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Soulever des montagnes, détourner des rivières. Conflit d’acteurs autour d’une mine de cuivre dans les Andes péruviennes

Publié le 07/02/2025
Auteur(s) : Solène Rey-Coquais, docteure en géographie, chercheuse post-doctorante - université Paris Est Créteil, École normale supérieure de Paris

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Deuxième producteur mondial de cuivre et quatrième pour le molybdène, le Pérou possède d'immenses gisements de ces métaux dont les besoins explosent. L'article analyse un mégaprojet minier où l'on retrouve les ingrédients de l'extractivisme : une entreprise transnationale, des promesses d'emploi et de développement, un débat autour des conséquences environnementales. Le projet est caractérisé par un processus de concertation avec les populations locales, mais dans un contexte conflictuel symptomatique des failles de la régulation nationale.
Sommaire
  1. 1. Une identité agricole du territoire contre un usage minier
  2. 2. Des défaillances de l’État à l’émergence d’un pouvoir politique local
  3. 3. Une deuxième phase de conflit marquée par les héritages politiques locaux
  4. 4. De premiers pas pour une « gouvernance minière décentralisée » ?

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La grande activité minière industrielle de métaux ferreux (fer et alliages) et non ferreux (en particulier cuivre, or, argent, bauxite, nickel, zinc, titane, cobalt, terres rares, lithium), voués à l’exportation sur les marchés globaux, se caractérise par un usage extensif de l’espace, une utilisation importante de ressources environnementales et un certain nombre de risques qui font de l’industrie minière l’une des industries les plus contestées dans le monde (Schoderer & Ott, 2022). Les formes de conflictualité entre entreprises minières et opposants aux projets extractifs sont plurielles : elles reflètent tant la composition des acteurs en présence, leurs perceptions et discours sur le territoire, que la nature même du site minier, des techniques et du minerai extrait. Nous abordons ici le cas du conflit autour du projet minier Quellaveco, situé dans la région de Moquegua au Pérou et l’une des plus grandes mines de cuivre en exploitation dans le monde aujourd’hui, avec une perspective de géographie politique : nous mettons en avant l’impact des temporalités politiques, des cadres juridiques et des réseaux d’information, à plusieurs échelles, dans l’évolution des relations de pouvoir entre acteurs qui déterminent la place, la forme et la trajectoire du projet minier au sein du territoire local.

Le Chili et le Pérou sont aujourd’hui, respectivement, le premier et le second producteur de cuivre au monde et comptent également les plus importantes réserves estimées. Les territoires andins sont marqués, en particulier depuis les années 1980, par la multiplication de très grands projets de mines à ciel ouvert (en « open-pit »), vouées à l’exploitation des gisements cuprifères qui s’étendent du Venezuela au sud du continent, avec une concentration dans les Andes chiliennes et péruviennes. Le cuivre est en effet un composant indispensable à de nombreuses technologies (informatiques, électroniques, énergétiques, transport…) qui requièrent, en conséquent, l’extraction de plusieurs dizaines de millions de tonnes de cuivre par an. Environ 22 millions de tonnes sont produites chaque année par les mines de cuivre en activité dans le monde, selon l’United States geological survey (USGS, 2023), dont un dizième (2,6 millions de tonnes) au Pérou.

Le molybdène, également présent dans les contextes géologiques de porphyre cuprifère et utilisé notamment pour les super-alliages, est aujourd’hui un sous-produit courant de l’extraction de cuivre. Sa production est donc vouée à augmenter en conséquence. Les politiques de transition énergétique dans le monde, misant sur un usage accru des énergies renouvelables et de l’électromobilité, ont en outre consacré le cuivre comme l’un des métaux « stratégiques » de cette transition (Hache, 2020) et laissent présager une tension accrue sur les espaces d’extraction dans les années à venir. Les Andes représentent donc, en raison de leur grande richesse géologique, un territoire de prédation, aujourd’hui soumises, et vouées à l’être encore, à la demande toujours croissante des marchés mondiaux.

Au Pérou, 14,5 % du sous-sol national est octroyé en concession ; dans certaines régions, comme celle de Moquegua au sud du pays, il l’est à presque 50 %. En théorie, pratiquement la moitié du territoire régional pourrait donc être transformé en exploitation minière dans les années à venir. À l’échelle nationale, cette « ruée sur le sous-sol » est à la fois ancrée dans l’héritage colonial du pays et dans les politiques de libéralisation menées à la fin du XIXe siècle qui font la part belle aux investissements états-uniens [1].

Elle prend toutefois une ampleur nouvelle au moment des restructurations économiques menées sous le gouvernement autoritaire d’Alberto Fujimori (1990-2000) qui engage, dès son arrivée au pouvoir, une série de réformes libérales pour procéder au remboursement de la dette extérieure : au Pérou, la dette et l'extractivisme vont de pair (Lamarche, 2013). Un certain nombre de réformes – en particulier la loi de Promotion des investissements étrangers (Décret législatif n°662) qui interdit expressément l'inégalité de traitement entre capitaux nationaux et étrangers et accorde une série de bénéfices aux investisseurs étrangers (facilités de change, stabilité fiscale) ouvrent donc le sous-sol à l’investissement étranger et permettent une reprise des gisements auparavant détenus par l’entreprise d’État Centromin. Dès 1992, les flux d'investissements directs étrangers explosent, passant de quelques centaines de millions de dollars en 1991 à plus de 2 500 millions en 1994 (Crabtree & Thomas, d'après Conite, 2000). En 1991, les concessions minières représentent 1,7 % du territoire national ; en 2012, au pic des cours du cuivre (depuis dépassé en mai 2024), elles couvrent plus de 20 % du sous-sol national. Le Pérou s’ancre à nouveau dans un système économique national dit « extractiviste », qui fait reposer une partie de son développement sur l’extraction de minerai et son exportation sous forme brute, c’est-à-dire sans production de valeur ajoutée.

En 1992, l’un des cinq plus grands gisements de cuivre au monde, Quellaveco, dans la petite région de Moquegua au sud du Pérou, est racheté pour 12 millions de dollars par Mantos Blancos, filiale sud-américaine du groupe Anglo American S.A et de Marvis Corporation S.A. Entré en phase de production en 2022, Quellaveco est aujourd’hui considéré comme le plus grand investissement britannique au Pérou. Cette mise en route ne s’est cependant pas faite sans des phases d’antagonismes, de conflits ouverts et de négociations qui s’échelonnent sur les trente ans qui séparent le moment d’acquisition du gisement du début des activités d’extraction. Ces différentes phases ont provoqué l’interaction d’acteurs à différentes échelles de compétence, marqués par des intérêts et des discours divergents, dont nous présentons ici la contribution aux transformations de la matérialité du projet et de son lien au territoire.

 

1. Une identité agricole du territoire contre un usage minier

Comme souvent dans les conflits miniers, celui qui concerne le projet Quellaveco repose sur deux usages du territoire dominants et antagonistes. Moquegua est une région de 175 000 habitants, dont l’industrie minière constitue le principal secteur productif mais qui se présente encore en grande partie comme une région agricole ; car bien qu'elle ne vive plus depuis deux siècles de ses vignes et des productions qui en découlent, la région en a gardé la trace paysagère – terrasses viticoles et bodegas –, ainsi que la réputation d'être l'un des principaux centres pour l'élaboration du pisco, l'eau de vie la plus fameuse du Pérou. Les vendanges sont célébrées dans un festival annuel et les petits commerces ne manquent pas de vendre le pisco local. Par ailleurs, la culture de luzerne, de pommes de terre, d’avocats et d’autres fruits et légumes, si elle ne contribue plus qu’à 4 % du PIB régional, demeure toutefois l’activité principale d’un tiers de la population. Elle s’échelonne autour des deux uniques cours d’eau de la région, la rivière Moquegua et le fleuve Tambo, qui permettent la formation d’oasis verdoyantes dans les vallées, dans un territoire marqué par la sécheresse. On trouve ainsi le long de la rivière Asana les petits centres de la communauté paysanne aymara Tumilaca-Pocata-Coscore et Tala, qui cultivent dans les chacras des productions vouées au marché de la ville de Moquegua. Le long du Tambo, c’est une vallée productive dont une partie est destinée au marché national. Les deux axes hydriques figurent ainsi des centralités économiques et culturelles à l’échelle de la région.

Document 1. Carte de localisation du projet Quellaveco et du conflit d’acteurs

Carte projet minier et conflit d'acteurs

Le site d’AngloAmerican propose une illustration montrant très clairement les effets écologiques du projet minier, derrière l’inévitable greenwashing.

Document 2. Des oasis viticoles encore dynamiques dans un paysage aride dévolu à l'extractivisme

Moquegua

La région de Moquegua présente un paysage aride, montagneux, quadrillé par les lignes de haute tension installées par les entreprises minières ; on devine la ville de Moquegua en arrière-plan et la ripisylve du fleuve côtier Moquegua.

Vignoble

Une des parcelles de vignes, en périphérie de ville, témoigne d’une continuité de l’activité viticole et de production de pisco, au fort ancrage culturel local. Clichés de S. Rey-Coquais et M. Meza Saenz, 2022.

Sur les contreforts andins, à plusieurs milliers de mètres d’altitude en amont de ces cours d’eau, une toute autre géographie se dessine : plusieurs mégaprojets miniers font de Moquegua l’une des principales régions de production cuprifère à l’échelle nationale, notamment depuis l’arrivée en 1950 de l’entreprise Southern pour exploiter le gisement de Toquepala. L’ouverture du front minier à cette époque fait ainsi passer la région de son statut de productrice agricole à une nouvelle identité, minière, et transnationale. Elle contribue, au fil des années, des arrivées de projets et des extensions de mines existantes, à en faire une région traumatisée par d’importants passifs environnementaux, notamment une pollution aux métaux lourds de ses cours d’eau. Dans le giron de la « Southern », Moquegua est ainsi marquée tant par la grande activité minière que par ses mauvaises pratiques – corruption, clientélisme, négligence écologique et sociale. Dans ce contexte, le projet Quellaveco soulève des contradictions entre l’usage agricole et l’usage minier du territoire tout autant qu’il fait craindre les impacts cumulatifs avec les mines voisines.

Document 3. Une topographie évidée par les cratères de l'exploitation minière, visibles depuis l'espace

Image sat

Vues satellite des trois mines en amont de Moquegua, situées sur les affluents du cours d’eau principal. Tandis que Quellaveco n’apparaît encore que discrètement, les mines de Toquepala et Cuajone sont parfaitement reconnaissables aux grands cratères formant leurs open-pit. Localisation : 17°06'14.3"S 70°36'42.1"W

Comme souvent dans les conflits miniers (Schoderer & Ott, 2022), l’impact sur la ressource hydrique est donc au cœur des représentations et des enjeux soulevés par les acteurs. Il ne faut toutefois pas naturaliser ces enjeux : c’est avant tout la conception technique du projet, qui empiète sur les ressources hydriques en principe réservées à l’agriculture, qui fonde l’opposition à Quellaveco, plus que son utilisation des ressources en elle-même. L'essentiel des infrastructures de Quellaveco s'échelonne principalement entre 3 000 et 4 500 mètres d'altitude, dans un relief accidenté, aux pentes raides. Pour son fonctionnement quotidien, le projet nécessite 700 litres d’eau par seconde, que l’entreprise prévoit à l’origine de prélever en amont du fleuve Tambo, faisant craindre une diminution du débit du cours d’eau aux agriculteurs installés dans la vallée. L’eau devait être prélevée aux aquifères alors pourtant légalement réservés à un grand projet d’irrigation, le projet Pasto Grande. Celui-ci est destiné, par la déviation de plusieurs cours d'eau et la construction de réservoir à accroître la disponibilité hydrique de la région, en compensant notamment les effets du manque d'eau durant les mois de sécheresse.

Lire aussi : Anne-Lise Boyer, « Image à la une : Green Valley, Arizona : vivre vieux et heureux au pied d’une mine à ciel ouvert », Géoconfluences, décembre 2016.

En outre, l’usage extensif de l’espace pour l’installation des diverses infrastructures requiert l’expropriation ou le rachat de terres d’une centaine de familles des communautés paysannes, sur des territoires ayant officiellement le statut de territoires communautaires. Au début des années 2000, des hostilités latentes se transforment en conflit ouvert : elles opposent, d’un côté, les communautés paysannes résidant dans la zone d’approvisionnement hydrique, appuyées par le gouvernement régional ; et, de l’autre côté, la transnationale Anglo American, indéfectiblement appuyée par le gouvernement central, qui approuve l’étude d’impact environnemental en 2000.

 

2. Des défaillances de l’État à l’émergence d’un pouvoir politique local

Comme dans la plupart des pays touchés dans les années 1990 par des réformes d’ajustement structurel, qui encouragent les investissements transnationaux dans le secteur extractif, la machine institutionnelle d’octroi des concessions minières au Pérou est fondamentalement aveugle aux enjeux territoriaux locaux et à l’occupation des sols. Les concessions sont octroyées sans prise en compte du territoire dans lequel elles se situent. Les enjeux territoriaux ne sont légalement invités que dans un second temps, au moment de la publication, par l’exploitant minier, de son étude d’impact environnemental ; l’évaluateur reste jusqu’en 2008 le ministère des Mines, doté d’une double casquette largement controversée, puisqu’il est à la fois en charge d’encourager les investissements miniers et d’évaluer les études d’impact environnemental. Tout est fait finalement pour que les considérations environnementales et sociales ne viennent pas entraver les activités minières, la chronologie administrative permettant l’approbation des études d’impact avant même l’attribution des permis d’usage de l’eau ou des titres de propriété nécessaires au développement de l’activité minière. Ces trois éléments, attribution aveugle des concessions, double casquette du ministère des Mines et chronologie d’attribution des permis, jouent pour beaucoup dans la multiplication des conflits miniers dans le Pérou des années 2000.

Les communautés vivant dans la zone d'approvisionnement hydrique de la mine, dans les districts de Carumas et de San Cristobal de Calacoa, ont été les premières à se mobiliser, afin de protester contre cette première étude d'impact qui prévoyait une exploitation des nappes souterraines en principe réservées au projet d’irrigation Pasto Grande. Leurs revendications sont appuyées par la publication en 2002 du rapport d’un hydro-géologue états-unien contredisant les expertises de la transnationale minière et imposant un contre-discours scientifique : « l'extraction de l'eau souterraine de Chilota fera baisser considérablement le niveau des nappes phréatiques dans la région, entraînant la diminution ou l'arrêt du débit de la plupart des sources locales […] » (Moran, 2002, p. 10).

La forme du conflit est d’abord légale : une observation effectuée sur l’étude d’impact, dans un premier temps, restée sans réponse ; puis une réclamation officielle déposée à la Direction générale de l'environnement du ministère des Mines, classée irrecevable. C’est à la suite de ce silence institutionnel que s'amorce une mobilisation marquée par l'occupation des espaces publics et certains actes violents. Plusieurs manifestations massives sont organisées par les agriculteurs de la zone en 2001 et 2002 ; en juillet 2002, quatre fonctionnaires de la Direction régionale d'agriculture, en visite dans la communauté de Calacoa (zone d'approvisionnement hydrique), sont pris en otage durant quatre jours par des comuneros ; puis le 26 septembre, ce sont les locaux de la Direction régionale d'agriculture situés à Moquegua qui sont pris d'assaut et occupés durant huit jours.

Le conflit est mis en pause à l'occasion d'un tournant politique : au début des années 2000, les réformes de décentralisation imposent un nouvel échelon politique, le gouvernement régional. Elles donnent lieu à l’élection en 2003 de la première gouverneure régionale, à gauche de l'échiquier politique, ancienne présidente du Frente de defensa [2] de Moquegua et traditionnellement opposée à l'activité minière. C'est par le biais de ce gouvernement régional, qui joue alors le rôle de médiateur entre l’État et l'entreprise d'une part, et les organisations locales d'autre part, que sont réalisées les premières expertises indépendantes concernant les impacts du projet minier sur le bassin-versant, permettant finalement l'abrogation du décret autorisant l’extraction d’eau aux aquifères réservés à Pasto Grande. Privée de ses permis d’utilisation des aquifères, la transnationale minière est contrainte de retirer sa première étude d’impact et de revoir la conception initiale du projet.

Dans cette première phase de conflit, l’État se caractérise par son éloignement vis-à-vis des conflits locaux, au profit d'un soutien indéfectible à l'activité minière, et canalise les actions violentes des opposants à Quellaveco : les réclamations sont tournées contre l'exécutif, et les victimes des prises d'otage sont avant tout les représentants de l’État. Les réformes de décentralisation, permettant l'élection pour la première fois d'un gouvernement régional, représentent alors la possibilité nouvelle d'une écoute à la fois institutionnelle et politique des revendications citoyennes. Le discours des premiers opposants à Quellaveco dénote ainsi une vision des pouvoirs régionaux comme une force politique et démocratique locale, distincte d'un État central émetteur de règlements perçus comme soumis aux intérêts privés.

 

3. Une deuxième phase de conflit marquée par les héritages politiques locaux

Dans un second temps, l'opposition à Quellaveco s'est déplacée pour émaner principalement des districts de Torata et Samegua, situés dans l’aire d’extraction minière proprement dite. Ils sont les principaux territoires impactés par la nouvelle conception du projet, révélé dans une seconde étude d'impact en 2008. Cette dernière n'envisage plus d'exploiter les aquifères dans la zone d'approvisionnement hydrique, mais prévoit cependant toujours la déviation de la rivière Asana pour installer son cratère d’extraction à ciel ouvert et pour rejeter des résidus miniers dans le lit sec de la rivière. En avril 2010, plusieurs milliers d'agriculteurs entament une marche pacifique en exigeant la prise en compte de leurs observations dans l'étude d'impact de Quellaveco.

Cette deuxième partie du conflit est marquée par des structures associatives locales fortes, héritées de la première phase du conflit, et qui permettent de structurer les luttes : parmi elles, l'association Labor, dont le siège est à Arequipa, est la première source d'informations techniques à destination des communautés, et à l'origine des principales observations faites sur la deuxième étude d'impact. Elle agit comme une structure de confiance permettant de rétablir une symétrie dans l'accès à l'information et comme un pont avec les structures internationales et globales : l'ONG Les Amis de la Terre, Oxfam America et Global Greengrants Fund, qui financent le rapport de l'hydro-géologue Robert Moran contre le projet minier en 2002, l'Ombudsman de la Société financière internationale, sollicité en 2011. Elle permet aussi de faire un pont avec d'autres mobilisations présentes au niveau régional.

Cette deuxième phase de conflit est aussi marquée par le contexte politique national dans lequel elle prend place. En 2010, le Pérou sort d'une année de crise politique et sociale majeure : en juin 2009, une révolte éclate dans la commune de Bagua contre le développement de l'industrie pétrolière en Amazonie péruvienne, voulu par le gouvernement d'Alan García. Sévèrement réprimée par le pouvoir militaire, elle cause 23 morts du côté de la police et 10 morts du côté des communautés indigènes et reste comme un symbole sanglant des dérives autoritaires de l’État central extractiviste (Alimonda, 2009). Un an auparavant, en 2008, Moquegua avait connu son propre Moqueguazo, une insurrection locale contre la réforme de l'impôt minier menée par l’État central et dont elle était sortie victorieuse. La décision du gouvernement régional en 2010 de mettre en place un processus de dialogue entre les différentes parties prenantes du projet Quellaveco doit ainsi être lue à la lumière de cette crise multiscalaire de l’État péruvien. Elle vient aussi en réponse à de nouveaux incidents qui opposent directement l’entreprise aux populations locales : la décision d’installer des barrières de contrôle pour les résidents de la zone de Tala, sur laquelle s’implante une partie des infrastructures minières, est vécue comme une provocation et engendre « un petit conflit, mais très violent » [3].

Pour les acteurs impliqués dans le processus de dialogue autour de Quellaveco, il ne fait aucun doute que celui-ci naît avant tout de l'initiative d'un homme politique, alors gouverneur régional (2011-2014), futur président de la République du Pérou (2018-2020), Martín Vizcarra. S’étant illustré comme leader du Moqueguazo en sa fonction de directeur du Collège des ingénieurs, il jouit déjà d’un prestige politique qui – couplé à la réforme des impôts et aux bénéfices certains qu'engrangerait la région avec la mise en route de Quellaveco – lui permet d'amorcer le processus de concertation autour du projet minier en 2011. Moquegua devient alors l'exemple et le « modèle à suivre » d'une gouvernance minière décentralisée (Crabtree & Durand, 2017). L'objectif premier de la table de dialogue est ainsi de trouver une sortie au conflit social engendré par le projet et d'assurer, par une gouvernance territoriale partagée, sa légitimité socio-politique sur le moyen et long terme.

Document 4. Variations de la relation au projet Quellaveco des principaux acteurs mobilisés entre 2000 et 2022

conflit acteurs

Réalisation : Solène Rey-Coquais, 2025.

 

4. De premiers pas pour une « gouvernance minière décentralisée » ?

Si le rôle du gouverneur régional dans la formation de cet espace est indéniable, on doit toutefois mettre en avant un mouvement structurel qui, avec le soutien des bailleurs internationaux (Banque mondiale), des institutions d’aide au développement (PNUD, USAID) et d’ONG et fondations nationales (Prodiálogo) promeut à partir des années 2000 une « culture du dialogue » et l’élaboration consensuelle de projets de territoires pour faire face à la multiplication des conflits miniers au Pérou. La coopération entre acteurs autour d’un projet de territoire théoriquement décidé d’un commun accord viendrait ainsi résoudre les antagonismes de fond et permettrait la transformation « positive » du conflit. Elle se présente ainsi comme une forme de régulation alternative à la régulation classique, essentiellement juridico-institutionnelle. Dans le cas Quellaveco, ce processus a abouti à une forme d’assimilation totale d’une partie de l’opposition au projet extractiviste et a généré l’imaginaire d’un projet localement co-construit.

Le processus de dialogue (mesa de diálogo) de Quellaveco a réuni, à partir de janvier 2011, sur convocation du gouvernement régional, 37 acteurs représentants des organisations locales (usagers de l'eau, agriculteurs, Frente de defensa), des diverses collectivités publiques impliquées, de l'ONG Labor et des ministères de l'Agriculture et de l’Énergie et des mines. La mesa de diálogo est définie dans son règlement comme un espace participatif « pour la génération d'un consensus entre la société civile, l'État et le secteur privé » (PNUD, 2014) et se positionne donc d’emblée comme une « technologie du consensus » entre acteurs et orientée vers la transformation du conflit (Le Gouill, 2017).

Ainsi, cet espace de participation a pour objectif de redéfinir la place de Quellaveco dans le territoire local au travers d’un travail des parties prenantes au sein de trois commissions dédiées aux ressources hydriques, à l’environnement, et aux thématiques de responsabilité sociale, toutes trois composées de représentants des institutions publiques, des organisations locales et de l'entreprise et appuyées par le support d'experts techniques. Les intérêts des acteurs en présence sont divers : pour l’entreprise, il s’agit bien sûr de s’assurer un appui politique et social afin de mettre en route son projet – alors à l’arrêt depuis bientôt deux décennies ; pour le gouvernement régional, il s’agit de maximiser l’apport de l’entreprise au développement du territoire régional ; pour les organisations locales, dont certaines étaient fortement opposées au projet dans la première phase, il s’agit non seulement de s’assurer que le projet ne nuise pas à l’agriculture, mais encore qu’il soit un moyen de la soutenir activement. Pour celles-ci, l’espace de participation représente aussi une manière de se rapprocher des institutions décisionnaires : « La tendance à la multiplication des processus de dialogue est liée à leur capacité à attirer l’État en région : à travers elles, l'État se rapproche des communautés », selon notre interlocuteur du CEMS [4]. Il représente aussi la possibilité d’un contrôle sur la conception du projet et la possibilité d’intervenir dans les prises de décision techniques de l’entreprise.

Certains acteurs sont toutefois écartés, dès la phase de convocation, en raison de leurs positions perçues comme trop radicales. C'est le cas du président de l'organisation agraire de Moquegua et aujourd'hui l'un des principaux opposants à Quellaveco, qui remet en cause l'organisation même du processus de dialogue qu'il considère comme biaisé. D'autres représentants d'organisations locales convoqués par le gouvernement régional acceptent dans un premier temps de participer à la table si celle-ci se destine à traiter de la thématique minière dans sa totalité au sein du département de Moquegua ; puis refusent dans un second temps de continuer à participer à un processus dont ils considèrent que « seule la majorité des voix prime, qui est constituée par les institutions et les acteurs privés » [5] et qu'elle représente ainsi « un préjudice de plus pour l'agriculture régionale » [6].

Au bout de 16 mois, 26 accords sont signés. Les plus importants ont trait à une modification matérielle du projet minier. L’entreprise s’engage non seulement à fermer les puits d'exploration sur les nappes phréatiques et à ne pas exploiter les eaux réservées au projet agricole Pasto Grande, mais aussi à construire un second réservoir d'eau, dont la majorité sera destinée à Pasto Grande et aux populations locales (avec environ 20 % des réserves utilisées par l'entreprise). Un second point consiste dans la modification du plan de fermeture du projet : à la fin des opérations minières, l'entreprise s'engage à mettre en place la méthode dite de « co-disposition » afin de restaurer le lit naturel de la rivière Asana. Cette méthode consiste à stocker conjointement les résidus de l'usine de concentration du minerai et les stériles de la mine afin de remplir l'open pit et de restituer ainsi le cours naturel de la rivière. Au travers de ce processus, ce sont donc aussi les caractéristiques techniques du projet qui se trouvent mises en débat et redéfinies au même titre que son empreinte territoriale et sa participation au développement régional.

Pour les institutions internationales, PNUD et Banque mondiale, le processus de dialogue autour de Quellaveco a été un succès et marque l’émergence d’un modèle de gouvernance minière se voulant plus intégré au territoire local, décentralisé et polycentrique ; il est destiné à être répliqué dans d’autres contextes et conflits à différentes échelles (Rey-Coquais, 2021). Pour le gouverneur régional Vizcarra, devenu président de la République du Pérou en 2018, il est la preuve que l’industrie minière, malgré un ancrage dans une politique nationale qui demeure extractiviste et donc, à ce titre, dépendante des fluctuations des cours du cuivre et de la demande internationale, peut représenter une contribution positive au développement, notamment agricole. Pour l’entreprise minière enfin, ce processus lui aurait permis d’obtenir une « licence sociale », correspondant au fait que le projet compte avec « l'approbation continue de la communauté locale » (Thomson & Boutilier, 2011).

Pourtant, le conflit entre Quellaveco et les populations locales est ravivé à partir de 2018 autour de deux questions : d'une part, la question hydrique, portée par les communautés paysannes de la zone Tumilaca-Samegua. En effet, l’entreprise a débuté les travaux de construction, ce qui engendre des impacts très concrets sur le territoire, notamment une turbidité des cours d’eau et d’importantes émanations de poussières. D'autre part, la question de l'emploi est au cœur des revendications, l'entreprise étant accusée de ne pas avoir respecté ses engagements en termes d'emplois locaux, notamment avec l'embauche d'entreprises du secteur alimentaire externes à la région. Les élections régionales de la même année sont remportées par le candidat Zenon Cuevas, après sa campagne particulièrement axée contre la grande industrie minière. En 2022, après deux ans de pandémie, les manifestations reprennent, reflétant plusieurs positions : celles, idéologiques, qui refusent l'industrie minière ; celles de ceux qui souffrent au quotidien des impacts miniers ; celles, pragmatiques, de ceux qui cherchent un bénéfice plus direct à l'implantation minière ; et celles, enfin, de ceux qui n'attendent que d'en voir les retombées, en termes de développement de leur territoire.

Conclusion

Le cas Quellaveco permet d’interroger l’intégration de l’activité minière au territoire sous plusieurs prismes. Il illustre d’abord, à plus d’un titre, les luttes de définition qui entourent la contribution de l’activité minière transnationale au développement local et les oppositions qui caractérisent, à ce titre, les différents échelons de la puissance publique au Pérou. Il est notamment caractéristique de pratiques néolibérales marquées, d’une part, par l’intervention active de l’État central pour faciliter les investissements transnationaux tournés vers l’exploitation de ressources naturelles et, d’autre part, par un retrait de la puissance publique dans l’aménagement des territoires, au profit d’une gouvernance polycentrique accordant un rôle prépondérant au secteur privé, mais aussi à la société civile. Il illustre, ensuite, l’importance des relations tissées entre acteurs, parfois sur des temporalités longues, dans la définition des trajectoires matérielles des projets miniers. Si la première étude d’impact est rejetée, c’est par une alliance politique entre gouvernement régional, organisations agricoles et organisations communautaires. Si la seconde se voit suspendue à un processus de dialogue entre parties prenantes, c’est principalement en raison de réseaux de solidarités entre acteurs auparavant constitués. L’assimilation d’une majorité des acteurs au projet de territoire « minéro-agricole » ne peut occulter aujourd'hui les questions fondamentales qui entourent la prise de décision publique en matière environnementale, dont les leviers démocratiques, l'accès à l'information et la représentation équitable des populations figurent des piliers encore instables au sein d'un modèle dépendant de l'extractivisme et de ses retombées.


Bibliographie

  • Anglo American, Knight Piésold (2008), Estudio de impacto ambiental del Proyecto Quellaveco.
  • Anglo American, Knight Piésold (2012), Proyecto Quellaveco. Modificación del Estudio de Impacto Ambiental –Optimización del Diseño y Operación de la Presa Vizcachas.
  • Crabtree, J., & Thomas, J. (2000). El Perú de Fujimori: 1990-1998 (1a ed.). Lima: Universidad del Pacífico: Instituto de Estudios Peruanos.
  • Crabtree, J., & Durand, F. (2017). Peru: Elite power and political capture. Bloomsbury Publishing.
  • Cooperaccion (2023), Mapa de concesiones mineras [en ligne].
  • Hache E. (2020), « Le cuivre dans la transition énergétique: un métal essentiel, structurel et géopolitique ! », IFP Énergies nouvelles.
  • Lamarche S. (2013), Résister à l'exploitation : Une histoire de l'opposition péruvienne aux transnationales minières de 1901 à nos jours, Mémoire présenté à la Faculté des Arts et des Sciences en vue de l'obtention du grade de Maître en histoire, Faculté des Arts et Sciences, Université de Montréal.
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[1] La Cerro de Pasco mining corporation, fondée par des investisseurs états-uniens, parmi lesquels J.P. Morgan, H. Clay Frick et D.O. Mills, voit le jour en 1902 : elle exploite le premier site minier industriel du Pérou, La Oroya, à 185 km à l'est de la capitale péruvienne, et devient le symbole d'une première ruée sur le cuivre, qui débute au tournant du XIXe siècle.
[2] Au Pérou, les Frente de defensa ou Fronts de défense des intérêts du peuple (FEDIP) sont des organisations non lucratives vouées à la représentation des populations locales avec un objectif de lutte contre la corruption, contre les mauvaises pratiques institutionnelles ou corporatives. À Moquegua, le FEDIP a pris comme fonction principale celle de lutter contre la grande industrie minière en représentant, en particulier, une partie des agriculteurs.
[3] Entretien avec l’une des représentantes de la communauté Tumilaca-Pocata-Coscore et Tala le 18 mai 2018.
[4] Entretien réalisé au CEMS (Centro de estudio sobre mineria y sostenibilidad) de la Universidad del Pacífico, à Lima le 4 mars 2020.
[5] Entretien réalisé avec le comité du district d'irrigation de Torata le 3 juin 2018 à Moquegua.
[6] Entretien réalisé à Torata le 5 mars 2022.

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : Autochtonie | Bassin versant | Conflictualité | Extractivisme | Hydrosystème fluvial | mégaprojets | ONG | Ressource.

 

Solène REY-COQUAIS

Docteure en géographie, chercheuse postdoctorante, Lab'Urba, université Paris Est Créteil et École normale supérieure de Paris.

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Solène Rey-Coquais, « Soulever des montagnes, détourner des rivières. Conflit d’acteurs autour d’une mine de cuivre dans les Andes péruviennes », Géoconfluences, février 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-critique-des-ressources/articles/conflit-mine-cuivre-perou

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