Sous pression de la géopolitique de l’énergie, la Norvège, tiraillée entre ses intérêts et ses convictions
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La Norvège est une nation discrète, mais elle se trouve propulsée depuis quelque temps en première ligne de la géopolitique européenne. Ce n’est pas parce que l’un de ses anciens Premiers ministres, Jens Stoltenberg, est secrétaire général de l’OTAN depuis 2014 et qu’il vient d’être prolongé à ce poste jusqu’au 1er octobre 2024, mais plutôt parce que ce pays, riche en énergies carbonées, est l’une des pièces maîtresses de l’approvisionnement énergétique de l’Union européenne (UE). Les sanctions imposées à la Russie depuis son agression militaire de l’Ukraine, et la volonté de l’UE de se dégager des importations gazières venant du territoire russe, font mécaniquement monter les importations venant de Norvège, au point de rendre ce pays incontournable pour les nations européennes, Royaume-Uni compris.
Il est vrai que la production norvégienne d’hydrocarbures (pétrole et gaz) a dépassé les 200 millions de m3 équivalents pétrole en 1996 et qu’elle se maintient depuis entre 200 et 250 millions de m3, avec une pointe record de 264 milliards en 2004, le gaz se substituant progressivement au pétrole, suite à des découvertes majeures comme celles des gisements de Troll ou d’Ormen Lange. La Norvège est le neuvième producteur mondial de gaz naturel en 2021, et elle en est le quatrième exportateur. Dit autrement et de manière plus globale, le pays produit en 2021 sept fois ce qu’il consomme en matière d’énergie primaire, les hydrocarbures contribuant à 93 % de cette production. C’est dire l’abondance énergétique de ce pays, ce qui lui vaut une double dépendance. Une dépendance envers l’UE tout d’abord, malgré son refus par deux fois de l’intégrer en tant qu’État-membre en 1972 et 1994, cette dépendance étant matérialisée par un réseau dense de gazoducs jeté en travers de la mer du Nord en direction des pays riverains (document 1). Une dépendance de son économie ensuite envers les ressources offshore, la part de ces dernières augmentant de manière irrégulière au cours des dernières décennies, jusqu’à des valeurs extrêmes (près de 70 % des exportations de marchandises et le tiers du PNB en 2022), dans la période de tension et d’envolée des prix du gaz de ces derniers mois (document 2).
Document 1. Les réseaux de conduites pour l’exportation des hydrocarbures norvégiensAdapté de norskpetroleum.no Document 2. Exportations d’hydrocarbures de la Norvège, en valeur et en part du total, 1971–2022Source : NorskPetroleum, traduction et adaptation J. Guillaume et JBB, Géoconfluences, 2024. |
Tout irait pour le mieux pour l’industrie extractive de ce pays, finalement de modeste envergure (5,5 millions d’habitants), s’il n’y avait pas des signes de contradiction profonde de sa politique, officiellement et ostensiblement tournée vers le développement durable et la lutte contre le réchauffement climatique, alors qu’il reste très dépendant des exportations de son énergie carbonée, fortement émettrice de gaz à effet de serre (IEA, 2017 ; Guillaume, 2020). La contradiction est si forte qu’elle alimente des débats importants au sein de la société norvégienne, traditionnellement sensible aux thèmes de la protection environnementale. Aussi, après un bref rappel du contexte énergétique norvégien, nous allons insister sur l’ampleur du problème, puis sur les manières de l’affronter et éventuellement de le résoudre.
1. L’hydroélectricité à la source du développement, des énergies carbonées en supplément
Reprenons le bilan énergétique dans ses aspects les plus récents. En comparant production et consommation d’énergie primaire, cette dernière étant calculée après avoir tenu compte des échanges avec l’étranger, la Norvège a produit l’équivalent de 2 486 TWh d’énergie en 2021, pour une consommation de 338 TWh (document 3). Un tel déséquilibre est dû à l’importance de la production d’hydrocarbures qui, convertie en TWh, s’élève à 2 308 TWh, soit près de 93 % de la production d’énergie primaire, repoussant l’électricité primaire à une quantité presque négligeable (6,3 %). Pourtant, cette part modeste de l’électricité primaire dans la production ne correspond en rien à son rôle dans l’économie nationale, puisque cette électricité permet de subvenir à 41% de la consommation. L’électricité est donc un pilier incontournable de l’économie domestique et sa production est même systématiquement supérieure à sa consommation, puisque ses échanges avec l’extérieur restent très excédentaires.
Document 3. Bilan énergétique de la Norvège en 2021Source : S.S.B. P.E.P : production d’énergie primaire ; C.E.P. : consommation d’énergie primaire. |
On touche ici à l’adoption précoce par la Norvège des énergies renouvelables qui a soutenu sa révolution industrielle. Le pays s’inscrit dans un contexte nordique assez favorable aux énergies renouvelables, ces dernières ayant une place bien plus élevée dans la consommation que dans les autres pays européens (Mérenne-Schoumaker, 2019). Si l’hydroélectricité est très importante en Europe nordique (sauf au Danemark et dans une moindre mesure en Finlande), elle n’a nulle part de rôle plus décisif qu’en Norvège, comme en témoigne encore l’importance des industries « électro-intensives » (aluminium, ferroalliages, industrie chimique). D’ailleurs, le ministère de tutelle de l’énergie en Norvège est bien le ministère du pétrole ET de l’énergie, comme si le pétrole était une énergie à part, comme une pièce presque rapportée pour l’économie du pays. En fait, les hydrocarbures ont représenté un accélérateur plus qu’un déclencheur du développement. « Il serait faux de croire, comme on l’imagine parfois, que les hydrocarbures, ce cadeau tombé du ciel et jailli des profondeurs, avaient soudainement enrichi un pays qui végétait jusqu’alors dans les brumes boréales. En fait, à la fin des années 1960, l’économie norvégienne était déjà très florissante. Alors qu’en 1920, la Norvège était toujours à la traîne de l’Europe occidentale, elle figurait en 1970 parmi les dix premiers pays du Monde pour le PNB par habitant », écrivait déjà en 2013, Éric Eydoux, l’un des plus fins connaisseurs français de ce pays (in Pedersen et Bakke).
C’est sans doute pour cette raison que l’économie pétrolière fut bien maîtrisée par les pouvoirs publics. Ces derniers, dominés au siècle dernier par la gauche libérale (Venstre), puis par les travaillistes (Arbeidetparti), ont en effet cherché à coordonner l’essor des secteurs ouverts sur le Monde avec les besoins et les exigences de l’économie domestique (Guillaume, 2022). Pour ce pays au marché intérieur très limité, les exportations ont soutenu la croissance ; il s’est donc agi d’accompagner cette économie ouverte avec doigté et au mieux des intérêts de l’économie globale (Hodne, 1981). Dès les premières années de l’indépendance complète du pays, acquise en 1905, la question s’est posée de la maîtrise du potentiel hydraulique sur lequel lorgnaient les capitaux étrangers, français notamment. La première loi de concession, promulguée en 1909, fit l’objet de nombreux débats qui se poursuivirent jusqu’en 1921, date de création de l’Administration de l’Hydraulique et de l’Électricité, pour encadrer l’hydraulique sur la base de deux lois promulguées en 1917, l’une sur les licences d’exploitation des chutes d’eau et l’autre sur le droit de régularisation des cours d’eau (Midgaard, 1974 ; Ministry of Petroleum and Energy, 2015). C’est dans ce cadre que le système énergétique s’est donc progressivement dessiné, avec une part finalement très minoritaire dévolue aux intérêts privés, le reste étant entre les mains de l’État ou des collectivités locales.
La même attitude fut adoptée avec l’émergence des hydrocarbures offshore. Dès qu’un opérateur d’origine américaine, Phillips Petroleum, s’est rapproché du gouvernement en 1962 pour lui proposer d’acquérir des droits d’exploration en mer du Nord pour une somme dérisoire, les autorités ont répondu en adoptant une législation appropriée. Dès 1963, l’État proclame sa souveraineté sur les ressources de son plateau continental qu’il s’empresse ensuite de délimiter avec les pays voisins. Puis le système de concession est mis en place en 1965, permettant à l’État de contrôler le rythme de développement de l’offshore. Il se dote ensuite de l’outil indispensable à la « norvégianisation » de l’économie pétrolière par la création de l’entreprise publique Statoil en 1972, en lui accordant au moins la moitié des parts de concession, même si la société a été partiellement privatisée en 2001 (elle a pris le nom d’Equinor en 2018). Autant que faire ce peut, les hydrocarbures extraits ont été valorisés sur place (par l’ouverture en 1975 d’une raffinerie à Mongstad, au nord de Bergen, par la fondation d’une industrie pétrochimique au voisinage du complexe industriel de Porsgrunn-Herøya sur les côtes du Telemark et par l’installation de terminaux de traitement du gaz sur les côtes occidentales).
Les risques de surchauffe de l’économie ont été évités par la captation d’une partie des profits pétroliers dans de grands équipements, même s’ils semblent parfois disproportionnés par rapport aux besoins effectifs de la population. Par exemple, le réseau routier a été renforcé par de multiples ponts et tunnels pour maîtriser un relief particulièrement difficile. C’est ainsi que la Norvège dispose depuis 2000 du tunnel routier le plus long du monde, le tunnel de Laerdal (24,5 km), afin de faciliter les liaisons entre les deux plus grandes agglomérations du pays, Oslo et Bergen. Elle s’affaire aujourd’hui à libérer la liaison entre Stavanger et Bergen de la servitude des bacs pour 2026 par un tunnel sous-marin de 27 km de long, plongeant à 393 m de profondeur, nouveau record mondial.
>>> Lire aussi : Camille Girault, « Image à la une : traverser sous la roche, traverser sur la mer : la continuité routière en Norvège », Géoconfluences, mai 2015. |
Plus connue sans doute est la création en 1990 d’un fonds souverain, connu aujourd’hui sous le nom de Statens Pensjonfond-Utland, sorte d’assurance-vie pour les générations futures lorsque les ressources offshore seront épuisées. Ce fonds est alimenté par les revenus pétroliers de l’État. Il est géré par la Banque de Norvège et disposait en 2018 de plus de 8 000 milliards de couronnes (soit en gros 1 000 milliards de dollars des États-Unis), placés dans les actions ou obligations de 9 000 entreprises étrangères et, pour une part minime, dans des investissements immobiliers. L’intérêt de ce fonds tient au fait que les revenus des placements viennent consolider ses comptes, de sorte qu’il dépend de moins en moins du seul secteur pétrolier. Il est aussi une arme politique pour promouvoir une conception éthique de l’économie, en refusant d’investir dans des entreprises violant les droits humains ou engagées dans la production d’armes, de substances nocives, ou de matières ayant de graves effets environnementaux. On rejoint ici la conception éthique de l’État norvégien qui cherche à promouvoir une stratégie de soft power qu’on retrouve dans son affichage aux premiers rangs des États engagés dans l’aide au développement (Jacob, 2011).
Document 4. Contributions à l’aide publique au développement (APD), en part du revenu national brut (RNB), 15 premiers rangs et moyenne
Contribution en % du RNB | Norvège;Luxembourg;Suède;Allemagne;Danemark;Irlande;Pays-Bas;Suisse;Royaume-Uni;Finlande;France;Japon;Belgique;Canada;Autriche;Moyenne de l'ensemble donateurs | false | ||
Contribution en % du RNB | 1.09;0.99;0.91;0.79;0.74;0.67;0.66;0.6;0.58;0.52;0.5;0.44;0.44;0.38;0.38;0.37 | #e31e51 |
Source : OCDE, 2024.
En réalité, l’assimilation de l’offshore a été facilitée par l’existence préalable d’une importante flotte marchande et d’une industrie largement tournée vers la construction et les équipements navals (Guillaume, 1997-2021 ; Haraldsen, 1998 ; Sjøholt, 1996). Les hydrocarbures ne représentent donc pas la survenue d’une surprise heureuse, totalement débranchée du passé industriel, mais la continuité d’une ouverture tenace vers le monde extérieur, liée au déploiement de services maritimes et d’industries navales. Il faut rappeler que l’offshore est né en Norvège au tout début de ces technologies, les opérateurs pétroliers ne connaissant pas encore grand-chose au milieu marin. Pour eux, la mince couche de liquide qui recouvrait le plateau était un mystère et un obstacle. D’où les multiples difficultés technologiques à affronter et l’appel aux connaisseurs, c’est-à-dire aux armateurs.
Pour le comprendre, il faut distinguer deux types de problèmes technologiques : d’une part, celui des matériels fixes, conçus selon les caractéristiques de chaque gisement (ils sont alors du ressort des opérateurs pétroliers), et d’autre part, celui des navires et matériels flottants, dont les modes de gestion sont proches des flottes marchandes conventionnelles. La première catégorie de matériels est une affaire de génie civil, d’ingénierie et de grande industrie. De ce point de vue, les opérateurs pétroliers ont trouvé des interlocuteurs auprès des grands groupes de la construction navale (Aker ou Kvaerner) qui se sont d’ailleurs empressés de quitter la construction traditionnelle. Aker, par exemple, a décidé d’abandonner la construction navale en 1982 pour se consacrer au montage des matériels offshore (malgré un retour ultérieur mais très momentané à la construction navale pour un motif purement spéculatif). Ainsi, l’entreprise a converti son chantier principal de Stord, dans l’Ouest du pays, pour en faire un site d’assemblage de plates-formes et de modules pour l’offshore. Puis il a poursuivi sa conversion en reprenant plusieurs sociétés de génie civil et finalement, en jetant son dévolu en 2002 sur son concurrent, Kvaerner. Il a ainsi réuni l’ingénierie des deux entreprises sous le nom d’Aker Kvaerner, puis d’Aker Solutions en 2008. Le groupe Aker ASA, dont dépend Aker Solutions, est devenu l’un des plus puissants du pays, avec une dizaine d’entreprises sous contrôle, dont Aker BP, formée suite à son rapprochement d’avec BP Norge. Dans l’organigramme du groupe, il n’y a plus de place pour la construction navale, les cinq sites norvégiens de production étant tous destinés à l’offshore.
Quant aux matériels mobiles, ils procèdent d’une autre logique, les opérateurs pétroliers s’appuyant alors sur un partenariat avec le milieu armatorial. Certains de ces armateurs sont même devenus des contracteurs de forage, avec des plates-formes déplacées de site en site. En fait, toute une panoplie d’engins flottants est apparue, depuis les ravitailleurs, parfois releveurs d’ancres, jusqu’aux navires de maintenance, souvent équipés pour les travaux sous-marins, en passant par tous les types de navires de pose. Alors que les armateurs norvégiens ne disposaient pas encore de ce genre de navires au début des années 1970, ils en comptaient au 1er janvier 2020, 342 sous pavillon national, auxquels ils ajoutaient 233 unités placées sous pavillon étranger (document 5). On comprend donc que les emplois engendrés par l’offshore dépassent très largement la stricte exploitation des ressources. On les estime autour de 65 000 au milieu des années 2010, les emplois de services devenant majoritaires dès le début du XXIe siècle (document 6).
Document 5. Navires de soutien à l'offshore dans le port d'UlsteinvikCliché de Jacques Guillaume, juin 2016. Document 6. Emplois liés à l’extraction d’hydrocarbures en Norvège
Source : Norvergian Petroelum (norskpetroleum.no), 2024. |
En ajoutant les emplois indirects, dans l’industrie et les services, l’extraction d’hydrocarbure concerne 163 000 personnes en 2019 selon le SSB, l’équivalent norvégien de l’INSEE français (Hungnes et al., 2021). Ces nombres sont évidemment considérables et interpellent les pouvoirs publics sur leur choix stratégique. Que doit-on réellement défendre : l’exploitation des ressources carbonées ou le maintien d’une technostructure de haute intensité, garante de la mise en réserves exploitables de ressources de plus en plus difficiles d’accès ?
2. L’énergie au cœur des contradictions norvégiennes
Les enjeux énergétiques semblent donc clairs, mais la prise de conscience des contradictions dans lesquelles s’est enfermé le pays est venue assombrir le tableau. Les émissions de gaz à effet de serre de l’offshore ont en effet progressé au point d’atteindre en 2017 plus de 14 millions de tonnes en équivalent co2, soit 28 % de toutes les émissions du pays. Or, une telle poussée anéantit les efforts que l’économie onshore peut faire de son côté, d’autant que les émissions industrielles se réduisent fortement et que la population est encouragée à réduire les siennes par diverses mesures, la plus connue étant l’interdiction de la vente des véhicules thermiques à l’échéance de 2025, préparée par une politique volontariste en matière d’incitations financières et fiscales. Tout laisse à penser que les émissions de gaz à effet de serre ne peuvent être réduites rapidement, du moins à la hauteur des espérances gouvernementales : dans un livre blanc sur la politique énergétique à l’horizon 2030 est affichée l’ambition d’une neutralité carbone à cette date, ce qui suppose de réduire de 40 % les émissions par rapport à celles de 1990, estimées à l’époque à 50,4 millions de tonnes. Et ne parlons pas des émissions « exportées » par la vente des hydrocarbures offshore aux différents pays clients européens, ni des émissions « importées » : en tenant compte des émissions produites ailleurs par la consommation du pays, la Norvège est le 9e émetteur mondial par habitant et le 2e européen derrière le Luxembourg (en 2018, document 7).
Document 7. Émissions de CO2 dans le monde en 2018 (y compris importées)Données OCDE, extrait de : Clara Loïzzo, « Quel bilan pour la COP 28 ? », Géoconfluences, décembre 2023. |
Paradoxalement, dans ce pays dont la population est très sensible à la protection de la nature, ce n’est pas l’offshore qui a essuyé les premières critiques, mais plutôt l’hydroélectricité, accusée de modifier les équilibres écologiques par les grands aménagements des années 1950-1970 (Faugli, 1994). On peut citer l’hostilité envers le barrage d’Alta dans le nord du pays à la fin des années 1970. Renforcée par l’opposition des Sames qui voyaient dans le projet une réduction de leurs pâturages et une désorganisation de leur cadre de vie, l’hostilité contre l’équipement a été très vive et s’est matérialisée par la création d’une association de défense en 1978 qui a compté jusqu’à 20 000 adhérents. Des manifestations ont été organisées sur place, comme devant le Parlement à Oslo. Finalement, sur décision de justice, les travaux purent débuter et la centrale fut inaugurée en 1987 (Hjorthol, 2006). Parallèlement, la législation à l’égard de l’équipement des sites hydrauliques s’est durcie et a finalement abouti à préserver une part substantielle du potentiel hydraulique pour des raisons environnementales. La production hydroélectrique plafonne donc autour de 140 à 145 milliards de kWh depuis plusieurs années. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’énergie éolienne connaît depuis quelques années une expansion significative qui finit par soulever une opposition similaire au motif d’une irrémédiable dégradation paysagère (document 8).
Document 8. Bilan de la production et de la consommation électrique en Norvège en 2000 et 2021 (en milliards de kWh)
Source : SSB, 2024 |
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En revanche, les sites offshore semblaient échapper aux critiques. Il est vrai qu’il n’y a jamais eu en mer du Nord de catastrophes écologiques comparables à celles du golfe du Mexique et les accidents furent des catastrophes humaines plus qu’écologiques. On peut évoquer le chavirage de la plate-forme hôtel Alexander Kjelland le 27 mars 1980, suite à une rupture de fatigue de ses structures métalliques, provoquant la mort de 123 personnes. Elle fut suivie d’une autre catastrophe, dans les eaux britanniques cette fois, avec l’explosion et l’incendie de la plate-forme Piper Alpha faisant 165 victimes en 1988. Les réglementations liées à la sécurité semblaient donc prioritaires pour protéger les hommes et le milieu marin.
Mais la perception des dégradations environnementales a changé et l’immunité de l’offshore a cessé de faire consensus. Les opposants relèvent que l’offshore norvégien suit une pente descendante (les réserves sont estimées à 2,6 milliards de m3 équivalents pétrole au 31 décembre 2021, alors que l’exploitation depuis le début des extractions a sorti l’équivalent de 8 milliards de m3 du plateau continental). Son avenir devra s’appuyer sur des zones pionnières comme la mer de Barents, ce que contestent les mouvements écologiques qui sont allés jusqu’à porter plainte contre l’État en 2017, au motif qu’il dérogeait au principe de la constitution norvégienne qui stipule depuis 1992 que « toute personne a droit à un environnement salubre, ainsi qu’à un milieu naturel dont sont préservées la capacité de production et la diversité ». L’argument n’a pas été suivi par les juges, mais ce procès très médiatisé a frappé l’opinion. II explique sans doute le succès relatif du parti écologiste (Miljøpartiet De Grøne), pourtant tardivement créé en 1988. Resté confidentiel jusqu’en 2009, il a connu une première poussée en 2013 (2,8 % des voix aux élections nationales), pour culminer aux élections locales de septembre 2019 (6,8 %). Or, ce parti est hostile à la poursuite des recherches pétrolières et se refuse à participer à toute coalition gouvernementale qui n’en ferait pas de même. Au moment où les majorités politiques s’effritent (le temps est loin où l’Arbeidetparti faisait plus de 40 % des voix) et où l’accès au pouvoir passe par des coalitions plus ou moins hétéroclites, c’est une donnée qui n’est pas à négliger.
D’autres arguments, économiques cette fois, peuvent être évoqués. Sans assimiler la Norvège aux États rentiers de leurs ressources brutes, on peut relever une désindustrialisation progressive du pays dès les années 1970–1980 (Hansen, 1983) et qui s’est ensuite amplifiée, au prix d’une perte sensible d’emplois manufacturiers et d’un creusement des déficits extérieurs, hors hydrocarbures. Entre 1970 et 2010, le taux de couverture des importations de biens et services par les exportations est passé de 98 % en 1970 à 119 % en 1990 et 128 % en 2010, ce qui peut paraître très satisfaisant. Mais la couverture des importations hors hydrocarbures et services offshore a glissé entre temps de 107 % à 82 % puis à 61 %. Par ailleurs, la Norvège est entrée dans l’Espace économique européen depuis le 1er janvier 1994. C’est une manière d’entrer dans l’UE sans en être membre, puisqu’elle échappe ainsi aux contraintes des politiques agricole et de la pêche. Mais c’est aussi dépendre de politiques économiques plus globales, conçues depuis Bruxelles, sans pouvoir peser sur les décisions, les Norvégiens ne participant pas aux instances communautaires. C’est donc entrer dans une ère de « démocratie faxée », selon la formule de Jens Stoltenberg, ce qui est, convenons-en, un bel oxymore, pour un pays où il est de tradition de faire vivre la démocratie au plus près des citoyens (Frisvold, 2017). Or cette situation n’a pas que des implications politiques. Elle affecte aussi l’économie du pays, en particulier le secteur énergétique. L’UE s’est en effet lancé depuis le milieu des années 1990 dans une libéralisation de ses marchés électrique et gazier, dont les effets pervers ont été brusquement révélés par la crise mondiale de l’énergie, portée à son paroxysme par la mise au ban de la Russie à partir de 2022. La Norvège, par ailleurs pionnière en matière de libéralisation électrique par une loi datant de 1990 (Navestad et al., 2017), s’est alors trouvée dans une position paradoxale. Grande bénéficiaire de l’explosion des prix du gaz sur les marchés à court terme, elle a été affectée par l’envolée des prix de l’électricité sur son marché domestique, les prix n’étant plus le reflet exact des coûts de production mais plutôt d’une compétition entre fournisseurs, ces derniers n’étant pas forcément des producteurs intégrés. En effet, le secteur électrique norvégien est très lié au reste de l’Europe par l’interconnexion de ses réseaux et par une bourse (NordPool) facilitant les échanges sur les marchés de gros de l’électricité. On serait presque tenté d’évoquer une pièce de théâtre absurde dont la Norvège n’a pas les clés du dénouement.
3. Des solutions pour surmonter les contradictions ?
La Norvège tente néanmoins de surmonter ses contradictions, du moins sur le registre environnemental, par quelques mesures fortes à ranger en deux catégories, réactive pour ce qui concerne les tentatives de remédiation, proactive pour tout ce qui touche à l’émergence d’une économie débarrassée de ses émissions polluantes.
Dans le premier registre, on peut évoquer la politique fiscale à l’égard des énergies carbonées. Il faut reconnaître que la taxation pétrolière a d’abord été justifiée pour des raisons purement économiques, mais a débouché peu à peu sur des considérations environnementales. C’est ainsi qu’a été créée une taxe carbone dès 1991. Minime au départ, cette taxe avec le temps est apparue comme un puissant levier de réduction des pollutions de tous les consommateurs ou producteurs d’énergies carbonées, y compris les opérateurs offshore qui doivent la payer par un forfait en augmentation constante sur le litre de pétrole ou le m3 de gaz produits ou émis dans l’atmosphère. Elle est complétée par un système de quotas d’émission, expérimenté à partir de 2005, puis étendu à des acteurs de plus en plus nombreux et surtout intégré au système communautaire d’échanges d’émission (SCEQE) en 2008. La valeur du quota, faible suite à la crise financière de 2008, s’est ensuite beaucoup redressée en Europe à partir de 2019 et s’est même envolée en 2021-2022, devenant ainsi un outil efficace pour la réduction rapide des émissions carbonées.
Le second registre cherche l’anticipation et s’appuie donc sur l’innovation technologique. L’offshore a permis en effet des avancées considérables en la matière, transférables aisément vers de nouvelles énergies. Deux tendances lourdes sont apparues. Il s’agit tout d’abord de la disparition des appuis au sol des installations offshore, grâce à l’ancrage des structures flottantes à de grandes profondeurs et à la pose de certains matériels sur le sol immergé, comme les têtes de puits par exemple. Des matériels nouveaux sont nés, comme les plates-formes à ancrage tendu, les barges ou navires de traitement et de stockage, ou encore les plates-formes dont la flottaison est assurée par un flotteur cylindrique immergé et retenu au fond par ancrage (Single Point Anchor Reservoir, SPAR). Cette dernière technologie permet d’exploiter des gisements, parfois de modeste envergure, et à grande profondeur. Ainsi, un petit gisement, en mer de Norvège, a pu être mis en œuvre avec une plate-forme SPAR sous 1 270 m d’eau.
Ce genre d’engin peut être adapté à l’éolien flottant, comme Statoil a pu le démontrer par un prototype au large des côtes norvégiennes (projet Hywind inauguré en 2009). Le prototype a prouvé qu’il était possible d’exploiter l’éolien flottant à grande échelle, le plateau continental norvégien se prêtant mal à l’éolien posé. Aussi, après une première expérience au large des côtes écossaises, a été ouvert le champ éolien Hywind Tampen en 2022-2023, onze éoliennes devant déployer 88 MW de puissance pour alimenter en électricité les plates-formes pétrolières des sites de Gullfaks et de Snorre. C’est à ce jour le plus grand champ offshore de l’éolien flottant dans le Monde. Il permet d’envisager l’exploitation industrielle de cette nouvelle manne énergétique, en évitant les oppositions frontales auxquelles se heurte l’éolien terrestre. Au printemps 2023, un appel d’offres a été lancé par l’État pour l’exploitation de deux sites éoliens offshore pour une puissance totale de 3 000 MW. C’est le début d’une nouvelle aventure énergétique que l’État souhaiterait accompagner jusqu’à une puissance espérée d’environ 30 000 MW aux alentours de 2040, soit la puissance actuelle des équipements hydrauliques du pays !
Enfin, n’oublions pas une seconde tendance qui travaille les technologies offshore, celle de l’automation et du pilotage à distance des sites d’exploitation, de sorte qu’il n’existe parfois plus d’installations flottantes en mer, tout étant contrôlé à partir de sites terrestres (c’est le cas dans le Grand Nord du site gazier de Snøhvit ou du champ d’Ormen Lange en mer de Norvège). Cette maîtrise complexe du transport des fluides liquides ou gazeux ouvre également des perspectives pour le contrôle à distance des flux électriques.
Une autre piste est en cours de développement. Il s’agit du stockage du gaz carbonique dans le sous-sol du plateau continental dont on connaît parfaitement les structures géologiques grâce aux prospections pétrolières. L’enfouissement du gaz carbonique a déjà été expérimenté depuis 1996 à Sleipner, puis depuis 2008 à Snøhvit. Cette technique est le fondement du programme de recherche Longship auquel adhère le projet Northern Lights depuis 2020. Trois entreprises (Equinor, Shell et TotalEnergies) en partenariat depuis 2017 sur ce projet, souhaitent établir un terminal terrestre de stockage du gaz carbonique liquide dans l’Ouest du pays, le gaz étant ensuite injecté dans le sous-sol à une centaine de kilomètres des côtes, à un rythme annuel d’environ 1,5 million de tonnes par an. Une co-entreprise reprenant le nom du projet doit assurer la partie opérationnelle et passer des accords avec diverses entreprises fortement émettrices de carbone, en Norvège ou à l’étranger.
Cela dit, ces choix technologiques ne réclament pas de changement radical pour la société. Ils n’impliquent pas de révision profonde de la politique énergétique, mais font émerger au contraire de nouveaux arguments pour en maintenir la pérennité. On est donc fort loin de l’écologie profonde, imaginée par le philosophe norvégien Arne Næss (1912–2009), qu’il oppose à l’écologie superficielle, celle qui entend précisément régler les problèmes écologiques par la technologie, alors que cette technologie, selon lui, ne règle rien mais ne fait que déplacer les problèmes, voire les entretenir. Pour Arne Næss (1973), le rapport de l’Homme à la nature ne peut trouver de solutions que par un changement radical des comportements de la société, d’où la promotion de ce qu’il appelle l’écosophie. Contesté pour ses positions radicales qui ne font pas l’unanimité, il est manifestement peu écouté dans la sphère politique norvégienne.
Conclusion
Au total, la Norvège surprend par son inquiétante vulnérabilité et son exceptionnelle adaptabilité. Inquiétante vulnérabilité sur le plan matériel d’abord, depuis le sabotage énigmatique en mer Baltique des gazoducs Nordstream 1 et 2 en septembre 2022 qui lui a démontré la fragilité de ses propres installations en mer du Nord. Vulnérabilité économique par sa forte dépendance à l’égard de l’UE (elle réalise près de 60 % de ses exportations avec l’UE, mais cette UE n’exporte vers la Norvège que 2,6 % de ses produits, hors échanges intracommunautaires). Vulnérabilité temporelle enfin. Qu’en sera-t-il en effet dans les prochaines décennies du positionnement favorable de la Norvège en matière énergétique, une fois les affres de la guerre de la Russie contre l’Ukraine soldées et surtout oubliées ? La volonté de l’UE de s’affranchir des importations gazières de Russie, réaffirmée à la fin de l’année 2022 par la proposition de la commission européenne du plan REPowerEU, résistera-t-elle aux évidences géographiques, la Russie continuant à détenir le quart des réserves mondiales de gaz naturel (contre moins de 1 % pour la Norvège) ? À moins que la géopolitique ne s’impose indéfiniment à la géographie, en maintenant ce découplage entre le finisterre européen et l’immense Russie eurasiatique. À toutes ces interrogations, répond une exceptionnelle adaptabilité de la part de ce pays qui, d’émetteur de carbone se propose d’en devenir un important stockeur, tout en devenant un producteur significatif d’énergie éolienne. Pour le shipping norvégien, le transport du gaz carbonique, comme le montage et la maintenance des parcs éoliens deviendront aussi de nouvelles occasions d’investir, sans doute plus pertinentes qu’une entrée massive dans le transport du gaz naturel liquéfié, même si ce transport est devenu un concurrent sérieux des échanges terrestres par conduites.
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Mots-clés
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Jacques GUILLAUME
Professeur honoraire des universités, Université de Nantes
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Jacques Guillaume, « Sous pression de la géopolitique de l’énergie, la Norvège, tiraillée entre ses intérêts et ses convictions », Géoconfluences, mai 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-critique-des-ressources/articles/energie-fossile-norvege