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La forêt ou le climat ? Un conflit environnemental en Guyane française : la centrale électrique de l’Ouest guyanais (CEOG)

Publié le 22/09/2025
Auteur(s) : Patrick Blancodini, professeur agrégé d'histoire et géographie en lycée et classes préparatoires - lycée Saint-Exupéry et lycée Ampère, Lyon

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Face à la croissance démographique de la Guyane, la population et les entreprises, soutenues par les élus locaux, réclament de nouvelles installations électriques tout en visant la sortie des énergies fossiles. En 2017 naît un projet innovant de centrale photovoltaïque avec stockage d’énergie sous forme d’hydrogène, la CEOG. Mais sa construction nécessite de défricher la forêt amazonienne sur le territoire d’un village amérindien. Après une première phase de négociations, suivie d’un conflit parfois violent, le projet voit finalement le jour.

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La Guyane française a connu plusieurs conflits environnementaux ces dernières années. En mai 2019, le projet d’exploitation aurifère sur le site de la Montagne d’or a avorté du fait des mobilisations des défenseurs de l’environnement (Clerfeuille, 2022). Plus récemment en mars 2025, TotalEnergies a annoncé son intention d’abandonner la construction de la centrale photovoltaïque Maya à Macouria près de Cayenne en raison, selon l’entreprise, de l’absence de soutien des pouvoirs publics. Un autre conflit environnemental s’est déroulé autour d’un projet de centrale électrique à proximité de Saint-Laurent-du-Maroni dans l’Ouest guyanais : la centrale électrique de l'Ouest guyanais (CEOG). Mais celui-ci a connu un dénouement différent puisque le projet a été validé et accepté par les parties prenantes en août-septembre 2024. Il s’agit d’un projet de parc photovoltaïque avec stockage d’énergie sous forme d’hydrogène visant à produire de l’électricité décarbonée dans le cadre de la transition énergétique d’un territoire où les coupures d’électricité sont courantes à cause de l’insuffisance de la production locale. La mise en service, prévue initialement en 2024, est repoussée à 2026 à cause de retards dus aux oppositions au projet. En effet, sa construction implique la déforestation d’une parcelle de 78 hectares situés sur le territoire du village amérindien de Prospérité d’où est partie une opposition radicale face à l’installation de la centrale. Il s’agit donc d’un projet a priori vertueux, mais qui a fait l’objet de contestations très fortes, à l’échelle locale et nationale.

Du même auteur, lire aussi : Patrick Blancodini, « Agriculture et milieux littoraux en Guyane : l’expérience de la riziculture dans la région de Mana », Géoconfluences, mai 2025.

1. Un projet d’aménagement énergétique nécessaire ?

La Guyane est en forte croissance démographique (+1,2 % par an en moyenne entre 2015 et 2025, contre 0,2 % par an dans l’Hexagone (INSEE), en particulier dans les communes frontalières du Suriname : +2 à +3 % par an). Le territoire est soumis à une forte pression sur ses installations électriques, souvent anciennes et vétustes, comme la centrale thermique de Dégrad des Cannes, qui doit arrêter sa production vers 2026. Les projets actuels, comme celui d’une centrale à biomasse liquide sur le site du Larivot ou comme le projet de centrale photovoltaïque présenté ici, visent à substituer les énergies thermiques fossiles par des énergies renouvelables.

1.1. Un projet innovant visant à contribuer au développement de la Guyane

Actuellement en Guyane, la production d’électricité à partir de centrales hydrauliques (dont principalement le barrage de Petit-Saut) domine le bouquet électrique (63%). L’électricité produite à partir de la biomasse représente 4% du total et le photovoltaïque 5%, portant le renouvelable à 72%, un taux élevé pour un territoire français ((Dans l’Hexagone, la production d’électricité renouvelable s’élève à 27% en 2024 (Mais le recours au nucléaire porte le taux de décarbonation à 95% (source : RTE-France).)). Mais l’utilisation d’énergie fossile polluante s’élève encore à un niveau relativement haut (28 %) ; elle est réalisée par des moteurs diesel et des turbines à combustion ou des groupes électrogènes au fioul (EDF, 2022). EDF précise également que les fluctuations des énergies renouvelables sont compensées par l’énergie thermique (EDF, 2025). La CEOG doit répondre aux besoins exprimés dans la Programmation Pluriannuelle de l’énergie (PPE) de Guyane (2018-2023), un outil de pilotage de la politique énergétique créé par la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (2015). Elle se donne comme objectif, dans le cadre de la transition énergétique, la production d’une énergie à 100 % renouvelable à l’horizon 2030. Ainsi ce projet de centrale doit-il fournir pendant vingt-cinq ans une électricité propre, qui n’émet pas de gaz à effet de serre par combustion, contrairement aux centrales thermiques. À cette fin, il s’agit de déployer un parc solaire photovoltaïque couplé à une unité de stockage d’énergie sous forme d’hydrogène. C’est ce dernier point qui constitue la principale innovation car l’objectif est de fournir de l’électricité même en l’absence de soleil (la nuit et quand la couverture nuageuse est épaisse, ce qui est fréquent en climat équatorial). Dans les moments d’ensoleillement, la production électrique excédentaire est utilisée en partie pour séparer des molécules d’eau (H2O) grâce à un électrolyseur, ce qui donne de l’hydrogène (H) d’une part et de l’oxygène (O2) de l’autre (CEOG, 2025). L’hydrogène obtenu est ensuite stocké par compression dans des récipients à haute pression. La nuit, l’hydrogène est recombiné avec l’oxygène de l’air dans une pile à combustible, et ainsi on peut produire de l’électricité (et de la vapeur d’eau). Avec une capacité installée de 55 MWh (mégawatts par heure) couplée à une installation de stockage d’une capacité de 80 MWh du système à hydrogène et de 40 MWh par batteries lithium-ion, la centrale sera l'une des plus importantes du monde. Si sa capacité sera nettement inférieure à celle de la centrale photovoltaïque chinoise installée en mer à Rudong et mise en service le 31 décembre 2024 (capacité de stockage de 100 MWh), à l’échelle guyanaise le projet est très ambitieux. Son caractère novateur est utilisé par ses promoteurs pour diffuser l’image positive d’une Guyane tournée vers l’avenir.

Ainsi la centrale n’utilisera que l’énergie émise par le soleil et l’eau du sous-sol pour l’électrolyse de l’hydrogène. Le cahier des charges de l’entreprise qui construit la CEOG comprend de fortes contraintes environnementales, dont l’absence de combustion de ressources fossiles afin d’éviter l’émission de fumées, de gaz à effet de serre et de particules fines. En effet, en comparaison d’une centrale thermique, la CEOG éviterait la combustion de 12 millions de litres de diesel par an et l’émission de 39 000 tonnes de CO2. Par ailleurs, les panneaux solaires seront implantés sur les sommets des collines afin de laisser libres les fonds de vallée où s’écoulent l’eau et où vit une partie des espèces animales (document 1). L’entreprise utilise ces arguments pour montrer combien elle est soucieuse du respect de l’environnement et comment la centrale va contribuer à la lutte contre le changement climatique.

Document 1. Plan du projet de centrale photovoltaïque et carte du contexte local de son implantation

Plan de la centrale et carte du contexte local de l’implantation — licence CC

La CEOG se situe sur le territoire de la commune de Mana, à 15 kilomètres de Saint-Laurent-du-Maroni. Elle doit fournir à la ville en forte croissance une partie de son électricité.

Le cahier des charges exige une production d’électricité à un prix raisonnable (c’est-à-dire compétitif par rapport aux autres centrales) permettant d’alimenter 10 000 foyers de la région de l’Ouest guyanais ; soit 40 000 à 50 000 personnes, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Cette région, en forte croissance démographique, compte 96 000 habitants au 1er janvier 2023. La centrale doit fournir une production de base (fixe et garantie) de 10 mégawatts (MW) en journée pendant les pics de consommation (de 8 h à 20 h) et 3 MW la nuit en période de consommation faible (de 20 h à 8 h). L’électricité produite par la centrale sera achetée par EDF avant redistribution aux consommateurs. Le barrage hydroélectrique de Petit-Saut ne parvient plus à couvrir les besoins croissants, le déficit d’électricité étant en partie couvert par des groupes électrogènes au diesel, très polluants.

1.2. Les acteurs industriels et financiers du projet

Le coût total de la centrale est estimé à 180 millions d’euros, un coût élevé mais dont le financement est assuré par des acteurs privés qui ne manqueront pas de trouver leur rentabilité. Le principal investisseur et fournisseur de capitaux est la société française de gestion de fonds Meridiam, créée en 2005 par l’ingénieur d’origine martiniquaise Thierry Déau, et dont le siège est à Paris. Meridiam gère 20 milliards d’euros d’actifs dans le monde et emploie près de 350 salariés. L’entreprise est spécialisée dans le développement d’infrastructures publiques durables orientées vers la mobilité, la transition énergétique, l’environnement et les projets à caractère social en Europe, Amérique et Afrique. Elle a obtenu en 2022 le label international B-Corp, octroyé à des entreprises orientées vers la « finance durable ou verte » c’est-à-dire répondant à des exigences environnementales. Meridiam participe pour 60 % aux 180 millions d’euros nécessaires au projet.

La Société Anonyme de la Raffinerie des Antilles (SARA) assure aussi une partie du financement. Créée en 1969, cette entreprise implantée en Guadeloupe, Martinique et Guyane est spécialisée dans la production de produits pétroliers et d’électricité à partir d’énergie fossile ou d’hydrogène décarboné. Plusieurs banques ont aussi investi dans le projet, parmi lesquelles la Banque Publique d’investissement (BPI) dont le rôle est d’aider les entreprises innovantes et de soutenir la réindustrialisation de la France. Des bureaux d’étude guyanais ont été sollicités pour l’ingénierie locale et pour l’évaluation des impacts environnementaux. La mise en œuvre de la partie hydrogène incombe à la société Hydrogène de France (HDF), une entreprise pionnière dans la conception et l’exploitation des centrales électriques utilisant des piles à combustible à forte puissance fonctionnant à l’hydrogène. Cette société bordelaise, fondée par Damien Havard en 2012, utilise pour les piles à combustible des technologies en partie canadiennes.

Enfin, la centrale électrique de l’Ouest guyanais constitue l’entreprise privée chargée de la production d’électricité. Son directeur général, Henry Hausermann, participe activement aux négociations avec les populations locales.  Le chantier, prévu initialement pour durer deux années, nécessite près de 200 personnes dont une partie est composée d'ouvriers embauchés localement. Par la suite, lors de la phase d’exploitation, la CEOG doit employer une vingtaine de techniciens permanents pour la maintenance, le gardiennage, l’entretien… recrutés dans la région. La centrale, dont le fonctionnement est prévu pour durer vingt-cinq ans, devrait engendrer un chiffre d’affaires total de 17 millions d’euros pour l’économie locale. Quant aux prévisions du chiffre d’affaire de l’entreprise pendant sa phase de fonctionnement, il n’est pas communiqué.

1.3. Le problème du site retenu et l’opposition des acteurs locaux

Le lieu d’implantation, qui devait se situer pour des raisons techniques non loin d’un point d’injection de l’énergie dans le réseau EDF, se trouve à 2 kilomètres du village de Prospérité, au bord de la route nationale n° 1, situé dans la commune de Mana, bien que Saint-Laurent-du-Maroni soit plus près. La centrale s’étend sur 140 hectares occupés auparavant par une forêt secondaire (c’est-à-dire issue de la repousse de la végétation après une exploitation antérieure). Les installations nécessitent le défrichement de près de la moitié du site (78 hectares), l’autre partie de la forêt étant préservée. Le bâti comprend une emprise au sol constituée à 90 % de panneaux solaires et 10 % de locaux techniques (document 1).

Document 2. Une habitation dans le village de Prospérité, qui compte près de 200 habitants

Une habitation dans le village de Prospérité qui compte près de 200 habitants.

Cliché de Patrick Blancodini, août 2024.

C’est cette forêt sacrifiée qui constitue le principal objet de la contestation. Fondé il y a 30 ans par des Amérindiens Kali’na, un peuple premier du plateau des Guyanes, le village de Prospérité compte près de 200 habitants. Les Amérindiens s’y sont installés en tant que réfugiés du Suriname au moment où le pays connaissait une guerre civile de 1986 à 1992. L’État français leur a octroyé des droits d’usage (chasse, pêche, cultures sur abattis) sur la forêt alentour qui fait pourtant partie du parc naturel régional de Guyane. La commune de Saint-Laurent a raccordé le village aux réseaux d’eau, d’électricité et une école a été ouverte. Depuis 2017, Roland Sjabère est le chef coutumier du village (le « yopoto »). En Guyane, les chefs coutumiers ou capitaines de village sont des autorités locales, amérindiennes ou Bushi-Nenge, chargées de représenter leur village et servir de relais entre la population et l'administration, notamment le maire. Ils veillent à la tranquillité du village et organisent les réunions publiques d’information en cas de projet d’aménagement.

En Guyane, l’État est propriétaire de la plus grande partie des terres, sous le statut de forêts domaniales. C’est l’ONF (Office nationale des forêts) qui gère les sols et la forêt et octroie des droits d’usage sous forme de concessions accordées aux Amérindiens, aux Bushi-Nenge ou encore aux entreprises. Or le lieu d’implantation de la future centrale relève de la forêt domaniale de Mana.

En 2017, l’ONF accorde une « réservation foncière » de 140 hectares au bénéficie de la société Hydrogène de France. Ainsi celle-ci se voit octroyer le droit d’utiliser cet espace à des fins économiques. L’année suivante, le projet est lancé officiellement. Mais les premières études d’impact ne prennent pas en compte le village de Prospérité car elles ne se concentrent que sur une zone de 1 kilomètre autour du site. Cependant, Hydrogène de France, qui cherche à se concilier le Grand Conseil coutumier ((Le Grand Conseil coutumier est le comité consultatif représentant les populations amérindiennes et Bushi Nenge auprès de la Collectivité territoriale de Guyane.)) et les autorités locales, informe les habitants de Prospérité de son projet. Or pendant un an, le yopoto de Prospérité est empêché d’intervenir pour des raisons personnelles. Il n’y a alors pas de contestation qui s’exprime. Son retour dans le village au cours de l’année 2019 marque le début de l’opposition face à la construction de la centrale, portant la revendication des habitants de Prospérité qui veulent sauver la forêt et faire valoir leur droit sur celle-ci.

Document 3. Affichages hostiles au projet à l’entrée du village de Prospérité

Entrée du village de Prospérité

Entrée du village de Prospérité. L’association des habitants, Atopo WePe, annonce la vente d’œufs et de poulets ainsi que des objets de l’artisanat amérindien les jours de marché. L’association a pour but l’autonomisation du village par le développement d’activités économiques (installation d’un poulailler). Par-dessus, une banderole défraîchie rappelle que le village est en lutte depuis plusieurs années contre l’implantation de la centrale électrique photovoltaïque et proclame : « L’État ne nous respecte plus. Pour la protection de notre espace », indiquant un sentiment d’abandon d’une partie de la population face aux décisions prises par l’État et la Collectivité territoriale de Guyane. Cliché de Patrick Blancodini, août 2024.

Panneau et graffiti

Panneau d’affichage à l’entrée du village de Prospérité promouvant les travaux d’adduction d’eau potable par la commune de Saint-Laurent du Maroni. Un graffiti spécialement adressée à la CEOG rappelle le rejet du projet de centrale électrique à 2 kilomètres du village. Cliché de Patrick Blancodini, août 2024.

Entre 2019 et 2022, plusieurs réunions de conciliation ont lieu à la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) de Saint-Laurent-du-Maroni, à Prospérité ainsi qu’à Paris. Les divergences se confirment. La CEOG et HDF communiquent sur l’absence initiale d’opposition au projet et sur l’exemplarité de celui-ci sur le plan environnemental. En face, les habitants de Prospérité et leur yopoto, ainsi que l’association culturelle du village Atopo WePe, expriment leur hostilité en ce qui concerne le lieu retenu. Ils ne sont pas opposés à l’idée de construire une centrale électrique mais demandent une implantation sur un autre site, qu’ils souhaiteraient plus éloigné de leur forêt de parcours, c’est-à-dire du territoire qui subvient à leurs besoins en gibier et poisson, en matériaux comme le bois et en alimentation (cultures et cueillette).

Le directeur de HDF campe sur ses positions en affirmant que la centrale ne peut pas se faire ailleurs. La CEOG dénonce des revirements de la part des habitants de Prospérité et de leur chef mais accepte néanmoins un compromis : elle consent à la réduction de 20 % de la surface de panneaux solaires et à l’attribution d’un fonds de 1,4 million d’euros alloué au village sur une période de vingt-cinq ans. De son côté, l’État octroie au village une concession de 530 ha destinés à l’habitat et à la culture sur brûlis (abattis), ainsi qu’une zone de droit d’usage collectif (ZDUC) de 3 800 ha pour la chasse, la pêche, la cueillette, le prélèvement de bois (arrêtés préfectoraux de novembre 2021).

Document 4. L'abattis amérindien et la forêt secondaire

Abattis amérindien

Les Kali’na de Prospérité disposent d’un droit d’usage de la forêt environnante qu’ils cultivent sous forme d’abattis (préparation d’un champ pour la culture sur brûlis). La cendre enrichit le sol avant les plantations de manioc, dachine (une racine), citronniers, bananiers… Abandonné après plusieurs années d'exploitation, l'abattis retourne à la forêt secondaire. La déforestation est parcimonieuse et limitée dans le temps et l’espace. Cliché de Patrick Blancodini, août 2024.

forêt tropicale humide en guyane

La forêt tropicale humide autour du village de Prospérité est constituée d’une forêt secondaire, c’est-à-dire d’un espace qui a été déboisé où la végétation a repoussé au bout de plusieurs années. La taille encore modeste des troncs montre que la parcelle a été défrichée au cours des dernières décennies. La forêt est parcourue de layons (sentiers) permettant aux Amérindiens la chasse et la cueillette et aux touristes la promenade. L'abattis et la forêt secondaire forment un cycle sur un pas de temps très long. Cliché de Patrick Blancodini, août 2024.

2. Un conflit environnemental et d’aménagement

Le conflit autour de cet aménagement mobilise les ressorts du conflit environnemental et du conflit d’aménagement, avec des particularités locales fortes : au plan climatique mondial, les aménagements visant à produire des énergies renouvelables sont moins contestables que d’autres projets, par exemple miniers. Les acteurs favorables au projet ont tout de même dû convaincre, mais aussi financer son acceptation locale.

2.1. Un conflit entre acteurs du territoire

Les représentants du patronat (MEDEF, CGPME), de la CCI de Guyane et de différentes associations professionnelles soutiennent fermement le projet. Selon eux, un nouvel abandon d’un projet industriel en Guyane (comme cela a déjà été le cas du projet d’extraction de l’or par la compagnie Montagne d’or en 2021) disqualifierait définitivement la Guyane aux yeux des investisseurs internationaux. Dans un communiqué diffusé sur le site Internet de la CEOG entre 2023 et 2024, aujourd’hui retiré, le patronat et la CCI de Guyane craignent que « la Guyane envoie au monde entier l’image d’un territoire qui refuse l’innovation, le progrès, l’initiative économique et l’entreprenariat privé ». Le patronat reprend ainsi l’argumentation récurrente du développement économique, utilisée pour défendre chaque grand projet industriel faisant l’objet de critiques, en Guyane ou ailleurs.

Quant aux élus de Guyane, d’une façon générale, ils sont favorables au projet. Ils s’expriment dans ce sens dans une tribune publiée par Le Monde le 3 janvier 2023 et intitulée : « la centrale électrique de l’Ouest guyanais est indispensable pour répondre aux besoins en énergie de notre territoire ». Elle est signée par le président de l’association des maires de Guyane, les maires de Saint-Laurent-du-Maroni, de Mana, de Sinnamary, d’Awaya-Yalimapo… Selon le maire de Mana, Albéric Benth, qui est partisan de la construction de la centrale sur le territoire de sa commune, le blocage est avant tout d’ordre financier. Il faut réévaluer l’indemnisation des habitants de Prospérité. Ainsi, la CEOG apparaît aux élus locaux comme un projet urgent et essentiel afin de garantir le développement économique de l’ouest de la Guyane. Gabriel Serville, le président de la Collectivité territoriale de Guyane, soutient le projet mais envisage un éventuel déplacement de la centrale sur un autre terrain.

Cette tribune fait réponse à celle d’un collectif qui, quelques jours plus tôt dans le même journal, dénonçait une transition énergétique qui se fait en « niant les droits des peuples autochtones et en saccageant la forêt amazonienne » (Le Monde, 31 décembre 2022). Ce texte résulte de plusieurs associations : la Jeunesse autochtone de Guyane, la Fondation Danielle Mitterrand, le Comité de solidarité avec les Indiens des Amériques et l’Association nationale pour la biodiversité. Cette dernière dénonce une étude de terrain incomplète et accuse les autorités d’avoir bâclé le diagnostic concernant la biodiversité du site. En novembre 2022, une plainte a été déposée par une association de protection de la biodiversité, contre la CEOG pour des infractions présumées à l’environnement aquatique sur le chantier. L’association dénombre alors 33 espèces protégées qui pourraient être menacées dont un mammifère très rare, l’opossum aquatique. Quatre mois plus tard, le tribunal administratif déboute l’association. Les signataires du texte forment un ensemble éclectique. On compte des célébrités défenseuses de « grandes causes » (Josiane Balasko, Juliette Binoche, Jeanne Balibar…), des députés de La France insoumise, Cécile Duflot, ancienne ministre écologiste et directrice d’Oxfam France, l’anthropologue Philippe Descola, ou Assa Traoré du Comité vérité et justice pour Adama. La présence d’une seule députée écologiste montre la position délicate de ce parti, qui d’un côté soutient les luttes des groupes dominés, mais de l’autre peut difficilement dénoncer un projet contribuant à la transition énergétique. Par ailleurs, le caractère politique du texte apparait dans la critique du rôle de l’État français dans cette affaire et de l’entrepreneur Thierry Déau, supposé proche du président Emmanuel Macron.

La polémique entre de plain-pied dans le champ politique quand en janvier 2023, Jean-Luc Mélenchon, leader de La France insoumise, vient à Prospérité et apporte son soutien au combat des habitants. En novembre de la même année, le village de Prospérité reçoit le prix de la Fondation Danielle Mitterrand décerné chaque année à des acteurs de la société civile en lutte pour « la métamorphose radicale… écologique, démocratique et solidaire du Monde » ((Information Guyane la Première, 18 novembre 2023.)). Pour les Amérindiens de Guyane, le problème foncier demeure en effet une question brûlante. Ceux-ci dénoncent le vol de leur terre et en exigent la restitution et la jouissance libre. L’implantation de la centrale est perçue comme un nouvel avatar de la longue spoliation depuis la colonisation. Enfin en mars 2024, des habitants de Prospérité, soutenus par l'Organisation des Nations autochtones de Guyane française, saisissent l’ONU pour mettre fin aux travaux. Leur angle d’attaque est le non-respect des droits humains du peuple premier que constituent les Kali’na. La requête est examinée par le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (qui dépend de l’ONU). Celui-ci exprime formellement à la France sa préoccupation concernant la construction de la centrale car celle-ci nuit aux droits autochtones des Kali’na. L’État français est contraint de se justifier ((Informations Guyane la Première, de mars à mai 2024.)).

Lire aussi : Fabrice Clerfeuille, « Le conflit autour du projet minier « Montagne d’or » en Guyane au prisme de la géopolitique locale », Géoconfluences, mars 2022.

2.2. De l’apogée des tensions à la résolution du conflit

En décembre 2021, alors que les premiers déboisements ont lieu, des habitants de Prospérité commettent des dégradations : les mobiles-homes des ouvriers de la CEOG sont détruits, des véhicules et engins de terrassement incendiés, des cocktails Molotov lancés, la route nationale 1 bloquée… Le 24 octobre 2022, la gendarmerie fait une intervention dans le village et interpelle quatre personnes dont le chef coutumier Roland Sjabère. Cette interpellation, considérée comme insultante, crispe les positions. La solidarité autour du chef coutumier est immédiate et déterminée.

Document 5. Front de déboisement sur le site de la future centrale

Front de déboisement

Front de déboisement de la forêt de Prospérité à la limite du site de la CEOG à 2 kilomètres du village : la coupure est nette. Le sol est mis à nu afin d’installer les panneaux solaires. Un bourrelet de terrassement fait frontière avec la forêt et limite l’entrée dans le site. Cliché de Patrick Blancodini, août 2024.

Document 6. Du sol forestier au sol nu

Défrichement, grumes sur le sol

Les grumes coupées sur le site de la CEOG et évacuées avant le début de la construction des infrastructures. Cliché de Patrick Blancodini, août 2024.

Sol asseché

Les Amérindiens savent ce qui advient du territoire forestier déboisé et le redoutent. Le sol mis à nu sur le site de la CEOG devient très sec. À quelques centaines de mètres, dans la forêt les sols protégés du rayonnement solaire par les feuilles des arbres sont gorgés d’eau. Cliché de Patrick Blancodini, août 2024.

En mars 2023, des heurts violents opposent à nouveau une soixantaine d’habitants et les forces de l’ordre. Charges de gendarmes et grenades lacrymogènes sont utilisées contre les manifestants, surtout les jeunes du village qui répliquent avec des mortiers d’artifice. Les partisans de la centrale dénoncent ainsi l’activisme violent d’une minorité radicalisée. Des pancartes « rendez-nous nos terres » font leur apparition sur les arbres encore debout (Monod, 2023).

Dans le village, la lutte contre la CEOG et les positions contrastées des habitants marquent les esprits. Une lassitude empreinte de tristesse émerge dans les discussions évoquant les évènements liés à la CEOG, lors de notre enquête de terrain en août 2024. Ainsi, les habitants oscillent entre le sentiment d’avoir été manipulés par des hommes politiques de l’Hexagone, le sentiment d’avoir été abandonnés par l’État français voire trahis, et surtout d’avoir donné une image du village qui ne leur correspond pas. Plusieurs habitants affirment : « nous ici, nous sommes des gentils », sous-entendant que les affrontements avec les gendarmes résultent de dérapages non prémédités, et marquant une volonté de clore cette période. Certains habitants ne se parlent plus alors qu’ils vivent ensemble. En effet, certains d’entre eux ont été embauchés par la centrale et font ainsi vivre leur famille alors que d’autres refusent toujours catégoriquement son implantation. Cette situation est comparable à ce que l’anthropologue Doris Buu-Sao (2023) décrit sur son terrain en Amazonie péruvienne. Face à des projets, les populations locales se divisent, parfois à l’intérieur même des familles. Des membres de la communauté adhèrent aux propositions des firmes transnationales (l’autrice parle de « capitalisme par le bas » pour désigner leur ralliement), alors que d’autres entrent en lutte, souvent radicale ; les mêmes personnes pouvant même endosser successivement les deux rôles.

Document 7. Deux postures pas entièrement contradictoires : tirer bénéfice de la centrale ou entretenir la mémoire de la lutte

Pub CEOG emploi

Panneau d’affichage situé à Saint-Laurent du Maroni visant la promotion de la centrale électrique de l’Ouest guyanais (CEOG) et sa volonté de recruter des salariés. Il s’agit de susciter l’adhésion de la population au projet. Cliché de Patrick Blancodini, août 2024.

mémoire de la lutte photographies

L’association du village Atopo WePe dispose d’un carbet, lieu de rencontre des habitants et d’accueil des visiteurs. On y trouve une petite bibliothèque ainsi qu’une exposition de photographies et de cartes retraçant la lutte des habitants contre la CEOG. Cliché de Patrick Blancodini, juillet 2025.

Les tensions s’apaisent finalement en 2024, ce dont témoigne un communiqué de presse conjoint entre la CEOG et l'association Village Prospérité, le 26 août. Conscient de la dangereuse impasse dans laquelle la lutte s’est engouffrée et des risques psycho-sociaux pour des jeunes poussés vers une violence croissante, le yopoto, après consultation des habitants, décide de négocier un accord avec la CEOG. Lors des discussions qui durent plusieurs mois, les Kali’na de Prospérité obtiennent des garanties : l’accès libre à leurs zones de chasse, des infrastructures respectant la faune et la biodiversité locales, la possibilité pour le gros gibier de traverser le site... La CEOG s’engage à ne pas agrandir son domaine à l’avenir. Le protocole prévoit aussi des aides au développement dans le domaine de la voirie (la CEOG promet un financement de 100 000 euros). Un fonds supplémentaire doit répondre à d’autres besoins du village comme l’installation de bornes wifi gratuites dans les habitations. Une première somme de 150 000 euros est débloquée, puis 50 000 euros seront versés chaque année, pendant 25 ans, par l’entreprise sur un compte appartenant à la communauté (Zralos, 2024).

Pour un village de seulement 200 habitants, ces montants peuvent apparaître relativement élevés. Pour l’entreprise, c’est en quelque sorte le « prix de la paix sociale ». La CEOG contribuera ainsi à soutenir l’autonomisation des Kali’na par le développement économique : plantation d’arbres fruitiers, construction d’un poulailler, de serres, d’un marché pour vendre les produits locaux, d’espaces d’accueil des visiteurs… Par ailleurs, les poursuites judiciaires engagées après les incidents violents sont abandonnées par les deux parties. La paix revenue, les travaux reprennent, au grand soulagement du directeur de la CEOG. À partir du printemps 2025, les panneaux solaires commencent à être installés. Les travaux sont assez mal vécus par les habitants car le bruit et les vibrations des engins de chantiers, en plus d’être pénibles aux humains, effraient le gibier et les poissons, forçant ainsi les chasseurs et les pêcheurs à aller plus loin. La crique Topu qui proposait un lieu de baignade très apprécié des villageois n’est plus accessible. La crainte de l’explosion des bombonnes d’hydrogène ou la survenue de graves pollutions créent un sentiment d’insécurité dans la population ((Entretien du 22 juillet 2025 avec Roland Sjabère, yopoto (chef) du village.)).

Document 8. Un aménagement en cours de réalisation

Panneaux solaires de la CEOG installés.

Panneaux solaires de la CEOG installés. Cliché de Patrick Blancodini, juillet 2025.

Grillage

L’emprise de la CEOG est délimitée par un grillage interdisant l’accès sur le site. Cliché de Patrick Blancodini, juillet 2025.

Mais globalement, la sérénité est revenue grâce aux perspectives d’avenir rendues possible par la manne financière de la centrale. Les premiers projets communs envisagés consistent à construire un nouveau terrain de football, plus grand, et ouvrir une piste de contournement de la CEOG afin d’accéder à de futurs carbets qui pourront accueillir des visiteurs et leur permettre de se baigner dans les criques (les rivières). Pour préserver la biodiversité et en faire une ressource pour un écotourisme, la chasse pourrait être abandonnée ((Entretien du 22 juillet 2025 avec Roland Sjabère, yopoto du village de Prospérité.)). Même si la résistance a marqué durablement les esprits et ouvert des plaies qui ne sont pas refermées, parmi lesquelles le sentiment d’avoir été trahi par les pouvoirs publics nationaux, Prospérité peut désormais s’enorgueillir de bien porter son nom grâce à des perspectives de développement et une notoriété nationale et internationale acquise par la médiatisation de la lutte.

Document 9. La manne des indemnisations réinvestie dans le développement du village

Four

Four commun construit dans le cadre de l’autonomisation économique du village de Prospérité. Cliché de Patrick Blancodini, août 2024.

Carbet

Carbet de passage pour les visiteurs : construction récente qui vise à développer un éco-tourisme abordable. L’âne visible sur la photo, mascotte de Prospérité, a été acheté dans le cadre de l’autonomisation du village. Cliché de Patrick Blancodini, août 2024.

Conclusion

L’irruption du conflit peut étonner tant le projet industriel de la CEOG apparaît a priori comme relevant de l’intérêt général, dans la mesure où il contribue à fournir de l’électricité à une population qui en manque tout en s’inscrivant dans une transition énergétique qui apparaît désormais vitale à l’échelle mondiale. Dans ce contexte, on pourrait être tenté d’analyser l’opposition locale et nationale intense que le projet a générée comme relevant du syndrome NIMBY ((Not in my backyard, pas dans mon jardin, l’Amazonie étant un « jardin sauvage ou une forêt domestiquée » (Rostain, 2016).)). Toutefois, comme l’a démontré la géographe Léa Sébastien (2013), le NIMBY se résume rarement au refus de voir un projet menacer la tranquillité d’un lieu d’habitation ou faire baisser sa valeur. Il mobilise fréquemment des échelles d’analyse et de revendication qui dépassent le local et mettent en perspective les choix d’aménagement précis et localisés avec les choix de société à l’échelle nationale ou mondiale. Ici, cette tension entre les échelles est particulièrement vive puisqu’elle confronte la question climatique mondiale, la question énergétique régionale et la question écologique locale. Toujours en suivant le raisonnement de Léa Sébastien, on peut y voir une « résistance éclairée » allant dans le sens de l’intérêt général car la révolte contre les grands aménagements permet aux sociétés d’investir le champ démocratique en s’appuyant sur des valeurs universelles à défendre comme la protection de l’environnement, y compris lorsque, comme ici, l’aménagement est finalement réalisé.


Bibliographie

Pour aller plus loin

Sur le site partenaire Culture Sciences de l’Ingénieur
Sur le site partenaire Culture Sciences Physique

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : abattis | autochtonie | bouquet électrique | NIMBY | Office nationale des forêts | parc naturel régional | transition énergétique.

 

Patrick BLANCODINI

Professeur agrégé d'histoire et géographie en lycée et en classes préparatoires, lycée Saint-Exupéry et lycée Ampère, Lyon.

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Patrick Blancodini, « La forêt ou le climat ? Un conflit environnemental en Guyane française : la centrale électrique de l’Ouest guyanais (CEOG) », Géoconfluences, septembre 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-critique-des-ressources/articles/la-foret-ou-le-climat-conflit-resolu-en-guyane-francaise-ceog