eau, la détérioration de la qualité de l’eau réduit en outre les approvisionnements disponibles et nuit à la santé des populations. Dans un rapport, la Banque mondiale a prédit une baisse de 20 % de l’eau potable d’ici 2050 dans le pays. Toujours selon les données de la Banque mondiale, l’Irak fait partie des pays du Moyen-Orient qui prélève plus d’eau qu’il n’en possède, ce qui le rend dépendant d’apports extérieurs.

Document 3. Eaux usées et eaux polluées en plein air

Eaux usées à Mossoul

L’écoulement des eaux usées dans les rues de Mossoul. Cliché de Cyril Roussel, mai 2024.

Ecoulement des eaux usées

Eaux polluées dans les canaux de la plaine de Ninive. Cliché de Cyril Roussel, mai 2022.

1.3. Une géopolitique amont-aval entre l’Irak et ses voisins et à l’intérieur du pays

En juin 2018, les comptes Twitter s’affolent dans tout l’Irak. Je me souviens, à cette période, lors d’un de mes séjours, qu’une panique s’était répandue dans tout le pays. Les barrages nouvellement construits dans les deux pays voisins (Turquie et Iran) avaient alors réduit subitement le débit de l’eau du Tigre et de la rivière Zab inférieure : on pouvait voir des photos d’Irakiens traversant le Tigre à pied au centre de Bagdad. Des tensions diplomatiques ont refait surface : le gouvernement régional du Kurdistan (GRK) déclarait que l’Iran avait délibérément réduit le débit d’eau vers la rivière Zab inférieure qui coule dans la ville de Qaladze - province de Sulaymaniyeh ; Bagdad appelait la Turquie à laisser l’eau couler en aval.

Ces tensions régionales autour du contrôle de l’eau sur les deux grands bassins versants de la Mésopotamie sont bien connues. Depuis des années, les pays en amont, comme la Turquie et l’Iran, construisent des barrages qui finissent par réduire les flux vers l’Irak. Le projet turc d’aménagement en amont des bassins versants du Tigre et de l’Euphrate (GAP) a déjà fait couler beaucoup d’encre. Le Tigre et l’Euphrate sont les deux principaux fleuves sur lesquels, l’Irak – hier comme aujourd’hui – a compté pour maintenir ses moyens de subsistance : les deux cours d’eau jumeaux représentent près de 90 % des besoins en eau du pays. La dépendance est donc totale, l’Irak prélevant 121 % de ses ressources internes (sources : Banque mondiale). Tout aménagement en amont contribue à de graves baisses des niveaux d’eau dans le Tigre, le Zab inférieur et l’Euphrate, qui irriguent de nombreuses cultures irakiennes comme celles de la région de Mossoul (cultures céréalières), de Bassorah (palmiers dattiers et maraîchage) mais aussi toute la partie centrale de l’Irak composée de périmètres irrigués (maraîchage essentiellement).

Les quantités d’eau entrant en Irak ont chuté au cours des dernières années, c’est un fait. Les chiffres font l’objet d’une bataille : dans les médias, Riyad Ezadin, le directeur du barrage de Mossoul sur le Tigre, a déclaré que la quantité d’eau provenant de la Turquie avait diminué de 50 % (2022) ; ce chiffre a semble-t-il été repris par le ministère des ressources en eaux, mais appliqué, cette fois, à la totalité des eaux fluviales entrantes ((Après discussion avec des contacts à Bagdad, il semble que ce chiffre ait été repris d’un rapport parlementaire qui daterait de 2018. Je n’y ai jamais eu accès.)). Une étude sérieuse, mais utilisant des données jusqu’en 2019, réalisée par des ingénieurs de l’Université de Bagdad, indique que « globalement, au cours des trente dernières années, le débit [du Tigre] a diminué de 33 % (…), principalement à cause de la construction du projet GAP de la Turquie, en particulier le barrage d’Ilisu » (Haitham et al., 2023). En 2022, d’autres chiffres ont circulé, comme celui de 35 % du débit moyen du Tigre qui serait entré en Irak, soit un déficit de 65 % sur cette année sèche. Difficile de s’y retrouver. Une certitude cependant : la pénurie conduit à une concurrence accrue sur les deux grands bassins versants du Tigre et de l’Euphrate. C’est le résultat de la construction d’installations de stockage d’eau en Turquie et en Iran, qui eux aussi font face aux précipitations irrégulières, et retiennent plus d’eau pour leurs besoins.

Document 4. Le Tigre à Bagdad

Le Tigre à Bagdad

Cliché de Cyril Roussel, mai 2024.

La monté de stress en 2018 dans tout l’Irak était liée au remplissage du barrage turc d’Ilisu, dernier ouvrage réalisé sur le Tigre par la Turquie (mise en eau du réservoir à partir du 1er juin 2018). Mais il ne s’agit que de l’un des 22 barrages faisant partie du projet du sud-est de l’Anatolie, le fameux projet GAP. On comprend bien dans ces conditions le sentiment de vulnérabilité de l’Irak, dernier pays avant la mer, qui se perçoit comme pouvant être totalement asséché, car tributaire de ses voisins. À ce jour, il n’existe pas de traité international pour le bassin de l’Euphrate et du Tigre, ce qui expose l’Irak à des modifications unilatérales des débits d’eau par la Turquie et l’Iran.

Document 5. Le barrage Atatürk sur l’Euphrate (Turquie) : le fleuron du projet GAP

Barrage Atäturk

Cliché de Cyril Roussel, juillet 2013. Localisation : 37,47°N, 38,30°E.

La position géographique des États sur un même bassin versant est une donnée naturelle incontournable qui nécessite une entente. Mais cette configuration ne pourrait-elle pas se reproduire à l’échelle de l’Irak entre le nord (le Kurdistan) et le reste du pays (l’Irak fédéral) ? Les tensions politiques internes entre les deux gouvernements (le régional et le central) sont déjà suffisamment vivaces, autour de l’exploitation des ressources pétrolières, du contrôle des territoires disputés ou du transfert du budget national par Bagdad à Erbil, pour s’inquiéter de possibles futures crispations sur la rétention d’eau par les autorités kurdes. En effet, l’aménagement de nouvelles installations par la Région du Kurdistan Irakien (RKI) sur les rivières qui alimentent le Tigre viennent d’être annoncées. Le gouvernement régional du Kurdistan s’est engagé, dès l’été 2021 en pleine crise de l’eau, à construire plus de barrages pour remédier à la pénurie dans la région autonome, après l’assèchement d’une partie des puits dans les périphéries d’Erbil. Le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) a signé, en mars 2022, un protocole d’accord avec Power China pour réaliser quatre nouveaux barrages dans les trois provinces kurdes d’Erbil, Sulaymaniyeh et Duhok. Même s’il ne s’agit pas, d’après nos informations, de barrages avec de grandes retenues, nous ne pouvons point nier le potentiel conflictuel que cela aura dans les relations intra-irakiennes au moment de la mise en œuvre, dans un avenir proche.

La question de l’eau pourrait, par exemple, relancer les tensions à Kirkouk ((Kirkouk demeure, depuis octobre 2017, sous le contrôle de Bagdad après que les forces chiites de la mobilisation populaire aient repoussé les peshmergas kurdes sur la limite de la province d’Erbil.)), ville qui est largement dépendante de l’approvisionnement en eau du barrage de Dukan, tant pour son eau potable que pour l’irrigation. Lors des années sèches, le barrage de Dukan, qui voit son niveau d’eau diminuer, est affecté : la RKI procède généralement à des rétentions d’eau, en période hivernale, afin de préserver les ressources hydrauliques pour maintenir la production d’électricité et pour assurer l’irrigation des terres agricoles à l’ouest de Kirkouk. Sur 1,3 million de m3, 55 % sont considérés comme réserve stratégique et le reste (45 %, mais seulement quand le barrage est plein) peut s’écouler vers Kirkouk. À l’évidence, en cas de sécheresse majeure comme celle que vit l’Irak depuis 2020, c’est bien la seconde partie qui est impactée par des restrictions d’eau provoquant une baisse des quantités disponibles en aval. Conséquence : Kirkouk reçoit uniquement le minimum nécessaire pour son eau potable ; l’irrigation n’est plus possible, avec comme résultats immédiats la mise en jachère de terres et la restriction des cultures sur de petites parcelles proches des puits artésiens.

Document 6. Le barrage de Dukan (Région Kurde d’Irak)

Barrage de Dukan

Cliché de Cyril Roussel, février 2016.

2. Une crise de l’eau multidimensionnelle dans ses manifestations comme dans ses conséquences

Le manque d’eau a pour conséquence une augmentation de l’insécurité alimentaire, à l’échelle des ménages comme à l’échelle de l’Irak qui doit nourrir sa population. Localement, des espaces assez préservés de la pénurie jusqu’à présent sont désormais touchés. Les forages sont de plus en plus profonds, dans une fuite en avant qui ne pourra pas durer éternellement.

2.1. Un processus qui conduit à l’exode interne et aux tensions sociales

Globalement, la sécheresse a des conséquences directes et indirectes sur la structure socio-économique de toute une frange de la population du pays. Comme dans toute société où l’économie et l’emploi reposent pour partie importante sur l’agriculture (le secteur agricole emploie près de 18 % de la population active irakienne en 2022, selon le bureau des statistiques ((Ce chiffre est sujet à caution car la statistique irakienne ne détaille pas s’il s’agit d’une activité principale ou complémentaire. Certains organismes internationaux donnent un chiffre revu à la baisse, comme la Banque mondiale avec 8 %. Cependant, il est impossible de trancher, car nombreux sont les Irakiens à avoir un salaire public (ex-militaires, anciens combattants, fonctionnaires) cumulé à une activité agricole.)), les effets directs de la sécheresse résultent en une diminution de la production alimentaire due à la réduction des cultures et des rendements. La sécheresse de 2021–22 a amené le gouvernement à décider que seulement la moitié des terres irriguées disponibles peuvent être utilisées en cultures d’hiver, ce qui soulève des préoccupations en matière de sécurité alimentaire et de moyens de subsistance. La réduction des niveaux d’emploi et de revenus demeure un des effets indirects les plus immédiats, obligeant certaines familles à changer d’activité et de lieu de résidence. Mécontentements populaires et migrations internes deviennent plus fréquents en Irak et cela se renforcera. Ce cercle vicieux s’observe dans plusieurs régions d’Irak qui, simultanément, doivent faire face aux mêmes conséquences en période de manque d’eau.

On ne connaît pas les chiffres exacts pour l’ensemble des personnes déplacées en raison des changements climatiques en Irak, parce que les données ne sont pas recueillies régulièrement dans tout le pays. Mais certains rapports ciblent les régions les plus touchées. Ainsi, selon l’OIM (rapport de mars 2022), plus de 34 000 personnes se sont déplacées à cause du changement climatique dans le centre et sud de l’Irak : cela inclut de nombreuses personnes de la province méridionale de Bassora, qui fait face à un manque d’eau potable depuis des décennies. Dans le sud, les districts de Thiqar, Missan et Bassora sont les plus touchés par l’exode. Dans un pays où une personne sur cinq travaille dans l’agriculture, les pénuries d’eau ont détruit les moyens de subsistance et entraîné un exode rural vers les centres urbains déjà très densément peuplés de la région, aggravant les tensions sociales. La colère a éclaté contre un gouvernement considéré comme incompétent et corrompu, et des manifestations sporadiques se sont produites dans le sud, exigeant de Bagdad qu’il fasse pression sur la Turquie pour libérer plus d’eau de ses barrages (France 24, 30 octobre 2022). Toute la région au sud de Bagdad est particulièrement exposée au manque d’eau. Il s’agit d’une zone vulnérable composée de périmètres irrigués, où les nombreux agriculteurs privés sont en charge collectivement de la répartition de l’eau (sous forme de collectifs d’agriculteurs du type coopérative) et où l’État reste présent. En effet, les agriculteurs suivent les directives des autorités qui planifient et qui achètent (à un prix supérieur à celui du marché mondial) la production céréalière. L’irrigation est contrôlée également par les pouvoirs publics qui alimentent les canaux principaux d’irrigation. Avec la pénurie, de nombreuses rigoles se retrouvent totalement desséchées en bout de chaîne.

La pénurie d’eau augmente partout en Irak, même dans les provinces au nord de Ninive (Mossoul) et d’Erbil. Ici aussi, les conséquences sont quasi-immédiates. Entre juin et décembre de l’année 2021, au moins 303 familles – environ 1 800 personnes – de Ninive ont été forcées de quitter leur domicile en raison de la sécheresse, selon cette même agence. Les familles qui travaillaient à la récolte du blé dans le nord de l’Irak ont dû pour certaines quitter la terre pour s’exiler en ville (cas de travailleurs agricoles de Ninive à Dohuk ou Erbil en 2022).

Document 7. Vue de la plaine de Ninive

Plaine de Ninive

Cliché de Cyril Roussel, mai 2024.

2.2. La crise de l’eau à Erbil : analyse d’une pénurie annoncée

Erbil, été 2021. Pour la première fois, Erbil, capitale de la région kurde et agglomération de plus d’un million et demi d’habitants, doit faire face à une pénurie d’eau, au cours des mois les plus chauds de l’année (juillet et août principalement). Toute la ville n’est pas concernée de la même manière par ce manque d’eau au robinet. Le centre-ville, relié au fleuve Grand Zab par trois branchements connectés à trois stations de traitement, ne connait pas ou peu de restrictions. Par contre, les périphéries, peuplées de ménages modestes et de familles de déplacés arabes du reste de l’Irak ainsi que de réfugiés syriens, vivent des coupures totales sur plusieurs semaines, comme ce fut le cas entre fin juin et août 2021. Résultat : les familles durent acheter l’eau via des camions citernes. Une telle surcharge financière pour des ménages peu fortunés a généré une vague de mécontentement comme l’indique l’extrait d’un entretien mené dans les banlieues orientales d’Erbil :

« Je suis travailleur journalier dans le bâtiment et lorsque que j’ai de la chance j’arrive à gagner 500 $ par mois. Nous sommes 5 personnes ici dans cet appartement que nous louons pour 220 $ le mois. Durant l’été, j’ai dû consacrer plus 100 $ par mois pour faire venir des camions et remplir notre citerne. C’était la même chose pour toutes les maisons du quartier. C’est toujours dans notre secteur qu’il y a ce genre de problème »

Twana, un habitant kurde de la banlieue est d’Erbil, septembre 2021.

Ce témoignage illustre un phénomène qui tend à devenir, depuis 2020 et en fonction des secteurs urbains, systématique d’une année sur l’autre.

Ces surcoûts dans les dépenses mensuelles ont déclenché des manifestations populaires contre la gestion du gouvernement, avec en ligne de mire des critiques contre le PDK. Le parti « Nouvelle Génération » ((Parti d’opposition de l’homme d’affaires Shaswar Abdulwahid, propriétaire également de la chaîne de télévision NRT.)), mieux implanté à Sulaymaniyeh et concurrent des deux partis historiques kurdes PDK et UPK, s’engouffre dans la brèche et tente de mobiliser la rue pour renforcer son influence et prendre une part de l’électorat rival. Cet épisode sans précédent dans le Nord de l’Irak, secteur du pays pourtant privilégié par les précipitations – comparé à sa partie méridionale, s’explique par une combinaison de facteurs que nous allons maintenant présenter.

L’approvisionnement en eau d’Erbil dépend à 70 % des eaux du Grand Zab et à 30 % de puits. Ces puits sont gérés par les autorités publiques et la province d’Erbil en compte près de 1500 (source : Direction de l’eau, gouvernorat d’Erbil). Les quartiers périphériques de l’agglomération du Grand Erbil dépendent totalement des puits : c’est le cas dans les communes périphériques qui vont de Qushtappa (agglomération sud) à Baharka (agglomération nord) en passant par toute la ceinture de banlieues périurbaines à l’est d’Erbil (Darato ; Bnaslawa ; Kasnazan ; le secteur Piresh-Shawes-Mala Omar). Près de la moitié de la population du Grand Erbil réside dans ces secteurs. Or, la succession d’années sèches et la surexploitation des ressources phréatiques provoquent, en cet été 2021, l’assèchement total de plus de 300 puits autour d’Erbil. Pour se représenter l’ampleur du désastre, notons qu’en 1980, lorsque les premiers puits furent forés, les ingénieurs durent creuser jusqu’à une profondeur de 120–180 m en fonction des endroits. Actuellement, il leur faut forer à plus de 550 m (exemple de la région de Darato et Bnaslawa, sud-est d’Erbil). De plus, le secteur agricole céréalier, concentré dans le nord de l’Irak essentiellement, dépend entièrement de l’arrosage artificiel les années sèches (provinces de Mossoul, d’Erbil). Le creusement de puits privés (environ 3 000 puits légaux dans les zones rurales d’Erbil) a permis de pallier le manque de pluie seulement un temps donné, mais aucune restriction n’a permis de maintenir les stocks ; le creusement de puits privés sans autorisation n’a fait que renforcer plus encore une tendance à la mauvaise gestion de l’eau.

La réaction des pouvoirs publics a été lente, laissant une marge de manœuvre à l’opposition, comme indiqué plus haut. Car le problème de l’eau masque également un problème d’accès à l’électricité, ce qui fait de cet épisode un moment particulièrement délicat pour les gouvernants. En effet, les pompes des puits, lorsqu’ils ne sont pas à sec, demandent une production continue d’électricité. Or, la RKI, comme l’Irak en général, ne parvient pas à fournir suffisamment de courant pour les périodes de forte consommation, surtout en été et en hiver. Les générateurs à gasoil, destinés à pallier les coupures sur le réseau public, ne permettent pas de faire fonctionner les pompes pour l’approvisionnement en eau.

Le problème que rencontre Erbil est le même que dans d’autres villes d’Irak comme Nadjaf, Bassorah ou Bagdad. Les nappes phréatiques surexploitées sont épuisées ; la pression démographique est croissante ((Avec un taux de fécondité de 3,4 enfants par femme en 2023, même si ce taux diminue progressivement depuis les années 1970, l’Irak a un comportement atypique dans sa région proche. Si l’on poursuit l’actuelle dynamique en projetant l’évolution du taux de croissance et en tenant compte de son rythme de diminution lent mais progressif, l’Irak pourrait compter près de 75 millions d’habitants en 2050. Plus, si le taux de fécondité ne diminue pas au même rythme.)) dans les pôles urbains et l’usage de l’eau ne répond à aucune restriction (les pouvoirs publics creusent plus de puits, plus profonds, sans tenir compte de la gestion de la ressource ((Les responsables régionaux de la RKI ont déclaré, en 2022 lors de la sécheresse, qu’ils creusaient plus de 130 nouveaux puits pour endiguer la pénurie d’eau, bien que cela puisse également avoir un impact négatif sur la performance des puits préexistants.)) ; seuls les riches peuvent investir dans le forage de puits privés de plus en plus coûteux). À Sulaymaniyeh, la situation est meilleure car la ville est alimentée pour moitié par une source (Sarchinar W/P) et pour l’autre par deux conduites d’eau potable depuis Dukan (projet Dukan 1 et 2).

Document 8. La croissance urbaine d’Erbil détruit les ressources hydriques

Croissance urbaine d'Erbil

Cliché de Cyril Roussel, novembre 2014.

Conclusion

L’Irak est face à une pénurie d’eau qui devrait ne faire que s’amplifier, car, outre le fait d’être en première ligne des conséquences du réchauffement climatique planétaire, le pays est dépendant à la fois du contexte régional (position hégémonique de l’Iran mais surtout de la Turquie en amont des fleuves) et d’une situation interne compliquée : longue période de conflit armé et détérioration des infrastructures hydrauliques ; négligence et absence de politiques appropriées pour la gestion de l’eau ; tensions internes entre Erbil et Bagdad. Les conséquences risquent de déstabiliser plus encore le pays en plusieurs endroits particulièrement sensibles parmi lesquels nous retiendrons :

  • Le nord du pays (province de Mossoul et sud de la province d’Erbil), qui paradoxalement est le plus arrosé, apparaît comme particulièrement vulnérable. Les plaines représentent le grenier à blé du pays. Le secteur agricole dépend en quasi-totalité des précipitations et c’est précisément cette partie-là de l’Irak qui enregistre les plus forts déficits de pluie. À cela s’ajoute l’absence ou la défaillance d’infrastructures (Mossoul sort de la guerre), et la forte présence des populations déplacées dans des villes densément peuplées.
  • Le sud du pays (sud Bagdad et secteur des marais), centre stratégique de la production agricole, est totalement tributaire de l’eau de surface qui arrive du nord pour l’irrigation. Mais la ressource n’arrive plus en quantité suffisante ou arrive polluée. La salinisation rend impropre une part croissante de la surface agricole. Comme dans le nord, l’activité agricole est en train de décliner, ce qui déclenchera précarité, pauvreté et exode vers les centres déjà surpeuplés où la pression sur la ressource hydrique ne fera que s’alourdir.

La succession d’années sèches rend, comme on l’a remarqué entre 2021 et 2023, le pays particulièrement fragile du point de vue socio-économique. La dépendance à l’eau peut être le déclencheur d’un processus d’emballement multifactoriel qui pourrait, dans les décennies prochaines, créer un contexte difficilement soutenable, pour ne pas dire potentiellement explosif socialement.


Bibliographie

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Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : aridité, sécheresse, pénurie d'eau | changement climatique | désertification | eau | exode rural | irrigation | sécurité alimentaire.

 

Cyril ROUSSEL

Chercheur CNRS, Migrinter UMR 7301, Université de Poitiers
 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Cyril Roussel, « L'Irak : un pays post-conflit en manque d'eau », Géoconfluences, novembre 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-critique-des-ressources/articles/irak-un-pays-post-conflit-en-manque-deau